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Posted on 28 novembre 2007 in Vins suisses

La révolution rouge du vignoble suisse

La révolution rouge du vignoble suisse

20 ans de l'Union suisse des oenologues
Vins: (r)évolution rouge

Pour fêter les vingt ans de leur union, les œnologues suisses ont parlé, à Morat, de l’évolution des vins rouges. Une vraie révolution à l’échelon suisse.

Pierre Thomas

En 1984, la Commission des cartels préconisait «une promotion de la culture de ceps rouges au détriment de ceps blancs». Il a fallu attendre plus de vingt ans pour que les Suisses consomment — enfin ! — davantage de vin rouge indigène que de blanc. Aujourd’hui, tous les indicateurs du vin suisse sont au rouge : 8500 hectares plantés en rouge contre 6365 en blanc (le pinot noir a détrôné le chasselas au premier rang des cépages), 54 millions de litres de vin rouge contre 47 millions de vin blanc produits et 51 millions de litres de vin rouge contre 50 millions de blanc consommés en 2006. Dans ce contexte, que les œnologues à croix blanche sur fond rouge choisissent de débattre de rouge, plutôt que de blanc, paraissait aller de soi ! Même si le débat a porté sur les grands thèmes, en évitant toute notion helvétique…
«En 30 ans, tout à changé !»

La production du vin rouge s’est radicalement modifiée. «En 30 ans, tout a changé !», explique Bruno Prats, l’ex-propriétaire du Château Cos d’Estournel, à Bordeaux. «Mon oncle, qui dirigeait le château, était docteur en droit ; ses compétences en œnologie étaient nulles. Pourtant, Bordeaux a fait de très grands vins les bonnes années, à mettre au crédit du terroir», résume Bruno Prats. Jean-Marc Amez-Droz, dirigeant du groupe Hess, entend tordre le coup à un préjugé «le terroir n’est pas l’apanage de l’Europe. On a davantage de vignes centenaires en Australie, qui n’a pas souffert du phylloxéra, qu’en Europe.» Nuance importante quand on sait qu’en vingt ans, l’influence de l’œnologue s’est déplacée sur celle de l’agronome — un vin se fait d’abord à la vigne, ensuite en cave !
Le facteur mode
En vingt ans, Jean-Marc Amez-Droz constate que «le consommateur s’est habitué à des vins riches. Je souhaiterais qu’on revienne de l’escalade de la puissance, à des vins qui peuvent être bus et non seulement dégustés. Le plaisir se confond rarement avec la concentration.» Question de mode, comme celle du «goût boisé». «Le bois reste une caractéristique essentielle des grands vins et Bordeaux n’y renoncera pas», assure Bruno Prats. De même, dit-il, pour la «concentration» des moûts par des procédés mécaniques (concentrateur, osmose inverse) : «J’en étais un des grands adeptes au milieu des années 1980. Depuis l’an 2000, la question est : comment, avec de bas rendements à la vigne, éviter l’excès de sucre dans les bordeaux? Il faudra procéder à une désalcoolisation.» En Californie, comme en Australie, l’opération est courante.
Des vins à deux vitesses

Pour le Catalan René Barbier, l’écart va se creuser entre «deux sortes de vins : ceux de consommation courante, des vins de plaisir, et des vins de terroir, qui font partie du patrimoine de l'humanité, pour des occasions plus rares.» Bruno Prats abonde : il y aura toujours plus de gens fortunés qui pourront se payer des vins de haut de gamme. Mais tant que le vin est attaché au terroir, forcément limité, «on va avoir besoin d’autres régions que Bordeaux et la Bourgogne pour répondre à cette demande.» Patron de la vigne et du vin chez Agroscope (le secteur recherche et développement de Changins et ses satellites), François Murisier, faisant allusion aux quatre vins suisses classés en tête d’une récente dégustation du Grand Jury Européen, a lancé: «Par exemple, la Suisse et ses syrahs !» Encore faut-il savoir qu'il y en a 170 hectares, dont 150 en Valais. Exactement un pour cent du vignoble suisse, donc… Miser sur plus de vins rouges de grande qualité, voilà l’enjeu pour les œnologues du futur.
Eclairage
Des vins sans œnologue?

Une boutade justifie le rôle de l’œnologue: la fermentation du raisin s’accomplit quand il devient vinaigre. Sans intervention humaine, pas de salut ! Ingénieur agronome, ex-tête pensante du marketing des vins suisses, aujourd’hui un des patrons du groupe bernois Hess, Jean-Marc Amez-Droz résume un des «paradoxes» du vin: «Les œnologues cherchent beaucoup pour en faire le moins possible. Ils prônent le non-interventionnisme pour élaborer un produit naturel techniquement parfait.» Le vin se nourrit encore de simplicité à taille humaine. Ainsi, à propos du contrôle de la «maturité phénolique» du raisin, indice qui a supplanté il y a peu la «maturité physiologique» des raisins payés au degré d’alcool, Bruno Prats affirme qu’il faut croquer les baies de raisin et mâcher le grain central pour en juger. «Les analyses, aussi sophistiquées soient-elles, ne servent qu’à rassurer». Et puis, en dégustation, la machine n’a (toujours) pas remplacé les papilles humaines. De la cueillette initiale à la consommation finale, le palais demeure le siège du noble vin. — N'en déplaise au dernier gag qui court sur l'Internet.
Paru dans Hôtel Revue du 29 novembre 2007