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Posted on 20 décembre 2018 in Vins français

Quand les champagnes de vignerons donnent le la

Quand les champagnes de vignerons donnent le la

Longtemps, ce sont les grandes marques de champagnes qui ont donné le ton du vin effervescent le plus célèbre au monde. Aujourd’hui, il ne représente plus qu’une bouteille de mousseux brut sur dix bues dans le monde : tous les vignobles proposent du mousseux. Et le principal concurrent du vin français, le prosecco, dépasse désormais les 300 millions de bouteilles que le champagne a expédiées en 2017 (comme en moyenne depuis dix ans…). La Suisse pointe au 8èmerang des pays importateurs, avec 5,6 millions de bouteilles expédiées, dont 86% provenant de maisons et seulement 5% de vignerons.

Vignoble des coteaux champenois en octobre.

A l’export, qui représente un peu moins de 50% des ventes, alors que le marché national français fléchit, les champagnes de vignerons ne comptent que pour moins de 20% en quantité et 15% en valeur. Pourtant, c’est parmi les quelques 4300 vignerons enregistrés par le Comité interprofessionnel du vin de Champagne (CIVC) (contre 381 maisons et 42 coopératives, qui, souvent, revendent du raisin aux maisons) que l’innovation voit le jour. Leurs «nouvelles tendances» dictent le pas et sont, souvent, reprises par les grandes maisons. Surtout, comme le dit le propriétaire (de la quatrième génération) de J. de Telmont, Bertrand Lhopital: «Le champagne a succombé à l’ivresse du succès. En se contentant de raconter une belle histoire, il a vendu son âme au diable. Je n’aime pas cette Champagne industrielle qui aligne des millions de flacons. Il faut revenir à l’origine du vin.»

Dans une tournée organisée par le CIVC (qui choisit les maisons à visiter…), je suis allé à la rencontre de ces petits vignerons en marge du champagne à grand tirage.

Par Pierre Thomas, de retour d’Epernay, textes et photos.

Le champagne condamné à se réinventer

En Champagne, on ne parle que de cela : du changement climatique ! Le CIVC veut réduire l’empreinte carbone de la filière. Il propose aussi de modifier l’encépagement, avec des variétés résistantes aux maladies, l’oïdium et le mildiou, ou la pourriture grise, plus tardives aussi, pour franchir le cap des gelées de printemps. Avec les modifications du climat, le vin change aussi…

Une des voies où les grandes maisons n’osent pas se lancer, par crainte de mettre tous leurs œufs dans un seul panier et de risquer de tout perdre (comme dans la calamiteuse année 2017), c’est le bio. A Vertus, dans la Côte des Blancs, en face d’un supermarché, un portail discret dissimule Larmandier-Bernier. Depuis quinze ans, les 17 hectares de cette petite maison sont certifiés bio. Les vins de base font leurs deux fermentations (alcoolique et malolactique) en fûts de plusieurs tailles, dont les plus récents sont fabriqués en Autriche, par le tonnelier Stockinger.

Le bois a fait son grand retour dans les caves (ici, chez Larmandier-Bernier)

On n’utilise ici que des levures indigènes, explique Arthur Larmandier, de la dernière génération. Avant le tirage, les cuvées restent en cave entre 2 et 10 ans, ce qui est très supérieur à la moyenne et à la règlementation. Seule concession à la modernité : le remuage a lieu en «gyropalettes» automatisées. «La main de l’homme n’apporte pas grand’chose», explique Arthur.

Petits vignerons en voie de disparition ?

Depuis bientôt quinze ans, la maison fait sa «réserve perpétuelle» : les vins utilisés pour une cuvée sont immédiatement remplacés par de plus récents, et harmonisés, de sorte que cette «réserve»sert à compléter toutes les cuvées non millésimées. Quel vin, alors, préférer entre Latitudeet Longitude, proposées en non-millésimé, à hauteur de 40’000 flacons chacune ? Puissant et fin, Latitude, paraît plus élégant que Longitude, plus vineux, mais plus acide aussi. Normal : même sur du non-millésimé, chez un vigneron qui ne travaille pas sur des grands volumes, l’empreinte de l’année se fait sentir. Latitude est basé sur du vin de 2015, année chaude, tandis que Longitude l’est sur du 2014, année fraiche. Larmandier-Bernier (120’000 bouteilles par an) propose des millésimés, comme la Vieille Vigne du Levant 2009, une parcelle située à Cramant, une des communes classée grand cru de la Côte des Blancs, d’un beau volume, puissant, mais élégant.

Arthur Larmandier déplore qu’il y ait moins de petits vignerons, récoltants-manipulants (RM sur l’étiquette). Les viticulteurs préfèrent vendre leurs raisins à de grandes maisons : en 2018, le prix du kilo a atteint 6 euros dans les grands crus, soit une sorte de «record du monde»(en Suisse, quand il est payé à des viticulteurs, le kilo l’est deux fois moins).

Nouvelle tendance qui joue avec les aléas du climat: le «brut nature» et le bio dûment certifié.

Tout à l’opposé de la prestigieuse Côte des Blancs, dans la Vallée de la Marne, où le vignoble a colonisé des coteaux escarpés, à Crouttes-sur-Marne, Jérôme Bourgeois redoute lui aussi ce «champagne à deux vitesses» : «De plus en plus de vignerons se contentent de produire du raisin et ne vinifient plus». Vice-président de l’association Champagne Bio, il fait partie du groupement «Bulles Bio». Il s’est même converti à la biodynamie, et est certifié demeter depuis 2015. De vives discussions autour de l’utilisation du cuivre dans les traitements pourrait «signifier la mort du bio en Champagne». (Réd : L’Union européenne, en décembre 2018 a prolongé l’autorisation d’utiliser du cuivre, mais baissé le maximum de 6 à 4 kg/ha/an).

Une demande pour des champagne bio et singuliers

Le jeune producteur se félicite que les cavistes haut de gamme du monde entier exigent du champagne bio, tandis que les sommeliers des restaurants gastronomiques aiment se singulariser avec des vins d’artisans. Dans sa cave, pas de levures industrielles, moins de SO2, «on est sur le fil du rasoir : on élabore des vins plus ouverts, plus expressifs, ciselés, purs et tendus».Sous le nom de Bourgeois-Diaz, il écoule ses cuvées entre 33 et 40 euros et admet remplacer le coût du marketing des grandes marques par le surcroît de travail dans les vignes.

A Talus-Saint-Prix, dans les coteaux du Petit Morin, chez Jeaunaux-Robin (50’000 bouteilles), Clémence a connu son mari sur les bancs de l’école d’agronomie de Lyon. Elle est fière d’annoncer que le domaine de 5,7 ha vient d’être certifié bio conventionnel, cette année. Depuis trois ans, son mari a renoncé à la fermentation malolactique et s’est essayé, en 2018, au levurage spontané. Ces jeunes vignerons font partie de Terre & Vins, un des groupements dynamiques qui «ont fait bouger les lignes» ; il en existe une quinzaine en Champagne, qui fédèrent des vignerons par affinité. Les Jeaunaux ne sont pas au bout de leurs essais : alors que le pinot meunier est souvent discrédité, parce que moins fin que le pinot noir, et souvent trop productif aussi, la maison prépare un 100% meunier ! Leur remarquable Eclats de Meulière contient déjà 60% de meunier, 30% de pinot noir et 10% de chardonnay : puissant, gras, ample, il développe une belle acidité…

Parcellaire, zéro dosage, sans soufre !

Pour Clémence Jeaunaux, «les grandes maisons s’inspirent des petits vignerons pour le champagne bio ou nature, le parcellaire et le zéro dosage».

Encore du bois pour les cuvées haut de gamme de J. de Telmont.

Même constat pour Bertrand Lhopital, d’une maison moyenne, J. de Telmont (500’000 flacons), propriétaire de 32 ha et qui achète 40% de raisin d’appoint : «Le parcellaire et le zéro dosage, c’est une course à la tendance, à la mode !»Il cultive 15 ha selon les préceptes de la biodynamie, mais n’est pas certifié. La maison propose un brut sans malo, dosé à 6 g. (alors que la législation va jusqu’au double, 12 g), 40% chardonnay, 40% meunier et 20% pinot noir, exactement dans la cible «moderne». Mieux encore, une cuvée «sans soufre ajouté», mi-chardonnay, mi-meunier, de raisins cultivés en biodynamie, mais fermenté avec des levures sélectionnées : «En 2018, avec des raisins riches en sucre, on ne pouvait pas jouer avec le feu». Le 2012 offre un nez de grillé, des notes de safran, une attaque suave, sur des goûts de fruits secs, de paille, légèrement oxydatif : le champagne supporte ce genre d’arômes, de brioche, de pain grillé ! De la même année, un «blanc de noir»au nez de mangue, d’écorce d’orange, d’une belle persistance. Après le «blanc de blanc», pur chardonnay qui reste un grand classique, le «blanc de noir»a la cote en Champagne : celui de J. de Telmont assemble 50% de pinot noir à 50% de pinot meunier, le cépage qui revient à la mode…

«La mode, c’est travailler à l’ancienne»

Nicolas Jaeger, maître caviste et spécialiste de la vinification en fûts (rachetés à La Chablisienne).

Mais qu’est-ce que la mode ? «La modernité, c’est le retour en arrière sur le fût ! Ca redevient à la mode de travailler à l’ancienne», lance, narquois, Nicolas Jaeger, le chef de cave de la maison Alfred Gratien. Ce négociant-manipulant d’Epernay appartient au groupe Henkell Freixenet (nom officiel dès le 1.1.2019), via une maison de mousseux de Saumur. Non seulement Henkell produit du sekt «Trocken» en Allemagne, mais a racheté, fin 2017, la majorité des actions de Freixenet, un des poids lourds du cava espagnol, et possède la marque de prosecco Mionetto. Face à cette galaxie de l’effervescence, on comprend mieux pourquoi Alfred Gratien (250’000 bouteilles) peut — et doit ! — afficher haut et fort ses différences.

Ce «travail à l’ancienne», auquel faisait référence Nicolas Jaeger, c’est la fermentation en barriques, rachetées année après année à la coopérative La Chablisienne. Soit un parc d’un millier de fûts… «On a notre style : pas de bâtonnage, mais des vins sur lies. Et pas de malolactique ! On maîtrise le rustique»Du brut classique, dosé à 9 g., puissant, mûr, riche, long en bouche, à la Cuvée 565, assemblage de cinq millésimes (2007 à 2011), zéro dosage, mais 2 g de sucre résiduel dans le vin de base, plus épicée et plus oxydative, il y a indéniablement une patte Alfred Gratien.

La boucle est bouclée. Grande ou petite, en Champagne, chaque marque doit se démarquer des autres par son style personnel. C’est la seule chance de percer sur un marché embouteillé, où le prosecco a pris désormais la place du bas de gamme.

Dans ce contexte, et cette pression économique, la Champagne est condamnée à faire autrement. Avec son originalité historique : la prise de mousse par refermentation en bouteille, qui séjourne longuement en cave pour favoriser l’autolyse des lies. Par opposition au prosecco tiré des autoclaves (cuves closes) en processus plus ou moins court de quelques mois. Même si le consommateur n’y voit que de la bulle, les deux processus sont comme le jour et la nuit…

De la bulle oui, mais, en Champagne, sous contrôle, bouteille par bouteille…

Paru dans Hôtellerie et Gastronomie Hebdo du 18 décembre 2018.

Une version différente est aussi parue dans le magazine encore!, supplément lifestyle de la Sonntagszeitung et du Matin-Dimanche du 8 décembre 2018.

©thomasvino.ch