Pages Menu
Categories Menu

Posted on 6 mars 2014 in Tendance

MDVS  Le diamant et l’oignon vaudois

MDVS
Le diamant et l’oignon vaudois

Ils sont neuf, les Vaudois présents à la Mémoire des vins suisses (MDVS), dont le président, Charles Rolaz (lire son interview). Portraits croisés de cette forte délégation.

Par Pierre Thomas, journaliste, membre de la MDVS

Le microcosme vitivinicole du deuxième plus vaste canton viticole de Suisse (derrière le Valais et devant Genève) est plus complexe que ne le laissent supposer les chiffres. En dix ans, la MDVS a réussi à cerner ses contours, de la vallée du Rhône aux bords du lac Léman.

Le vignoble vaudois est taillé comme un diamant. Ah ! Déjà une marque de déférence à ces Vaudois qui ont pour devise «y’en a point comme nous» ? Et dont on sait qu’il s’agit, selon l’historien et journaliste Justin Favrod, d’un usage, dès le 19ème siècle, «d’autodérision, d’une ironie envers soi-même». Non ! Diamant, pour évoquer ses mille facettes, polissées longuement. Et parce que «les diamants sont éternels», comme le proclame James Bond 007 (qui boit du champagne Bollinger, «nobody is perfect !»). Ou, alors, un microcosme à strates, aussi composite que le terroir de moraine à couches successives et composites, de l’ancien glacier du Rhône, qui recouvrait ces coteaux jusqu’à Lyon. Et qui s’épluche comme un oignon… ou comme un poireau, de la même couleur que le drapeau vaudois, vert et blanc, légume d’hiver cher à la cuisine du terroir, qui le mélange à la pomme de terre, pour en faire le «papet», plat cantonal à servir avec la saucisse aux choux.

Chasselas, victorieux en trois sets

La MDVS, c’est d’abord des vins. Sur neuf vaudois, 6 sont blancs contre 3 rouges. 6 sont du chasselas contre 3 «autres cépages» et 6 sont du chasselas contre 0 «autres blancs». En surface, derrière le chasselas (60,7%), figurent le pinot noir (13%), le gamay (10,4%), le gamaret (3,7%), le garanoir (3%), le merlot (1,1%) et, au 7ème rang, le deuxième cépage blanc, le chardonnay (1%), devant le pinot gris (0,86%) et le doral (0,70%). 6-3, 6-3, 6-0. On croirait le résultat du plus valeureux des Vaudois en ce début 2014, Stanislas Wawrinka, vainqueur de l’Open d’Australie.

Chasselas donc. La sélection est imparable, avec un aigle, un yvorne, un dézaley, un calamin, un saint-saphorin et un féchy. Six villages réputés du vignoble vaudois. Six climats, dirait-on en Bourgogne. Le chasselas est né là, dans la périphérie de Lausanne : le généticien José Vouillamoz (lui aussi membre de la MDVS) l’a démontré dans la mesure du possible, sans preuve ADN, puisque le cépage lémanique est né de père et de mère inconnus.

Riche Chablais

Derrière ces six chasselas, il y a un géniteur. Car, la notion de terroir, en dépit du sous-sol et du micro-climat, c’est aussi — et d’abord ! — l’Homme. A Aigle, ils sont deux, complices de vingt ans, Philippe Gex, le syndic d’Yvorne, et Bernard Cavé, œnologue curieux de tout. Ils ont réussi, il y a peu, à acquérir ensemble un clos de 2,5 hectares, le Crosex Grillé, à mi-chemin du domaine du premier et de la cave du second proche du Château d’Aigle, citadelle du chasselas et de l’étiquette. Cette Cuvée des Immortels est levurée spontanément, fait sa deuxième fermentation — vaste débat que cette «malo», comme on dit ! — et séjourne dans des œufs en béton d’argile. Leur porosité permet en quelques mois à la minéralité de s’exprimer — aïe, autre grave question : comment la définir précisément, cette minéralité, fille du sol ou de la vinification?

Non loin de là, à Yvorne, se dresse le Château Maison-Blanche, héritage d’un Bernois, reconstruit après l’éboulement de 1584, et propriété de familles de La Côte vaudoise. Chasselas traditionnel, élevé au domaine en vases de bois, où tout une équipe y met du sien : le vigneron expérimenté Jean-Daniel Suardet, qui bichonne ici près de 8 hectares dont plus de 6 ha dédiés au chasselas, le jeune œnologue Thierry Ciampi et le responsable des domaines du groupe Schenk, Philippe Schenk, descendant de la famille de négociants en vins de Rolle.

La sélection vaudoise de la MDVS colle au mouvement d’Arte Vitis, aréopage des treize meilleurs Vaudois cooptés, à une exception près, celle de ce Château Maison-Blanche. Pourtant, un grand classique du vignoble chablaisien et vaudois, pas classé non plus en 1er Grand Cru. Il y en a trois à Yvorne, deux Ovaille, l’un du domaine éponyme, l’autre de Hammel, dont dépend aussi le Clos de la George. On le verra plus loin, à la MDVS, Hammel n’est pas présent avec un chasselas… Et Schenk aurait pu proposer le Château de Châtagnéréaz, à Mont-sur-Rolle, dont tout le chasselas est embouteillé en 1er Grand Cru. Rayon chasselas, qui occupe 2’313 hectares, soit près de 61%, du vignoble vaudois (et a fourni 68,4% de la vendange 2013, historiquement la plus chiche de ce dernier quart de siècle), la MDVS avait l’embarras du choix.

Les poids lourds de Lavaux

Sur les coteaux pentus de Lavaux aussi ! Elle a jeté son dévolu sur trois poids lourds. Voici donc, d’est en ouest, en suivant le fil du Rhône qui s’en va «goger» dans la «gouille» du Léman, «notre Méditerranée à nous, petite mer intérieure avant la grande», comme l’écrivait C.-F. Ramuz, un Saint-Saphorin, d’abord. Il est cultivé par Pierre Monachon, non seulement syndic de sa commune, Rivaz, mais encore président de Terravin, la «marque de qualité», le label, voulu il y a cinquante ans par les vignerons vaudois pour distinguer, par une dégustation technique sévère, les meilleures cuves. Les Monachon, père et fils (Basile arrive sur le domaine) extraient, selon le millésime, tout le suc du calcaire de leur parcelle, à peine plus de la moitié d’un hectare. Propriétaire en Dézaley, le vigneron connaît la musique pour ciseler des vins propres à chaque exposition.

Même implication pour Blaise Duboux, à Epesses. Le président d’Arte Vitis est un champion de dézaleys parcellaires, lui aussi, mais défend, ici, la carte du calamin. Devenu président de la Communauté des vins de Lavaux, il s’est battu pour que Dézaley et Calamin redeviennent des appellations d’origine contrôlée à part entière, et sous la forme impérative de Grands Crus, ni ouillés, ni coupés, dès le millésime 2013. Le calamin, né dans un terrain plus lourd, argilo-calcaire, jeune, est toujours plus timide dans l’expression que son voisin. Mais il a de l’allonge et se révèle sur la longueur du temps.

Et s’il y a une maxime qui s’applique à la MDVS, c’est celle-là : «laisser du temps au temps», à tous les vins suisses, chasselas compris ! Voilà un credo que défend avec force le doyen des vignerons vaudois, Louis-Philippe Bovard, établi dans sa «maison rose» de Cully. On ne peut énumérer, au risque d’en oublier, toutes les initiatives que ce septuagénaire a lancées. De l’étude des terroirs, jusqu’au Conservatoire mondial du chasselas, en passant par la Baronnie du Dézaley, il a été de toutes les «combines», pour utiliser un terme bien vaudois. Son dézaley La Médinette — non pas un cru, mais une marque, du nom du Bacchus androgyne qui orne ses étiquettes, souvenir de la Fête des vignerons de Vevey, en 1905 — est un vin important, en terme de quantité, tiré de 4 hectares, comme de qualité. Et le «baron» tient scrupuleusement un carnet de notes de tous les millésimes qu’il a suivis, remontant aux années 1960.

A l’Ouest, trois rouges et… un blanc de Féchy

Esprit original, venu d’un autre métier (dessinateur… de ses propres étiquettes aussi !) avant de retrouver la terre de Lavaux, Henri Chollet vient de passer la main à son fils Vincent, œnologue diplômé de Changins. Sur le Domaine Mermetus, de 7 ha, doté désormais d’une nouvelle cave sur les hauts de Villette, il a travaillé «à la valaisanne», multipliant les cépages. Il aurait pu proposer ce «super gamay» de Lavaux qu’est le plant-robert, défendu par une charte. Son vin inscrit à la MDVS est une mondeuse noire qui porte le nom de Réserve des Bacounis, les «marins» du Léman. Trop productif et mûrissant tard, ce vieux cépage planté jadis au pourtour du lac est resté vivace en Savoie, mais avait disparu du catalogue des cépages autorisés dans le canton de Vaud. Il y figure à nouveau, grâce à quelques producteurs rigoureux et persévérants, pour un vin qui est ici ce que la bondola est au Tessin et le cornalin (ou l’humagne) au Valais, un rouge historique.

Tournons le dos à Lausanne et ses armoiries «de gueule au chef d’argent», soit rouge et blanc. Et retrouvons le rouge sur les hauts de Morges. La famille Cruchon — le père, les deux fils et, aujourd’hui, une fille œnologue — y cultive du pinot noir sur une parcelle d’un seul tenant, d’un peu plus d’un demi-hectare, à Monnaz. Pionniers de nombreux cépages blancs, comme le chardonnay, le pinot blanc, le viognier et l’altesse, sans oublier leurs chasselas, souvent originaux, ils mettent en valeur la matière première d’une vaste exploitation vitivinicole (une quarantaine d’hectares), en grande partie en biodynamie. Leur pinot noir a droit à l’appellation Raissennaz Grand Cru, mais a échoué, jusqu’ici, à accèder au club des 1ers Grands Crus, où ne figure aucun représentant du cépage rouge le plus planté du canton.

L’œnologue, Raoul Cruchon, partage ses expériences avec son presque voisin Raymond Paccot, lui aussi subtil vinificateur de pinot noir. Il figure à la MDVS avec le seul chasselas de La Côte, une sélection parcellaire, Le Brez, à Féchy. Le vigneron y fit, sur un plus d’un hectare, ses premières armes en biodynamie, généralisée désormais à tout le domaine. Malo partiellement faite, ce chasselas exprime des arômes vifs et puissants, hérités d’un long passage sur lies fines, signature de ce vigneron pointilleux, un inquiet qui progresse pas à pas…

Un assemblage rouge en guise de synthèse

Arrivé ce stade, il n’en manque qu’un seul. En pelant l’oignon, couche par couche, on a vu que la MDVS a sélectionné des «grands crus» mais pas de 1ers Grands Crus ; des vins signés par des œnologues, d’autres par des vignerons-encaveurs, où se pointe la nouvelle génération, formée à Changins ; des monocépages, exclusivement, venant de tout le vignoble — du moins dans sa partie rhodano-lémanique.

Le dernier représentant est un assemblage rouge en forme de synthèse. Avocat, au charme distant un rien britannique, Charles Rolaz a réussi, en une vingtaine d’années, à prendre la haute main sur les domaines familiaux de Hammel à Rolle, vinifiés à part, et l’ascendant sur les vins vaudois. Ainsi, outre la MDVS, il préside la commission cantonale des 1ers Grands Crus, où il est parvenu à hisser, sur dossier et sur dégustation à l’aveugle, des chasselas signés Hammel, de plusieurs domaines du Chablais (Clos du Châtelard, à Villeneuve, Clos de la George et L’Ovaille, à Yvorne). Au Domaine de Crochet, à Mont-sur-Rolle, sur La Côte, au niveau du Léman, il propose, depuis plus de 10 ans (2001), un assemblage rouge vaudois de cépages internationaux, syrah, cabernet franc, merlot, cabernet sauvignon, élevé 18 mois en barriques, selon les canons de l’œnologie moderne. Un bon en avant pour qui se souvient des seuls pinots-gamays et autres salvagnins vaudois d’il y a vingt ou trente ans.

Des perspectives plus larges

Ce large tour d’horizon achevé, que manque-t-il à la sélection vaudoise de la MDVS ? Un doral, peut-être, et quelques rouges. Deuxième cépage rouge vaudois, le gamay, traditionnel, gourmand et sans prétention, est aujourd’hui vinifié et élevé comme un grand rouge, par exemple par les frères Christian et Julien Dutruy, à Founex. Et puis, le réchauffement climatique, favorise le gamaret et, depuis quinze ans, le merlot. Ce dernier s’apprête à faire son entrée, comme seul rouge, parmi les 1ers Grands Crus vaudois du millésime 2013. Au niveau des structures économique, une coopérative — Uvavins et son œnologue Rodrigo Banto paraissent tout indiqués. Et une région du pied du Jura, comme les Côtes-de-l’Orbe, où Christian Dugon signe des vins très personnels, en cépages purs (gamaret, garanoir) et en assemblages rouges. L’un et l’autre, Banto et Dugon, sont déjà des piliers d’Arte Vitis.

Et peut-être ces nouveaux cépages, le galotta, qui donne de bons résultats les années pluvieuses, et surtout, le «petit dernier» croisement de Changins. Baptisé Divico, du nom de ce général helvète, sans doute né à Avenches, qui fit passer les Romains sous le joug en 107 avant J.-C., ce cépage rouge paraît résistant aux maladies de la vigne et riche en resvératrol et autres éléments bénéfiques pour la santé. Plusieurs Vaudois l’ont déjà planté. Se montrera-t-il digne d’être bu ? Incarnera-t-il le «terroir» plutôt que le cépage ? S’améliorera-t-il au vieillissement ? La MDVS peut et doit servir de laboratoire «in vivo» à ces nouveautés et ne pas rester un «conservatoire» d’anciens cépages heureusement sauvés. C’est aussi la leçon que donnent les meilleurs vignerons vaudois : ils ont fait évoluer leur vignoble sans renier leurs traditions et leur cépage fétiche, le chasselas.

Paru dans le magazine de Mémoire & Friends en mars 2014 (assemblée de la MDVS dans le canton de Vaud).