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Posted on 23 septembre 2011 in Tendance

Mémoire du Temps 2011: le vin et le temps

Mémoire du Temps 2011: le vin et le temps

«La Mémoire du Temps» par Provins

«Avec le vin» VS «avec le temps»

L’autre matin de septembre 2011, je suis allé à la présentation de «La Mémoire du Temps», en Valais. Digressions sur le temps qui passe, reste, s’offre, avec Michel Logoz, prince de l’étiquette et de la com’. Et dégustation de quelques anciens millésimes avec Madeleine Gay, l’œnologue vedette de Provins-Valais (vigneron/ne suisse de l’année 2008).
Par Pierre Thomas

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Michel Logoz déclame sa flamme aux vins de Madeleine Gay.

La «Mémoire du Temps» existe pour sauver de l’oubli des cuvées R & D (recherche et développement) que la coopérative valaisanne collectionne d’année en année. Et qu’elle noie dans des assemblages… comme cet Apologia, récent nouveau-né, qui doit son nom à Michel Logoz et, paraît-il, cartonne, dans le style moderne des vins rouges frais et fruités. On ajoutera que les flacons de la «Mémoire du Temps» sont habillé chaque année par un dessinateur de presse. A peine revenu de Chine, le talentueux Chapatte n’était pas là pour commenter ses dessins qui, comme de bien entendu, parlent d’eux-mêmes.

Si rare cabernet franc helvétique

Madeleine Gay présentait un Cabernet-Franc 2009, élevé un an en barriques, au toucher de bouche fort agréable, peu boisé, et une touche de végétal, bien enveloppée par un gras distingué et des tanins bien là, mais enveloppés. A Leytron! Lieu choisi à dessein? Non à l’insu de son plein gré, puisque les familles Defayes-Crettenand y vinifient de longue date un cabernet franc, proche du fruit, puisque, selon la philosophie du grand Jean Crettenand, il est tenu éloigné de toute barrique…
Le Valais, disent les chiffres, cultive 18,6 des 54 ha de cabernet franc recensés en Suisse. Contre 14 ha à Genève, 10,5 au Tessin et un peu moins de 10 dans le vignoble vaudois. Cette variété ancestrale de la Loire est mère du cabernet (X) sauvignon.  Le cabernet franc vinifié par Provins vient de vignes de Montorge (sur Sion), plantées il y a 15 ans. Un jour, ce jus est entré dans l’assemblage cabernet-syrah…

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Inaugurée il y a 16 ans, la «Mémoire du Temps» (ci-dessus, photo Emery), dont les géniteurs sont donc Michel Logoz et Madeleine Gay, a visité génétiquement le vignoble valaisan, en débutant par une marsanne (94), puis une humagne rouge (95 et 2006), une petite arvine (96, 00, 03), une amine (97), un mariage cornalin-humagne (98), une surah (99), un diolinoir (01), un merlon (02), un sauvignon en liquoreux (04), un pur cornalin (05), une pure roussanne (07) et un carminoir (08). Et les dégustateurs ont pu, eux, revisiter quelques cuvées: une somptueuse marsanne résineuse de 1994, presque huileuse, une humagne rouge 2006 surmaturée à faire pâlir d’envie un amarone et civilisée à faire rougir de jalousie un Valaisan attaché au côté sauvage, donc végétal, du cépage le plus tardif du Vieux Pays, un carminoir 2008, chaleureux, sudiste, aux tanins bien là, encore, et un stupéfiant sauvignon 2004, liquoreux, à la vivacité et aux arômes d’agrumes dignes d’une petite arvine. De quoi donner raison au président (honoraire!) de la Charte Grain Noble, Stéphane Gay, le mari de Madeleine, donc, pour qui un vin liquoreux réussi escamote toute notion de cépage… La preuve, ici, est apportée.

Le temps selon Logoz…

Et puis, pour la fine bouche, Michel Logoz s’est livré à des variations stylistiques sur le le temps. Les voici in extenso, pour la postérité:
«Le temps, c’est l’emballage idéal, le fourre-tout parfait, extensible, compressible, rétractable, dilatable à souhait .Tout y entre, de l’instant à l’éternité, le passé, le présent, le futur. Dans le genre bagages de luxe, on n’a rien fait de mieux. Vuitton peut aller se rhabiller. Dans le temps protéiforme, vous pouvez empiler les neuf secondes et des poussières de la fusée Usain Bolt, les quarante ans de dictature de Kadhafi, les neuf petites années ministérielles de Micheline Calmy-Rey (sans crainte que son sourire en accordéon n’entre pas dans la valise !). Dans le temps, vous engouffrez sans problème les millénaires des civilisations antiques, une nuit d’amour, un jour d’emmerdes, la perpètre pour Jojo la Sardine, le présent qui s’éternise, demain l’apocalypse et, bien sûr,  le moment unique entre tous, le moment attendu par la foule qui hurle d’impatience sur le pavé d’en face: l’instant suprême de la révélation de la vedette surprise de «La Mémoire du Temps 2009», dévoilée à nos regards ébaubis. Le moment où le temps suspend son vol pour laisser place à nos extases et envolées gustativo-lyriques.
L’actualité d’un millésime, on la saucissonne dans le temps, on la débite en tranches comme dans les séries-culte. Ah!, mes amis, quelle sarabande, quel gymkhana! Premiers frémissements médiatiques dès la floraison passée, avec les annonces prophétiques d’un millésime exceptionnel. Petite suite en mineur durant l’été, où l’on guette les prémices d’une grande année en observant les soubresauts des derniers mois de grossesse de Dame Vigne. Grand barnum au temps des vendanges pour prédire la naissance du messie, le big wine du siècle. Suit une pause de quelques mois, histoire de revenir au millésime précédent – tiens, on l’avait oublié celui-là -  afin de fêter ses lauriers et médailles distribués à grands coups de sonneries de trompettes devant des parterres costumés et cravatés. Avec le printemps suivant, retour au millésime dernier né, ramdam pour saluer l’enfant sorti des limbes, son entrée dans le monde. Gonflements de pectoraux, étalage de deltoïdes pour glorifier le Fendant hors norme, le Pinot Noir époustouflant, la grâce et la beauté de la Petite Arvine.

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Et voilà qu’aujourd’hui, le gang de Roland Vergères, Madeleine Gay, David Genolet (de g. à dr. sur la photo ci-dessus) et Sandra Delétroz nous convie à revenir au millésime 2009. On en bégaie… 2010, vous voulez dire! Non, non, vous avez bien compris: 2009! L’année de la canicule? Mais non, mais non, voyons, une année de rêve, avec des conditions climatiques mirifiques. On se contorsionne pour convoquer dans son rétroscope ses souvenirs de vacances 2009. Afin de mieux brouiller les pistes, les châtaux bordelais ont recours à un subterfuge: la vente en primeur. C’est bon pour le tiroir-caisse, ça cartonne dans la presse, dans les e-mails, dans les boîtes aux lettres. Le millésime 2010 est encore en barriques pour quelques beaux mois qu’il est déjà vendu, payé pour une bonne quote-part. L’embrouille parfaite, la foi du charbonnier ! Vous voyez d’ici Provins offrir son promu du millésime 2011 de «La Mémoire du Temps» au printemps 2012 déjà. En voyant rappliquer la galette avec deux ans d’avance, j’en connais pourtant qui rigoleraient… Il faut avoir une sacrée caboche pour zigzaguer et slalomer au travers de tous ces millésimes. Le plus simple, croyez-moi, est d’oublier le temps qui passe en biberonnant tranquillement le cabernet franc de «La Mémoire du Temps 2009». Il paraît qu’il a un goût d’éternité.

… et le temps vu par Peter Handke

On en rajoute une couche, tirée de «La Nuit Morave», de Peter Handke (Gallimard, 2011): «Le temps n’était pas, n’est pas pour moi un problème, mais une énigme. Dans l’existence, dans cette vie, au début une pure énigme, la plus pure des énigmes, l’énigme des énigmes, l’énigme brute, et avec le temps, non, contre lui, une énigme monstrueuse, un nom d’emprunt pour la mort, ou simplement pour l’ennui, l’incapacité de faire quelque chose de moi-même et de mon temps. Dans cette vie, dans l’existence, le temps, jusqu’à aujourd’hui, passe soit beaucoup trop vite, soit beaucoup trop lentement pour moi. Dans le récit, en revanche, dans mon autre vie, le temps m’apparaît, depuis le commencement jusqu’à maintenant, et maintenant, et maintenant, non plus comme une énigme monstrueuse, mais fructueuse, non, cessons les jeux de mots: comme une énigme splendide» Et ça continue ainsi, lente mélopée sur les 300 pages égrenées après cette 87ème…
Sans oublier ce chef-d’œuvre, la chanson absolue de Léo Ferré, viatique (ou poison) de toute une vie: «Avec le temps, tout s’en va». Et en piqûre de rappel, l’antidote suprême: «Avec le vin, tout reste» (ou presque).
©thomasvino.ch