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Posted on 26 août 2015 in Tendance

Pros français dans le vignoble vaudois  Des vins rouge, blanc… bleu

Pros français dans le vignoble vaudois
Des vins rouge, blanc… bleu

Des professionnels français sont de plus en plus engagés dans le vignoble et les caves vaudois. Il n’y ni chiffre, ni étude. Encore moins d’«amicale», mais une tendance, sans doute due à la proximité et à la langue. Cinq rencontres entre quatre z’yeux.

Pierre Thomas

Un dossier paru dans le magazine Le Guillon, automne-hiver 2014

Le cas n’est pas unique en Suisse : Neuchâtel a déjà, depuis plusieurs années, un responsable cantonal vitivinicole d’origine française. Mais la désignation par le Conseil d’Etat, il y a deux ans, du jeune Alsacien Philippe Meyer, au poste d’œnologue cantonal, successeur de Denis Jotterand, qui officiait depuis douze ans, a braqué le projecteur sur une réalité nouvelle. De son côté, Changins aspire à un rayonnement francophone, en confiant son enseignement et des secteurs de recherche à des Français, voire, comme un exemple ci-après le montre, en attirant des élèves de l’Hexagone sur ses bancs d’école.

Dans les vignes et les caves, la présence des voisins paraît moins évidente. Ca change ! Notamment avec la nouvelle génération. Dans les pages qui suivent, les cinq portraits sont contrastés. Une double «bonne surprise» les lie : d’abord, les témoins choisis disent leur passion pour le chasselas (qu’ils ont tous choisi comme leur vin favori!), ensuite, le petit monde helvétique est vu davantage comme une terre riche et diverse qu’exigüe et repliée, malgré l’exportation faible (1%). En route pour se familiariser avec les titulaires de BTS (brevet de technicien supérieur) et de DNO (diplôme national d’œnologue).

Philippe Meyer, œnologue cantonal vaudois, Cully

«Un potentiel énorme à valoriser»

«La Suisse m’apporte beaucoup. Par exemple au travers de Changins, proche de la profession. Ici, le vigneron qui veut apprendre et se former, peut le faire». Œnologue cantonal vaudois depuis le printemps 2012, l’Alsacien Philippe Meyer, 37 ans, demeure à Cully, là où, de 2008 à 2012, il a effectué quatre vinifications au domaine Louis-Philippe Bovard : «Je m’y sens bien, avec ma famille, mes amis, et j’apprécie ce cadre de vie.» (Réd: en 2015, le Domaine Bovard a engagé André Bélard, un jeune oenologue franco-allemand, formé à Bordeaux et à Changins, qui a travaillé au domaine la Régence Balavaud, à Vétroz.)

D’une famille de vignerons (ses cousines ont repris le domaine Josmeyer, un des plus cotés d’Alsace), Philippe Meyer a accompli un BTS viti-œno à Rouffach, puis un DNO à Reims. «Quand on allait skier à Verbier, je me rappelle que vers 17-18 ans, je m’étais exclamé en longeant le Léman : là, je reviendrai! Plus tard, je me suis dit que de Lavaux, vignoble hors norme, on peut faire quelque chose d’exceptionnel. Et dès que j’y ai pris pied, ma motivation a décuplé ! Je compare Lavaux à la Côte Rôtie. Il y a le même potentiel terroir. Il faut encore prendre conscience du potentiel marketing pour hisser les vins à 30 euros la bouteille, comme en Côte Rôtie.»

«J’avais vinifié du chasselas en Alsace, qu’on assemblait dans une cuvée blanche. Ici, je me suis rendu compte que le chasselas pur exige une remise en question et une réflexion permanentes», constate celui qui fait des analyses pour une centaine de domaines vaudois, et prodigue ses conseils suivis à une quarantaine, et enseigne à l’Ecole de Marcelin. «Je déguste des vins de tout le canton. Avec 66 cépages autorisés, c’est passionnant. Les terroirs sont très différenciés. A chaque fois, c’est une découverte.»

Quelle image avait-il des vins vaudois avant de s’établir ici ? «Quand on venait vendre le vin d’Alsace en Suisse, chez Globus à Bâle ou Zurich, on ramenait des flacons. Je savais donc que le chasselas est un vin gras et ample en bouche. Les vignerons tiennent eux-mêmes à ce côté tendre, presque trop… Ce caractère, c’est un peu comme la question du sucre dans les vins alsaciens. On m’a aussi averti : le vigneron vaudois n’aime pas le changement. Le vigneron est un terrien, le milieu est petit, mais il est obligé d’être ouvert : la main-d’œuvre dans les vignes est souvent étrangère et la clientèle aussi, sur l’arc lémanique.»

Et l’avenir du vin vaudois, comment le voit-il ? «La marge de progression technique est restreinte, tant le niveau est élevé, mais énorme au niveau de la commercialisation. Les caves sont bien équipées et les vignes bien tenues. Trois millésimes climatiquement difficiles viennent de montrer que les vignerons sont durs à la tâche et persévèrent. Et pour être vigneron, il faut être convaincu de ce qu’on fait.» Philippe Meyer sait de quoi il parle ; un Vaudois dirait de lui sans rougir : «Il est des nôtres.»

Le vin qu’il a choisi :

Aigle 2013, Hospices cantonaux

Un chasselas tout en élégance et en finesse, élevé par la «maître caviste» Marjorie Bonvin.

Dorian Amar, œnologue et chef de culture, Etoy

ex-Raymond Paccot, chef de culture du Château de La Bâtie dès fin 2015, le 15ème Premier Grand Cru vaudois, qui n’a pas pu mettre sur le marché son 2013, en raison de la grêle.

«La biodynamie par respect de la tradition évolutive»

«Dire que je ne connaissais pas la Suisse avant d’y venir fait cliché français», s’excuse Dorian Amar, 33 ans. Après un riche parcours de formation dans le Sud de la France, il s’est installé sur l’arc lémanique : «Tout mon réseau professionnel est construit ici. C’est aussi le premier endroit où je me suis dit : ici, je pourrais vivre. Le climat me convient. J’aime la ville et la campagne: on passe vite des feux rouges aux vaches.» Et cet ingénieur œnologue diplômé, volée 2009, de Changins, où il a achevé ses études à la faveur d’une offre faite aux Français titulaires d’un BTS, affirme n’avoir connu aucun problème d’intégration : «La culture est la même et il y a autant de différences entre un Suisse et un Français qu’entre quelqu’un de Cannes ou de Montpellier» (où il est né, puis a étudié).

Le jeune œnologue a déjà bien bourlingué en Suisse, en stage au domaine Les Hutins, à Genève, puis sur La Côte vaudoise (Cruchon et Paccot), avant de s’engager quatre ans à Lavaux, chez Gilles Wannaz puis, après un bref passage chez les Frères Dutruy, comme chef de culture chez Raymond Paccot, à Féchy (qu’il quittera après les vendanges 2015, pour le Château La Bâtie, à Vinzel). Il passe pour un spécialiste de la biodynamie, sujet sur lequel il a écrit plusieurs articles dans les publications spécialisées, la «Revue des œnologues» (français), et «Objectif» (des anciens de Changins). «J’ai voulu me rendre compte s’il était possible d’obtenir du raisin de qualité sans avoir recours à la viticulture traditionnelle. La réponse est oui !» Est-ce dire que la biodynamie est une méthode d’avenir ? Dorian Amar, qui vient de mettre la dernière main à un livre technique sur le vin, de la vigne à la dégustation, après «L’essentiel de ce qu’il faut savoir sur le vin», publié chez Slatkine en 2012, répond : «La biodynamie est une méthode. La plus complète à ce jour pour la viticulture, mais les techniques évoluent. L’histoire de l’agriculture ne se résume par aux 200 dernières années. Il est vain d’opposer la technique d’aujourd’hui à celle des anciens. La tradition est une notion évolutive. Si je devais avoir mon domaine, je serais en biodynamie», affirme celui qui travaille les vignes de Raymond Paccot, conformes au label de biodynamie «demeter».

Venu du pays du pastis, il a été surpris par «la culture de l’apéro» au chasselas : «Ca fait partie de l’identité helvétique. Le chasselas nécessite une grande technicité pour obtenir un vin de qualité. Les grands chasselas montrent un vrai savoir-faire. Le combat pour le maintenir est noble. Ce cépage est encore trop mal compris, notamment par rapport à sa longévité. Et puis, avec les produits du terroir, des poissons du lac aux fromages d’alpage, il offre de belles expériences sensorielles.» A l’avenir, Dorian Amar «parierait davantage» sur les cépages typiquement suisses que sont le gamaret, le diolinoir, le mara, ou la mondeuse. «Il faut les valoriser sur divers terroirs, pour leur donner davantage d’identité. Je crois beaucoup aux nouveaux cépages de Changins.»

Le vin qu’il a choisi :

Vigne En Bayel 2013, Féchy, Raymond Paccot

Un chasselas qui a «toutes les qualités», même si Dorian Amar risque une pirouette : «Le vin dont je suis le plus fier, c’est celui que n’ai pas encore fait !»

Fabien Bernau, caviste-œnologue, Union vinicole Cully

«On cherche la pureté par la précision»

On le croyait Français, mais il ne l’est pas ; encore que… Né à Lausanne, il y a 37 ans, Fabien Bernau a pourtant fait une bonne partie de ses expériences vitivinicoles dans le Sud de la France, où il a rencontré sa femme, Parisienne d’origine. Son parcours détonne dans le vignoble vaudois : après l’Ecole de commerce, il accomplit un CFC de caviste chez Uvavins. Puis se lance dans un «bac par correspondance», avec de fréquentes sessions à Bordeaux, puis s’en va travailler à Cassis, au Clos Sainte-Magdeleine, et décroche un BTS viti-œno en «formation pour adultes» à Hyères. Puis il s’engage dans divers domaines, avant de «tout faire» dans une coopérative, tout en revenant aux vendanges dans le vignoble vaudois chaque automne. Après un crochet par Bonvillars, il devient, en 2009, caviste-œnologue de l’Union Vinicole de Cully, par «intérêt pour vinifier des chasselas».

Entre la France et la Suisse, ce qui l’a frappé, c’est «la diversit黫En France, pour connaître des différences notables, il faut passer d’une région à une autre, alors qu’entre Cully et Lutry, j’élabore avec mon équipe une quinzaine de chasselas, une demi-douzaine de spécialités blanches et quinze rouges, y compris ceux qui sont élevés en barriques.» Ainsi, après avoir rejoint la charte du Plant-Robert, l’UVC a sorti une mondeuse, récoltée début novembre. Rayon technique, le caviste-œnologue a retrouvé des cuves en béton, comme dans le Sud. La France a une longueur d’avance, dans deux secteurs. D’abord économique : «Ici, on est sans doute juste avant une centralisation des caves, une étape déjà franchie en France. Avec le défi d’élaborer des vins de meilleure qualité avec moins de personnel ! A la coopérative de Cully, nous visons la qualité avant tout, par exemple en revoyant les contrats de culture qui nous lient avec les sociétaires.» Et puis, technologique : «A travers mes expériences, et l’équipement moins sophistiqué en France, je me suis rendu compte que les très bons vins sont ceux qui sont faits le plus simplement. Les procédés traditionnels sont souvent supérieurs à la haute technicité et j’ai le sentiment que les Français y reviennent par respect du terroir. Le vin se fait à la vigne avant tout. La France reste une référence : d’abord, il y a le terroir et le cépage, ensuite la vinification. En Suisse, parfois, on espère corriger en cave ce qui n’a pas été réalisé à la vigne.»

Le vin qu’il a choisi :

«Son Excellence» 2013, Epesses, Union Vinicole de Cully

Un chasselas, cultivé par deux vignerons-sociétaires, suivis jusqu’à maturité idéale, à rendement maîtrisé : pour son 1er millésime, ce vin est arrivé en finale des Lauriers de Platine de Terravin 2014, battu par le Trèchêne de la Commune d’Yvorne.

Floriane Garçon, œnologue, Morges, ex-Domaine Cruchon, Echichens

«La diversité dans la qualité m’a surprise»

«Je n’avais aucune idée des vins suisses avant de venir, mais de la curiosité, et je suis tombée sous le charme du chasselas», dit d’emblée Floriane Garçon, 26 ans, née dans le Bugey, entre Genève et Lyon. Ses parents y sont maraîchers. Après le bac, elle est allée faire un BTS viti-œno à Mâcon-Davayé, suivi d’une licence en «sciences de la vigne» et un DNO à Dijon. Après des stages en France, elle arrive en janvier 2013 pour seconder Raoul Cruchon au domaine familial d’Echichens. Rapidement, l’œnologue lui demande de rester. Et elle dit «oui», avant d’être envoyée en Bourgogne, pour faire les vendanges 2014 à Gevrey-Chambertin, au Domaine Trapet, pour mieux apprivoiser chardonnay et pinot noir. «Cette expérience m’a ouvert les yeux. Je me suis dit qu’à 25 ans, je n’avais pas encore tout vu et qu’il fallait que je parte…» Ces lignes, elle les lira donc en Nouvelle-Zélande, où elle vendange ses premiers pinots noirs dans la région de Marlborough.

Même si elle paraît aujourd’hui certaine de ne pas revenir en Suisse, Floriane Garçon jette un regard sur ses deux dernières années. «S’il ne restait que du chasselas et du pinot noir dans le vignoble vaudois ne me dérangerait pas !» Les deux cépages exigent de la précision en cave, pour exprimer «délicatesse, discrétion et équilibre». Un vrai défi pour un(e) œnologue : «Quand on recherche la richesse et la complexité, on a davantage de marge de manœuvre, notamment par l’élevage en barrique, alors que la finesse et l’élégance imposent d’être d’autant plus vigilant et attentif.»

Sur un domaine reconnu, parmi les plus diversifiés du vignoble vaudois, la jeune œnologue n’a pas boudé «le plaisir» d’autres cépages, «mais je n’ai pas eu autant d’émotion qu’avec le chasselas.» «Le plus grand vin que j’ai bu est un Dézaley du Clos des Abbayes 1979, de la Ville de Lausanne, lors de la dégustation de la Mémoire des vins suisses, au printemps 2014. Je suis restée bluffée. Avec l’âge, les arômes de miel, d’épices, de curry me rappellent les vins du Jura, d’où vient ma maman. De tels vins sont fabuleux avec un plateau de fromages. A la maison, on buvait du vin jaune avec du comté !»

Au domaine Cruchon, l’œnologue s’est confrontée à la biodynamie : «Sur une même parcelle, nous avions du raisin cultivé en conventionnel et en biodynamie. Déguster l’un ou l’autre, c’était le jour et la nuit. La biodynamie est avant tout une réflexion sur l’équilibre de la vigne. Pour que le terroir parle, le vin se fait à la vigne. Un œnologue révèle ce qu’il y a dans le raisin ; rien de plus !» Si elle avait un conseil à donner, ce serait de «se concentrer sur les cépages autochtones et d’arrêter de se diversifier, sauf à Genève, peut-être. Dans le canton de Vaud, il faut miser sur le chasselas et le pinot noir et améliorer le gamaret et le divico, en leur laissant plus de temps dans le processus d’élaboration.» Car la jeune Française regrette qu’on ait pris l’habitude de «consommer trop tôt les vins rouges comme les blancs !».

Le vin qu’elle a choisi :

Mont de Vaux 2013, Grand Cru, Domaine Cruchon

Un chasselas «sans hésiter !», d’une belle personnalité, original et complexe.

Mathieu Le Saux, ex-chef de culture, Domaine des Faverges, Saint-Saphorin

«Il faut davantage cultiver l’identité des vins»

On l’a cueilli à la veille de son «pot de départ», mi-décembre 2014, au Domaine des Faverges. Ce Breton de 27 ans, après quatre ans comme chef de culture sur le domaine appartenant à l’Etat de Fribourg, mais aussi en cave, pour seconder Gérald Vallélian (élu syndic de Saint-Saphorin dans l’intervalle), a décidé d’aller voyager. «Du côté du Languedoc, et de Montpellier où j’ai fait mon BTS viti-œno et mon apprentissage, en Alsace, en Bourgogne et au Piémont.» Il pourrait aussi retourner en Bretagne, faire son vin sur une île (le rosé de l’île de Ré connaît le succès et les Coteaux vendéens sont en pleine renaissance).

Le jeune pro avait fait connaissance de son patron sur le site internet vitijob.com. «J’ignorais tout des vins suisses en arrivant. Quand j’ai dégusté mon premier chasselas, je me suis dit, c’est quoi, ce machin ? C’est mou, c’est gras, c’est carbonique…». L’annonce des Faverges mentionnait une «possible reconversion en bio». Mathieu Le Saux a poussé à la charrue: une étiquette du chasselas «classique» des Faverges affiche le label du bourgeon «en reconversion» dès 2013. Sur les 6,5 hectares exploités par Gérald Vallélian, 2,5 ha sont en biodynamie et 4,5 en «bio bourgeon» ; deux tiers traités à la chenillette, un tiers à l’atomiseur : «Je suivais moins le calendrier lunaire que la météo. Et je préparais mes tisanes de plantes moi-même, le soir. On devrait se passionner pour la botanique : mes vignes, c’était mon grand jardin de 6,5 ha. Sans oublier qu’il faut produire du raisin : c’est notre métier.» «En bio, ça va bouger !», pronostique-t-il, «et il faut des exemples avec de gros volumes, comme aux Faverges. Et comme en France, la transition s’accomplira avec le passage à la nouvelle génération.»

Pour Mathieu Le Saux, il est temps de «travailler différemment les cépages traditionnels que sont le chasselas, le pinot noir et le gamay. On devrait le faire à la bourguignonne, avec des levures indigènes, et miser sur des élevages longs, même si le chasselas ne supporte pas la barrique. Les vins vaudois n’affirment pas assez leurs différences et leur identité propre. On reconnaît plus la patte de l’œnologue que le terroir, malgré les noms de villages. Trop souvent, en cave, on applique une recette et on gomme toute aspérité, alors qu’il y a de beaux amers et une belle acidité!»

Le vin qu’il a choisi :

L’Enigme 2013, Domaine des Faverges, Saint-Saphorin

Ce chasselas sera labellisé «bio bourgeon» dès 2015. Fermentation spontanée, malo et élevage long sur lies. Dès 2012, il a son pendant en rouge, un pinot noir, fermenté en grappes entières, «L’Evidence».

©thomasvino.ch