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Posted on 27 mars 2009 in Vins suisses

Vaud — Quand les AOC étaient contestées

Vaud — Quand les AOC étaient contestées

(Paru le 24 février 1998 dans le quotidien 24 Heures, Lausanne)
Un pavé dans la mare du vin suisse:

haro sur le système des AOC
Les appellations d’origine contrôlée (AOC), c’est du bidon. Voilà ce qu’affirment une douzaine parmi les vignerons-encaveurs les plus réputés du pays. Selon eux, on produit trop de vins quelconques sous couvert de qualité.
Par Pierre Thomas
En quatre pages, ces vignerons argumentent sur l’«exception suisse», fondée sur «des normes viticoles qui ne sont plus crédibles». Dans le collimateur, les AOC jugées trop tolérantes, avec une limite de 1,4 kg par m2 pour les blancs et de 1,2 kg pour les rouges. Les signataires de ce «manifeste», largement diffusé aujourd’hui en Suisse alémanique, où s’écoulent la moitié des vins vaudois et deux tiers des valaisans, réclament donc une réduction de la production à 75 hectolitres par hectare, soit 1 kg au m2. Le texte pourfend le droit de coupage (voir ci-dessous). Et pour montrer leur désapprobation, les signataires déclassent leur vin du millésime 1997 en «vin de pays».
Rappel: avant 1993, la Suisse ne connaissait aucune limitation de production. Cinq ans plus tard, la plupart des cantons se retranchent derrière les chiffres «fédéraux» de 1,4 kg pour les blancs et 1,2 kg pour les rouges. Les cantons peuvent aller plus loin. Des négociations ont lieu chaque année au printemps, à la lumière des stocks disponibles.
Fronde à l’italienne

L’affaire ressemble à la polémique des vini da tavola qui avait enflammé la Toscane, puis toute l’Italie, il y a vingt ans. De fait, on retrouve à l’origine de la démarche des mousquetaires tessinois, A. Kaufmann, W. Stucky, C. Zündel et H. Imhof. Ces rénovateurs du merlot, tous d’origine alémanique, s’insurgent contre le règlement de l’AOC tessinoise, entré en vigueur pour la récolte 97. S’y ajoutent quelques vignerons grisons, comme G.-B. von Tscharner et Peter Wegelin, aux pinots noirs aussi rares que réputés. Et quatre Romands: le Neuchâtelois Yves Dothaux et les Genevois Jean-Michel Novelle, G. Pillon et Jean-Daniel Schlaepfer. Ce dernier, qui a orchestré la campagne nationale, est un spécialiste des coups de gueule. Pas le moindre viticulteur vaudois ou valaisan n’a cautionné le document.
Tous en ligue A!

Il n’empêche. Dès le départ, la mise en place des AOC est parue suspecte. D’abord, il y a dix ans, les Genevois lancèrent le système au débotté. Puis les Valaisans suivirent dès 1991, et les Neuchâtelois en 1993. On attendait les Vaudois au contour: en 1995, ils annonçaient que leur règlement AOC reprendrait sans la moindre retouche celui de 1985 sur les «appellations d’origine».
Si fait que, pour le millésime 97, les Vaudois ont classé 100% des 30 millions de litres de leur vendange en catégorie réservée aux AOC, à l’exception de 1434 misérables litres de gamay. Et d’ajouter qu’ils auraient pu produire 28% de plus en respectant parfaitement les quotas fédéraux. Les Valaisans, pour 42,5 millions de kilos de raisin, arrivent à 20 000 kg de raisin blanc et 12 500 kg de rouge qui n’ont pas «atteint les degrés AOC». Grosso modo, pour reprendre la formule d’un encaveur vaudois, si l’on considère que l’AOC est la «ligue nationale A», toute la production joue à ce niveau. C’est même la seule et unique ligue qui occupe le terrain… Impensable en football, mais pas pour le vin suisse!
Qualité! Quelle qualité?

Aujourd’hui, quand bien même le règlement vaudois proclame en son premier article que l’AOC a été introduite «pour favoriser la production de vins de qualité», à Berne, Frédéric Rothen, chef de la section de la viticulture de l’Office fédéral de l’agriculture, insiste sur le fait que l’AOC «n’est pas un label de qualité, mais la prise en compte des règles de production traditionnelles». Jean-Daniel Schlaepfer rétorque: «Dans la croyance populaire, l’AOC est synonyme de qualité!» Et en Valais, Didier Joris, forte tête qui n’a pas été consultée par les signataires du manifeste, applaudit et étiquettera son chardonnay et sa syrah «vin de table», «pour bien montrer que l’AOC ne vaut rien».
Un oreiller de paresse

L’oenologue-conseil de Chamoson n’a pas de mots assez durs pour critiquer le système bureaucratique mis en place: «Décréter que tout un canton a droit à l’AOC, c’est un oreiller de paresse. Il aurait fallu remodeler le cadastre viticole, définir des terroirs de prédilection sur lesquels ne pouvaient être plantés que des cépages adéquats. Avec les limitations actuelles, trop hautes, on ne peut jamais faire du bon vin…» Comme l’écrit la journaliste britannique Jancis Robinson (L’Encyclopédie du Vin, Hachette 1997), «le contrôle des rendements est un principe essentiel du système des AOC».
Le débat, dans le canton de Vaud, ne soulève pas de vagues. Michel Cruchon, au domaine familial d’Echichens, constate: «A terme, les vignerons suisses ne peuvent viser que plus de qualité, donc moins de quantité, et se forger une image moderne et écologique. Dès lors, à 1,4 kg au m2, on est trop haut…» Reste à savoir où se situe la vérité: toutes régions et tous cépages confondus, la production suisse a oscillé entre 0,70 l. au m2 l’an passé et 0,93 l. au m2 en 1991, avec une moyenne décennale de 0,83 l au m2: c’est une statistique fédérale brandie par la Fédération suisse des vignerons qui le démontre.
Une question de prix

«Nous ne sommes pas laxistes si nous considérons que les vins qui nous concurrencent en force sont produits par des pays – Australie, Afrique du Sud, Chili, Argentine – qui n’ont ni cadastre viticole, ni limitation de production, ni codification des usages oenologiques», plaide le directeur général de Schenk à Rolle, Jean-Claude Vaucher. Président de la Communauté interprofessionnelle du vin vaudois, il ne cache pourtant pas que «pour l’exportation, il est difficile d’expliquer qu’on produit de bons vins à 1,4 kg au m2».
Jean-Claude Vaucher est prêt à ménager une niche pour «des vins élitaires. Mais on ne vendra jamais le produit des 15 000 hectares du vignoble suisse à 20 francs la bouteille». Car le marché est impitoyable: 60% des vins trouvent preneur à moins de 6 francs, 20% entre 6 et 8 francs et 20%, seulement, au-delà. La statistique, basée sur les vins rouges, va coller aussi pour les blancs: «Les prix vont encore baisser», promet M. Vaucher.
Une pyramide à reconstruire

S’il y a «faillite» du système AOC suisse, elle paraît aujourd’hui plus commerciale que qualitative: de nombreux encaveurs ont dû, ces derniers mois, déclasser volontairement leurs vins en deuxième catégorie, par exemple en «chasselas romand», et les brader. Rien de surprenant, constate Didier Joris: «Un fendant produit à 1,4 kg ne vaut pas plus de 5 francs. Mais on n’a pas encore adapté les prix à la qualité réelle du produit. Il y eut un temps pour le pinard, maintenant j’espère qu’il y en aura un pour le vin.»
Cette réhabilitation de la crédibilité passe par une redéfinition de la pyramide: un socle de vins bon marché, une couche d’AOC et, au sommet, une pointe d’élite. Ainsi, une commission de treize représentants de chaque échelon de la viticulture, présidée par Louis-Philippe Bovard, de Cully, planche sur une définition de grands crus vaudois, le «top» des vingt-six appellations régionales. De son côté, Jean-Claude Vaucher n’exclut pas que l’AOC s’oriente vers des quotas différenciés selon les régions. Et vers un système proche du français, où le quota général serait abaissé à 1 kg au m2, avec un «plafond limite de classement» (PLC) autorisant une augmentation de rendement de 25% les bonnes années.
«J’ai toujours dit que l’AOC, c’est la tradition en mouvement. Rien n’empêche les vignerons de limiter davantage leur production», rappelle Frédéric Rothen. Vu de Berne, la tempête n’a donc lieu que dans un gobelet de vin. Le coup de gueule des pamphlétaires révèle pourtant qu’un débat doit s’ouvrir, au moment où le Parlement, en mars, donnera une nouvelle assise légale à l’agriculture. Dans la foulée, la viticulture devra revoir la copie de toutes ses lois et arrêtés.

Eclairages

1) Les chiffres de la peur

La Suisse viticole vit dans la hantise de 2001, odyssée de l’ouverture des frontières. Selon un scénario catastrophe, évoqué par Pierre-Yves Fellay, secrétaire de la Fédération suisse des vignerons, à Berne, chaque million de litres de vin importé et bu par les Suisses représente 100 ha de vignes autochtones.
En partant d’une consommation de 7,5 millions de litres de blanc étranger en 1995 pour arriver à la perspective de 27 millions importés en 2001, «la Suisse prend le risque de perdre 2000 hectares de vignes» sur les 15 000 que compte le pays. Depuis 1995, les importations de vins blancs ont été partiellement libéralisées. Ainsi, l’an passé, le contingent a grimpé à 16 millions de litres. Il n’a pas été épuisé: 15,7 millions ont été réellement importés.
En reprenant les chiffres de 1995, et comme la consommation de vin s’est stabilisée, on aurait donc déjà dû arracher 800 ha en Suisse. Et pas un arpent n’a disparu… Pour Jean-Claude Vaucher, le marché suisse s’est habitué aux importations: la part du vin suisse n’a jamais dépassé 44% de la consommation. En rouge, le vin suisse représente 29% de la consommation; en blanc, près de 65%. «Descendre à 30% en blanc serait effectivement une catastrophe.» Mais le Vaudois tire un parallèle avec Genève: «La situation y est très difficile depuis des années (réd.: le kilo de gamay ne vaut que 1 fr. 60). Pourtant, la surface du vignoble n’a pas été réduite, parce que la viticulture reste plus intéressante que d’autres productions. Dans le nouveau contexte agricole, les viticulteurs suisses devront s’habituer à vivre sur un pied plus étroit.»
2) Le coupage sabré
Le droit de coupage de 10% de vin rouge étranger dans le rouge suisse a été maintenu par l’Ordonnance sur les denrées alimentaires (ODAl) de 1995. Il ne devrait pas survivre aux négociations bilatérales avec l’Union européenne. La Suisse discute encore d’un délai de cinq à dix ans pour s’adapter et permettre la plantation supplémentaire de cépages colorants et taniques comme l’ancelotta, le diolinoir, le gamaret et le garanoir. En outre, la Suisse a obtenu que tout le pays soit considéré comme une seule région viticole, permettant alors l’«assemblage» de 10% de merlot tessinois au salvagnin, nom de tout rouge vaudois AOC. En blanc, la plupart des cantons ont déjà limité le coupage – à hauteur de 10% – à des blancs d’autres cantons (étranger exclu).
Enquête parue dans 24 Heures du 24 février 1998.