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Posted on 1 mai 2014 in Tendance

Chianti : (grande) sélection par le haut

Chianti : (grande) sélection par le haut

Les producteurs du Chianti Classico ajoutent un étage à leur pyramide: au-dessus des Chiantis Classicos millésimés et des Riservas, prennent place désormais des Gran Selezione. Avec pour but avoué de faire revenir dans le giron de la marque au coq noir («gallo nero», en italien) des supertoscans à base de sangiovese de grandes maisons.

De retour de la Toscane, Pierre Thomas

C’était à Florence, en février, au même endroit où Matteo Renzi, le nouveau président du Conseil italien, avait remis les clefs de son palais communal à son adjoint. Avant d’être désigné premier ministre, sans jamais avoir été parlementaire, le jeune politicien était syndic de Florence.

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Quelques heures plus tard, sous le même haut plafond peint du Palais dei Signori, tout le gratin du milieu vitivinicole toscan célébrait la sortie officielle d’une trentaine de Gran Selezione.

Un enjeu illustré par les chiffres

Sur les 34 Gran Selezione présentées, près de la moitié affichent du sangiovese pur (16), 7 du cabernet en appoint et autant du merlot, quelques unes le colorino traditionnel, et d’autres un assemblage plus varié, comme celle de San Felice : outre les 80% de sangiovese obligatoire, les 20% restants sont répartis entre plusieurs cépages locaux, abrusco, pugnitello, malvasia nera, ciliegiolo et mazzese.

Treize de ces vins sont produits à moins de 5’000 bouteilles, 10 jusqu’à 10’000 bouteilles, 5 entre 10’000 et 20’000 bouteilles. Puis, dans l’ordre croissant, la Gran Selezione de San Felice avoue 40’000 bouteilles, Castello di Fonterutoli 60’000, Castello di Brolio (Barone Ricasoli), 88’000, Badia a Passignano (Antinori), 92’000, Castello di Ama, 100’000, un club des cinq pesant 380’000 flacons, soit le double des plus petits en-dessous de 20’000 bouteilles et, enfin, le recordman, Ruffino, avec sa Riserva Ducale Oro 2010, tirée à elle seule à 500’000 bouteilles ! Au total, les Gran Selezione, dont le premier «tirage» est réparti entre des 2007, 09, 10 et 11, pèsent un peu plus de 1,2 millions de flacons. C’est la pointe de la pyramide du Chianti Classico…

Pour comprendre le système, il faut citer encore d’autres chiffres. On parle de Chianti depuis 1716 — on s’approche à grands pas du 300ème anniversaire ! Le Chianti Classico, dénomination d’origine contrôlée et garantie (DOCG) depuis 1984, est devenu une marque indépendante en 1996, et couvre 10’000 des 70’000 ha du cœur de la Toscane. 365 embouteilleurs mettent sur le marché chaque année 35 millions de bouteilles. 80% du Chianti Classico sont exportés, dans plus de 50 pays. Les Etats-Unis (31%) en consomment davantage que l’Italie (20%), viennent ensuite l’Allemagne et le Canada (10%), le Royaume-Uni (6%) et la Suisse (5%), devant le Japon et les pays scandinaves (4%), puis le Benelux et la Chine (3%).

Trois étages dans le même décret

Sur le bureau du Consorzio (516 membres), le nouveau «disciplinaire» est arrivé en janvier 2014. Un seul texte légal dessine les plans de l’entier de la pyramide. La différence entre les trois catégories joue sur la durée d’élevage des vins. Le socle le plus large est constitué par le chianti tout court, aussi classé DOCG, élaboré dans la grande Toscane, qui tolère jusqu’à 30% de cépages autres que le sangiovese, dont 10% de blanc. Le Chianti Classico de l’année n’a droit qu’à 20% de cépages internationaux (et plus du tout de blanc), cultivés dans les neuf communes du cœur de la région, dans les provinces de Florence et de Sienne. Les premiers peuvent être mis sur le marché déjà en mars suivant la vendange, les seconds, en octobre. Le Chianti, comme le Chianti Classico, connaît une Riserva, élevée durant 24 mois (26 en réalité depuis la vendange), dont 3 mois d’affinage en bouteilles (pour le Classico), une disposition reprise par la Gran Selezione, élevée, elle, 30 mois. A noter que le décret ne spécifie pas dans quel contenant ces vins doivent être stockés : cuves en ciment, en inox, grands fûts en bois ou barriques…

Divers critères culturaux sont énoncés, comme l’exposition et l’altitude des vignes, et, pour la Gran Selezione, l’obligation d’un vignoble délimité. Pour la première fois, les vins sont présentés par communes (neuf, dont Greve, Radda, Castellina, etc.).

Un profil organoleptique à chaque étage

Manifestement, il y a volonté de pousser la Toscane vers une délimitation, inexistante pour l’instant, de «crus», même si ce nom n’a pas d’équivalent dans une autre langue que le français, d’où le choix de la locution Gran Selezione. Et pourquoi pas Gran Riserva ? Sans doute pour ne pas attirer les foudres des Espagnols, qui l’utilisent déjà. Et, aussi, parce que le Chianti Riserva a mauvaise presse : il est souvent séché par le bois, les 24 mois d’élevage étant compris dans des fûts, plus ou moins grands et, surtout, plus ou moins neufs. Les œnologues semblent, avec les Gran Selezione dégustées sur place, avoir pris une certaine distance avec l’élevage sous bois.

Les vins des trois étages du Chianti Classico passent le double contrôle d’une analyse chimique — plus on grimpe dans la hiérarchie, plus le seuil d’alcool s’élève, de 12% à 13%, comme l’extrait sec, de 24 à 26 grammes par litre, alors que l’acidité mininale est fixée à 4,5 g/l. Et puis, une commission de dégustation a le dernier mot, sous réserve des voies de recours.

Le «disciplinaire» décrit le profil aromatique des trois étages de la pyramide de ce vin rouge sec. Ainsi l’Annata doit être «frais, sapide, légérement tannique, qui s’affine avec le temps» ; le Riserva, « équilibré, de bonne tannicité», tandis que le Gran Selezione est «persistant, équilibré». Il est toujours possible de déclasser le vin, de haut en bas, et la commission d’agrément peut émettre une recommandation dans ce sens.

20% de liberté garantie…

Pour la Gran Selezione, les artisans du système mis sous toit (pointu) n’ont pas défini l’assemblage. Comme pour les deux autres catégories, il s’agit de 20% de cépages soit traditionnels, soit internationaux, en appoint de 80% de sangiovese. Dans la liste des variétés tolérées, on repère le gamay, le pinot noir, le petit verdot, le malbec, le tempranillo et même la mondeuse, en plus des classiques cabernets, merlot et syrah.

Comme il s’agissait d’attirer à nouveau dans la basse-cour du coq noir certains dissidents «supertoscans», comme le Tignanello d’Antinori, les limites restent volontairement larges. Pour son Castello di Brolio GS, Barone Ricasoli a choisi 15% de merlot et 5% de cabernet sauvignon, comme le Castello di Ama, alors que pour sa Riserva Ducale Oro, le géant Ruffino a fait moitié-moitié, merlot et cabernet, toujours dans la limite des 20%.

Philosophe, une productrice d’un domaine réputé résume l’opération : «Tout le monde affichait un grand enthousiasme au lancement, il y a trois ans, puis il a fallu faire des compromis, et tout le monde est déçu aujourd’hui…» Réplique officielle du président Sergio Zingarelli, le lendemain, en conférence de presse : «La décision ne peut pas contenter tout le monde. Mais chacun, au moins, peut l’interpréter à sa guise.»

Reste à mesurer l’impact de ces «nouveaux» Chiantis Classicos. Cela dépendra du prix. Là aussi, l’éventail est large, de moins de 20 euros (24 fr.) à 50 à 60 euros (72 fr.), voire à 70 euros (85 fr.) pour le vin signé du président Sergio Zingarelli (Rocca delle Macie), avec un noyau dur autour de 35 à 40 euros (40 – 48 fr.). Les Suisses en importeront-ils 5%, soit plus de 50’000 bouteilles par an?

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Eclairage

Une impossible unité de vue

Les conditions de production de cette nouvelle catégorie du Chianti Classico paraissent très complexes et aussi larges que celles des… 1ers Grands Crus vaudois. Mais, à Florence, on a trouvé encore plus étonnant. La dernière née des DOC, Valdarno di Sopra, pépinière de supertoscans (Sette Ponti, Petrolo, Il Borro du couturier Ferragamo), a réparti les cépages selon deux sous-zones. Dans cette nouvelle appellation (premier millésime, 2011), une des quatre à l’origine du Chianti historique, tout est ouvert, du vin de domaine sans indication de cépage à un vin de cépage mentionné, s’il est largement majoritaire (85%). Et, en premier lieu, le merlot !

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Dans les marges de Montalcino, l’entrepreneur milanais Marco Keller, qui a étudié en Suisse, a fait déguster dans son domaine de Logo Novo, une sélection de purs sangiovese d’un seul millésime, 2010. Son Centopercento, vinifié par l’œnologue Roberto Cipresso, s’est bien comporté, dans le peloton de tête, emmené par le Fontalloro de Felsina, le Percario de San Giusto à Rentennano, de l’œnologue Vittorio Fiore, La Fiorita, de Roberto Cipresso, un Brunello di Montalcino — par définition 100% sangiovese depuis le «brunellogate» du début de ce millénaire — , le Podere Forte, en DOC Orcia, conseillé par Stéphane Derenoncourt, et le dissident historique «pur et dur» du Chianti Classico, le Pergole Torte, de Monte Vertine.

Dans leurs personnalités diverses, ces grands rouges sont tous des «supertoscans» de sangiovese en «purezza». Pour Marco Keller, la reconquête de la Toscane par le cépage local est une hérésie : «C’est la faute à la presse ! Chaque mois, il faut quelque chose de nouveau aux magazines, chaque année aux guides, qui font et défont les modes. Les bons vins, eux, ne changent pas, année après année.»

Il suffit de citer le plus fameux des «supertoscans», Sassicaia, de la région maritime de Bolgheri, qui dispose désormais, pour ses 75 hectares, de sa propre DOC Bolgheri Sassicaia. Une vedette, commercialisée dès 1968, à base de 85% de cabernet sauvignon et de 15% de cabernet franc, sans la moindre goutte de sangiovese… Et par conséquent doublement hors-jeu de la Gran Selezione, puisque ni dans la zone du Chianti Classico, ni composé à 80% de sangiovese. La Toscane, partagée entre Florence et Sienne, n’a jamais été sous une bannière unique !

Dossier paru le 1er mai 2014 dans Hôtellerie & Gastronomie Hebdo.