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Posted on 22 septembre 2008 in Vins suisses

François Murisier, pourquoi les vins suisses sont-ils meilleurs?

François Murisier, pourquoi les vins suisses sont-ils meilleurs?

François Murisier,
pourquoi les vins suisses
se sont-ils améliorés?

Scientifique, il est bien connu des professionnels et peu du grand public. Mais à la Station de recherche Agroscope Changins-Wädenswil, depuis trente ans, François Murisier dirige la section viticulture-œnologie depuis quinze ans et va prendre, à 62 ans, sa retraite aux vendanges 2008… Il est donc non seulement un observateur, mais un acteur, privilégié de la scène du vin suisse, et mondial, puisqu’il préside depuis deux ans la commission viticulture de l’Organisation internationale de la vigne et du vin (OIV), sorte d’ONU «spécialisée».
Interview : Pierre Thomas
A quoi ressemblait le vignoble suisse à la fin des années 80 ?
On sortait d’années pléthoriques, comme 1977, puis 82, 83 et 89. La Suisse ne connaissait aucune limite de rendement. Il a fallu mettre en place des méthodes pour gérer la production. Ces limites n’entreront dans la loi qu’en 1990. Mais, par ses travaux scientifiques, la Suisse a été une pionnière.
Peut-on baisser indéfiniment les rendements pour influencer la qualité du raisin, partant du vin ?
La norme se situe autour d’un kilo de raisin par mètre carré, soit 0,6 à 0,7 litre de vin. Si on descend à 500 g. au m2, l’amélioration qualitative est faible, sauf pour certaines productions spécifiques. Annoncer 300 g. au m2 est donc un argument purement publicitaire. Du reste, la baisse de rendement est souvent liée à un objectif commercial, plutôt que qualitatif : il est inutile de produire ce qu’on ne peut pas vendre.
Comme on le dit souvent, la densité de plantation d’un vignoble en fait-elle la qualité?
Non, le rapport feuille-fruit optimal, et donc la surface foliaire est plus importante que la densité de plantation. Il y avait des débats sans fin entre vignerons à propos de la conduite de la vigne en mi-haute ou en gobelet. Au fond, les études menées ont permis de démystifier des données qu’on croyait établies… Et de moderniser le vignoble.
Comment quantifie-t-on cette «modernisation», alors que, souvent, dans le vignoble en terrasses, il est difficile de mécaniser les tâches?
On la calcule selon un barème d’heures de travail à l’hectare (h/ha). A la fin des années 70, on en était encore à 1500 h/ha dans les terrasses du Dézaley, contre 1000 h/ha  aujourd’hui, et à 800 h/ha à Genève ou sur La Côte vaudoise, contre 400 h/ha.
Le vignoble modernisé, qu’est-ce qui peut encore évoluer?
La pression du consommateur sur l’environnement va croître énormément ces prochaines années. Cela va poser des problèmes à la vigne, une plante qui a besoin de traitements huit à dix fois par an.
Le vignoble suisse n’est-il pas presqu’en totalité en «production intégrée» (PI) ?
De grands progrès ont été réalisés par la PI, mais pourraient s’avérer insuffisants si, comme pour les fruits et légumes, les grands distributeurs ne tolèrent plus que trois ou quatre matières actives, même à l’état de traces.
Faut-il alors encourager la culture biologique ou biodynamique de la vigne ?
Dans le bio labellisé, on admet le soufre et le cuivre, un produit très persistant dans le sol. Quant à la biodynamie, elle exige de nombreux traitements avec des produits moins efficaces.
On reproche souvent aux milieux scientifiques de n’avoir pas étudié les conséquences du bio et de la biodynamie. Qu’en dites-vous ?
La science a peu de prise sur la biodynamie : quand elle lance une hypothèse, elle doit pouvoir la vérifier. Pour la biodynamie, on n’a pas de méthode solide d’investigation…
Quelle réponse donner pour diminuer le nombre et l’intensité des traitements viticoles ?
Il faut aller vers la résistance aux maladies par des améliorations variétales. Ici (réd. : à Caudoz, à Pully, qui dépend de la Station de recherche Agroscope Changins-Wädenswil), le domaine pourrait devenir un centre de compétences pour l’amélioration génétique de la vigne, y compris, un jour peut-être, par le biais d’OGM (organismes génétiquement modifiés). La PI permet, par des procédés naturels, de contrôler les ravageurs, notamment les insectes. Mais elle ne permet de réduire que partiellement les traitements contre les champignons que sont le mildiou et l’oïdium.
Quelles expériences avez-vous dans les cépages résistants ?
Depuis quarante ans, nous avons développé des «métis» de cépages «vitis vinifera», comme le Galotta ou le C41, qui sera baptisé d’ici l’été. Certaines variétés issues du croisement du Gamaret avec du Cabernet Sauvignon, du Cabernet franc, du Merlot, du Cornalin, de l’Humagne rouge ou du Nebbiolo seront certainement homologuées d’ici deux à cinq ans. Ce seront les derniers croisements de «vitis vinifera» entre eux. Depuis 1996, nous développons des hybrides résistants aux maladies.
Les essais sont-il concluants ?
Quatre ou cinq variétés, toutes de raisin rouge, qui ne portent pour l’instant que des numéros, ont été jugées parmi les meilleures. Elles sont au stade des premières microvinifications. Dans cinq à dix ans, ces cépages résistants seront sur le marché. A une condition : il faudra que le vin qu’ils donnent soit aussi bon que pour les métis (gamaret, garanoir, diolinoir, carminoir, etc.).
Un obtenteur jurassien, Valentin Blattner, travaille sur de telles variétés depuis vingt ans. Pourrait-on imaginer privatiser la recherche sur les cépages ?
La mise au point de nouveaux cépages est impossible à rentabiliser par la vente des plants ou des greffons. On pourrait imaginer un jour que la Confédération lance des «appels à projets». Mais ce sont avant tout des institutions de recherche comme les universités qui pourraient alors faire des propositions.
N’est-il pas question de «vendre» le Gamaret pour améliorer le Gamay du Beaujolais ?
La vigne, ça n’est pas comme les céréales, où chaque année, on peut semer de nouvelles variétés. Là, oui, il y a un marché intéressant. Mais pour le Gamaret, les Français veulent être sûrs que l’implantation d’un nouveau cépage est compatible avec leur appellation d’origine contrôlée (AOC). Et puis, développé à Changins dès les années 1970, ce croisement de Gamay et de Reichensteiner est tombé dans le domaine public.
Vous avez aussi fait étudier et étudié le terroir helvétique… Où en est-on ?
Les Vaudois sont les plus avancés, avec les Tessinois. Les dix cépages choisis et plantés sur cent-trente parcelles dans le vignoble vaudois sont en phase de vinification chez nous, à Changins, sur trois millésimes, jusqu’en 2009. Les résultats seront disponibles dès 2010. Au Tessin, vingt-cinq merlots qui ont poussé sur des sols différents sont aussi vinifiés à Changins, pour la troisième fois cet automne. Ce qu’on peut dire, c’est que le sujet est vaste. On fait de bons vins dans différentes conditions…
C’est ce qui a amené les Valaisans à douter d’un débouché pratique de l’étude des terroirs, non ?
Il n’était pas possible d’étudier le comportement ni de cinquante, ni même de vingt cépages en Valais. Nous avons proposé d’étudier le comportement de deux cépages, la Petite Arvine et le Cornalin, à partir de vingt-cinq parcelles chacun. Plutôt qu’une cartographie sols-cépages du Valais, nous espérons livrer un code de bonnes pratiques pour élaborer les meilleurs Petites Arvines et Cornalins possibles. La complexité du sujet est énorme : en Suisse, les glaciers ont laissé des moraines et des sols très mélangés. Cette diversité des sols, liée aux microclimats, est compliquée par la présence de nombreux cépages. L’étude des sols a pourtant révolutionné ma vision du vignoble suisse. Et c’est aussi un élargissement de la vision du vigneron.
Au centre de l’Europe, le vignoble suisse risque-t-il de souffrir du changement climatique?
C’est un des sujets majeurs traités par l’OIV. On travaille sur l’hypothèse d’une hausse des températures moyennes de 2 à 3° en 2050. Si on veut adapter le vignoble, il faut le faire avant 2020. La première réponse, c’est de dire qu’on peut cultiver la vigne différemment et allonger le cycle végétatif, par exemple en adaptant le porte-greffe et le clone. Mais j’observe que le Merlot qu’on aurait dû voir pousser plus au Nord, se développe surtout au Sud, malgré le réchauffement…
Le Pinot Noir et le Chasselas, qui couvrent les deux tiers du vignoble suisse, vont-ils supporter ce réchauffement?
On va assister à une adaptation progressive des variétés. En Suisse, le climat paraît devenir plus méditerranéen et on pourra planter du Nebbiolo ou du Tempranillo (réd. : déjà présents en Valais et à Genève). On pourrait adapter la culture du Pinot Noir en le réservant à des expositions ou à des altitudes moins chaudes. S’il fait trop chaud, on ne pourra plus garder la typicité du Chasselas. On peut favoriser des clones plus acides, jugés trop verts aujourd’hui, ou travailler en cave, en bâtonnant les lies ou en ne faisant pas de fermentation malolactique. Mais si on veut respecter le terroir, les possibilités sont limitées. Le réchauffement climatique représente une grande menace pour les zones quasiment en monoculture de chasselas comme le Dézaley et il faudrait urgemment tester d’autres cépages pour anticiper le phénomène. Car tant qu’on n’a pas essayé, on ne sait pas si les vins seront intéressants!
Il s’est passé beaucoup de choses en trente ans, dans le vignoble. Pourtant, les vins suisses n’ont toujours pas de réputation internationale. Comment l’expliquer ?
Dans les dégustations ou les concours internationaux, il y a peu de vins suisses médiocres. Et ces vins ne sont pas chers. Le rapport qualité-prix est donc bon. Jusqu’ici, le climat a aidé à faire des progrès énormes. Ce qui manque, c’est une personnalité du vin suisse. Parce que les vignerons se font concurrence entre eux sur un seul marché (réd. : un peu moins de 40% du vin consommé en Suisse est de provenance indigène), ils multiplient les produits. Personne n’a de nécessité d’exporter… Quand un Suisse exporte, c’est par hasard, alors qu’il faudrait une stratégie. Mais avec cinquante types de vins différents, c’est difficile, pour ne pas dire impossible. Et comme nous n’avons pas de vins de masse pour ouvrir des marchés, nos bouteilles sont destinées à des œnothèques, pour être bues par des initiés. Je ne vois pas comment cela va changer…

Contenu intégral d'une interview parue en version courte dans VINUM, édition française, en octobre 2008.
Propos recueillis par Pierre Thomas, en mai 2008. François Murisier a pu relire et amender ses réponses avant parution.

François Murisier
Valaisan, né à Orsières en 1946, François Murisier est ingénieur agronome, diplômé de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich, où il a défendu une thèse de doctorat sur le tard, en 1996, sur «le rapport feuille-fruit de la vigne». Responsable du secteur viticulture à l’échelon du canton de Vaud (de 1973 à 1978), il a rejoint la Station de recherche Agroscope Changins-Wädenswil. En 1993, il a pris la succession de Jean-Louis Simon comme chef de la section viticulture-œnologie.
Outre ses fonctions de chercheur et administratives, il enseigne aux écoles d’ingénieurs de Changins et à l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich. Dès 1994, il siège comme expert à l’Organisation Internationale de la Vigne et du Vin (OIV). En 2006, la présidence de la commission viticulture lui échoit pour trois ans, jusqu’au congrès de juin 2009, en Croatie. Il siège aussi au CERVIM, le centre d’études sur les vins de montagne, à Aoste.
Marié, père de quatre enfants, il possède, avec ses trois frères et sœurs un peu plus d’un demi-hectare de vignes à Fully (VS), où il s’adonne aux travaux pratiques de la vigne. François Murisier s’occupe aussi du «Guide des vins suisses» et est dégustateur-juré de plusieurs concours nationaux et internationaux. A fin mai, il a organisé à Changins le septième Congrès international des terroirs viticoles, suivi par quelque deux cents experts de vingt-quatre pays.
©thomasvino.com