Pages Menu
Categories Menu

Posted on 28 janvier 2014 in Tendance

Malgré le désamour chinois, le cognac garde sa gnaque

Malgré le désamour chinois,
le cognac garde sa gnaque

Les vents d’Est sont contraires au plus prestigieux des alcools tirés du vin, le cognac. Après avoir contribué à son succès commercial, la Chine a freiné ses importations. Reportage en Charente, au moment précisé où les «bouilleurs de crus» s’activent.

Pierre Thomas, de retour de Cognac

Ils ont jusqu’au 31 mars pour distiller le vin blanc tiré du grand vignoble qui s’étend, entre le centre de la France et l’océan Atlantique, sur près de 70’000 ha — près de cinq fois la Suisse viticole ! Un cépage domine : l’ugni blanc, avec un peu de colombard et de folle blanche, plus répandue dans la région, concurrente, de l’armagnac.

L’ugni ne donne guère des vins riches en alcool et en qualité. Et si la vigne charentaise a été plantée sous l’empereur romain Probus, les Hollandais, au 16ème siècle, s’en rendirent compte les premiers. Avant de l’embarquer en tonneaux sur des navires pour les Pays-Bas, ils «brûlèrent» le vin, acide et sans qualité — d’où le nom de «brandy» que les Anglais lui donnèrent ensuite. Puis les Bataves réalisèrent qu’en laissant les tonneaux respirer sur les quais, ce breuvage fort en alcool gagnait en goût et en finesse.

Bien assemblé et bien élevé

Après la distillation, l’élevage donnait la clé du meilleur cognac… Il n’y manquait plus que le savoir-faire local lié à «l’assemblage». Car si l’armagnac fait florès avec ses flacons millésimés, cadeau d’anniversaire idéal, le cognac doit sa réputation à des cuvées, tirées de plusieurs années. Quatre grandes maisons dominent outrageusement le marché de ce produit de luxe, exporté à plus de 96% — la France ne représente que 3,7% de la consommation annuelle, en baisse…

Mais à côté de ces quatre géants, Hennessy (groupe LVMH), Martell, Rémy Martin (groupe Rémy-Cointreau) et Courvoisier, prospèrent depuis quatre à cinq générations, des maisons plus modestes en taille, qui vont de leur propres vignes (sur une trentaine d’hectares) à la cuvée finale, la plus prestigieuse étant composée d’eaux-de-vie centenaires. Ainsi Ragnaud-Sabourin, géré par une ancienne professeure de droit international, Annie Ragnaud-Sabourin, membre de la toute nouvelle «Confrérie du cognac» (lire ci-dessous). Ses deux magnifiques cuvées, Fonvieille et Florilège, affichent respectivement 35 et 45 ans d’âge. La seconde de ces eaux-de-vie n’a pas été «réduite», c’est-à-dire ramenée au degré d’alcool affiché par addition d’eau, comme il est courant de le faire, la plupart des cognacs se contentant de 40% d’alcool. Ou la maison Jean Fillioux, autre domaine de longue tradition, également au cœur du «premier cru» qu’est la Grande Champagne, où Christophe (à droite sur la photo) s’apprête à succèder à son père Pascal. Le patronyme est fameux dans la région : chez le géant Hennessy, un descendant des Fillioux est maître de chais depuis deux siècles…

lib6_fillioux_perefils_bis

Une double distillation

Sa finesse, le cognac la doit d’abord au procédé de distillation : le vin, peu alcoolisé, jamais soufré (sans quoi l’eau-de-vie en garderait des traces…), passe deux fois dans cet alambic, dit charentais, mais hérité des Irlandais. Ensuite, la magie du bois opère. L’eau-de-vie, blanche, est entonnée dans des fûts poreux de chêne du Limousin. Pour que l’eau-de-vie, sortie à près de 70° d’alcool de l’alambic, baisse en taux d’alcool, il suffit de laisser du temps au temps, confirme Pascal Fillioux. Tout, ensuite, est affaire de doigté et chacun a sa recette propre: «Avec une eau-de-vie réduite à 58%, on atteint le meilleur rapport entre l’alcool et le bois. Ensuite, 15 à 20 ans sont nécessaires pour passer du goût de planche à une patine vanillée. Il faut que l’eau-de-vie soit travaillée pour devenir cognac», confie le producteur. Ces délicates subtilités échappent sans doute à la majorité des consommateurs — notamment aux jeunes Américains adeptes du hip-hop et qui ont relancé le cognac en disco à NY!

Les paisibles Suisses ne sont pas parmi les leaders : avec à peine plus d’un million de bouteilles en 1992 et 100’000 flacons de plus en 2012, la Suisse est passée du 21ème au 20ème marché mondial. Alors que dans ces mêmes 30 ans, l’importation de whiskies progressait d’un peu plus d’un million à 4 millions de litres (soit près de 6 millions de bouteilles de 70 cl). Un chiffre record de 2012, communiqué par l’administration fédérale des douanes, dont 67% du Royaume-Uni et 15% de «bourbon» des Etats-Unis. Le whisky, à l’exception du «Scotch Whysky», qui affiche son origine, n’est pas protégé, tandis que le cognac l’est — comme le champagne.

L’écrasante majorité des cognacs se répartit entre l’entrée de gamme VS (2 ans d’âge au moins), le VSOP (4 ans d’âge au moins), le Napoléon (6 ans) et les «vieux», XO, Extra, Hors-d’âge, assemblage d’eaux-de-vie de 6 ans pour la plus jeune, mais de 10 ans au moins dès 2018. Les meilleures maisons prennent de la marge sur ce vieillissement, allant par exemple, chez Ragnaud-Sabourin, à 10 ans de moyenne pour le VSOP, 20 ans pour la Réserve spéciale et 25 ans pour le XO. Les autres cuvées puisent dans un trésor patiemment accumulé, jusqu’aux «Héritages» de 1900…

L’inconnue chinoise

Les Chinois vont-ils acheter à nouveau massivement du cognac, comme ils l’ont fait, permettant à la région de doubler son exportation en cinq ans, de 11 à 22 millions de bouteilles? Rien n’est moins sûr ! Face à l’effondrement de 15 à 20% des achats chinois, le directeur général de Rémy-Cointreau vient de rendre son tablier. Et la campagne de moralisation de la société chinoise met à mal les cadeaux et autres dépenses somptuaires… Pourtant, en octobre dernier, le grand producteur de vin Changyu s’est offert la maison Roullet-Fransac, dont les bâtiments historiques donnent sur les quais de la Charente, juste à côté d’Hennessy.

*En Suisse romande, les cognacs Ragnaud-Sabourin sont importés par Jean Solis, à Pully (VD), et Jean Fillioux, par Thierry Cloux, à Crissier (VD), www.tresorsduchai.ch

Une confrérie à l’accent suisse

lib8_dedardel_montassier

Fin novembre 2013, Gérard Montassier (à droite sur la photo, en conversation avec l’ambassadeur de Suisse en France, à g.) a donné le coup d’envoi d’une «Confrérie du Cognac». Cet ancien diplomate, longtemps en poste en Suisse, où il a gardé un pied à terre dans les Alpes vaudoises, entend mobiliser les bonnes volontés autour de l’eau-de-vie, mais aussi le tourisme, dans une région à la fois agreste et maritime, au patrimoine riche en monuments comme l’est la France profonde, et les festivals de musique, classique, à Saintes, ou de jazz. L’ancien diplomate, qui fut brièvement marié à la fille de Valéry Giscard-d’Estaing, Valérie Anne, comme le montre sur Internet (www.ina.fr) un document hilarant sur Othon, un labrador «petit-fils du chien de la reine d’Angleterre», est aussi un Européen convaincu. Et il entend lier les causeries de la Confrérie du Cognac, aux Rencontres Jean Monnet, père spirituel de l’Union Européenne, né à Cognac, et dont une Fondation porte le nom à Lausanne-Dorigny. En Charente, cet hiver, cette première réunion polythèmatique avait pour invités l’ambassadeur de Suisse à Paris, Jean-Jacques de Dardel, à la veille de son départ pour Pékin, accompagné de son épouse, fribourgeoise, et les vins suisses, représentés par Raymond Paccot, de Féchy (VD), secrétaire général de l’Académie internationale du vin, dont le siège est à Genève. (Pts)

Paru dans La Liberté, le 22 janvier 2014.