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Posted on 11 janvier 2005 in Gastro

Georges Wenger, l’anticyclique

Georges Wenger, l’anticyclique

Le pari anticyclique de Georges Wenger
Il n'est pas du genre à avoir froid aux yeux, le meilleur chef du Jura. Il refait, cet hiver, de fond en comble l'ancien Buffet de la Gare du Noirmont.
Par Pierre Thomas
Quand la morosité n'ose pas dire son nom, Georges Wenger, le chef de cuisine du Noirmont, lui oppose un «relookage» complet de son restaurant, pour une somme qui frise les sept chiffres. Exceptionnellement, l'établissement rouvrira le jeudi 6 février 2003. Un peu plus de six semaines où Georges et Andrea Wenger ne prendront pas de vacances aux antipodes, mais surveilleront jusqu'au moindre détail l'aménagement de la salle et de la cuisine.
Un «piano» rutilant
Il a d'abord fallu bâtir une annexe, sous toit depuis quelques jours. Le chef enverra à la casse, après un peu plus de vingt ans de bons et loyaux services, son ancien fourneau, trop exigu, pour le remplacer par une Rolls d'acier, qui vaut la bagatelle de 125'000 francs. Les visiteurs de Gastronomia ont, du reste, pu admirer les généreuses proportions de ce «piano», comme on le dit dans le jargon, au stand de la maison saint-galloise Menu-System. Pourra-t-on dîner à la cuisine, comme cela se fait chez Chevrier ou Rochat? «On se sentira surtout plus à l'aise pour travailler. Et on va mettre d'abord le nécessaire en cuisine, avant de songer au superflu», réplique le chef, 18 sur 20 au guide GaultMillau et un macaron au Michelin. Cette modernisation n'aura aucune incidence sur les douze cuisiniers et apprentis. Ni sur le nombre de couverts servis: toujours soixante, au maximum. Mais dans une salle rénovée.
Un sérieux coup de jeune
En 1991, les Wenger avaient déjà tourné la page de l'ancien Buffet de la Gare, dont ils avaient pris les commandes dix ans auparavant, y ajoutant cinq chambres d'un petit Relais & Château. Deux lustres plus tard, le style Biedermeier laissera place à un décor fin des années 40 revisité, avec un mobilier conçu par un décorateur, tout exprès pour l'auberge du Noirmont. «Nous voulons donner une image plus fraîche et plus jeune de notre restaurant», confie Georges Wenger, qui fêtera ses cinquante ans l'année suivante.
«Nous avons repris le Buffet de la Gare en pleine crise horlogère… En vingt ans, nous avons passé du bistrot de pensionnaires d'usine au grand restaurant. C'est dans ces périodes d'incertitude qu'il faut faire preuve d'optimisme et être entreprenant. C'est un investissement anticyclique», lance le cuisinier.
Pessimiste et optimiste à la fois
Naguère timide et ne sortant guère de sa cuisine, où ses employés louent son savoir-faire professionnel, Georges Wenger a appris, du haut de ses Franches-Montagnes, à ne pas mâcher ses mots. Il constate aujourd'hui que «la cuisine est sortie de la satisfaction des besoins physiologiques pour aller vers une alimentation de loisir. On devrait s'en réjouir… Mais le revers de la médaille, c'est que, malgré les politiciens qui ne veulent pas l'admettre, nous allons vers une société à deux vitesses. Il y a des gens qui ne pourront plus jamais aller dans un grand restaurant et d'autres qui les fréquenteront toujours plus.»
Même discours cru sur son environnement professionnel: «Le monde de la cuisine est comme celui du vin: il n'y a jamais eu autant de qualité, pourtant sans génie. La main de l'homme s'efface de plus en plus derrière la technique. Et on est en train de s'appauvrir au niveau des produits de base», souligne un chef connu pour sa cuisine régionaliste.
Aussi, en indépendant «qui assume son choix de vie», Georges Wenger voit l'avenir avec un certain pessimisme: «D'une part, aucune banque ne fait plus confiance à une jeune qui se lance, et, d'autre part, ceux qui ont de l'argent ne deviennent pas cuisiniers. Dans le futur, il y aura donc de moins en moins d'entreprise qui assureront une continuité, parce que l'hôtellerie et la restauration ne sont pas la plus lucrative des industries.»
Voilà pourquoi le chef du Noirmont a tenu à présenter, au salon Gastronomia, début novembre, à Lausanne, le concept de «cuisine ouverte» réunissant six chefs romands. «On a dû s'aider les uns, les autres et participer chacun aux plats de l'autre, ce qui n'est pas donné d'avance! Cette ambiance de solidarité était formidable. Ca s'est superbien passé entre nous. Et, chaque jour, nous avons invité, au grand repas et en cuisine, les meilleurs apprentis romands, pour montrer que notre métier a encore de l'avenir.» Après une pincée de pessimisme, une louche d'optimisme. Ainsi va la cuisine…

Eclairage
Pourquoi la formation de cuisinier fait fausse route

Georges Wenger a aussi son idée sur l'avenir de son métier. Il le dit sans détour: «L'enseignement tel qu'il est pratiqué aujourd'hui n'est pas à la hauteur des exigences des clients d'établissements capables de payer des cuisiniers compétents.» Le malaise ne se perçoit pas seulement chez les employeurs, mais aussi chez les jeunes, puisque «trois apprentis de cuisine sur cinq arrêtent leur métier à l'âge de vingt ans».
Même s'il forme deux apprentis — et même trois cette année, tandis que sa fille aînée termine sa troisième année dans la maison paternelle —, le chef regrette vivement que «de bons apprentis sachent apprêter des truffes et du foie gras, mais pas la choucroute et le rôti. C'est comme s'ils pilotaient une F1 avant d'avoir le permis de conduire!». Pour Georges Wenger, le meilleur apprentissage est encore celui qui est dispensé dans des «restaurant simples», certes en voie de disparition, ce qui n'arrange rien…
Entre apprentissage généraliste ou spécialisé, «le choix est cornélien», dit-il. Mais un an d'enseignement de base théorique, puis trois ans pratiques d'apprentissage pour acquérir non pas un, mais deux métiers, lui paraît le meilleur gage pour le futur. Et préférable à la spécialisation dès le départ, sur des critères limités à la haute gastronomie.

Article paru dans Hôtel+Tourismus Revue, Berne, en décembre 2002