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Posted on 11 novembre 2011 in Carte Postale

L’Alentejo, nouvel Eldorado (partie II)

L’Alentejo, nouvel Eldorado (partie II)

Les vignobles de l’Alentejo
visent les sommets

Au Portugal, sur 22’000 hectares, l’«outre Tage» produit 120 millions de litres de vin. On y mise sur le haut de gamme. Reportage.
Par Pierre Thomas, texte et photos
De mars à octobre, pas une goutte d’eau ne tombe sur ces terres arides. Sous la dictature de Salazar, l’Alentejo était avant tout le grenier à blé du pays. La «révolution des œillets» du 25 avril 1974 a relancé des coopératives agricoles et viticoles. Les travailleurs de la terre ont repris la main et pu annexer certains domaines, morcelés. D’autres ont traversé les (r)évolutions presque sans broncher, comme Mouchâo, une cave «historique», construite en 1901.Un grand rouge classiquealent_mouchao.jpg
A Mouchâo, le distingué Iain R. Richardson, de l’Ordre de l’Empire britannique, montre le fût vinifié par la coopérative, jusqu’en 1986 (les premiers vins d’Esporao furent aussi vinifiés par une coopérative).

La famille Reynolds, originaire d’Angleterre et établie à Porto, cultive la vigne, en parallèle de la récolte de l’écorce des chênes — le Portugal est le leader mondial de l’industrie du liège, donc du bouchon. Le «flagship» (l’étendard) de ce domaine de 40 hectares est un magnifique rouge, qu’on laisse vieillir plusieurs années en grands fûts de chêne. On déguste aujourd’hui le Mouchâo 2006, tiré des deux cépages les plus représentatifs de l’Alentejo. L’alicante-bouschet, d’abord. Une curiosité ampélographique, obtenue par un Français, Louis Bouschet de Bernard. En 1824, il croise un cépage du Sud de la France, l’aramon, avec du teinturier du Cher. En 1855, il reprend ce métis, qu’il marie au grenache. Et si l’alicante-bouschet est en perte de vitesse en France, il connaît un regain d’intérêt en Espagne, en Californie, en Italie et, surtout, au Portugal.
Quant au second, le trincadeira, c’est un des cépages qui symbolisent l’Alentejo. Les deux sont assemblés dans une proportion de 70%-30%. La vinification traditionnelle, avec le foulage au pied des raisins dans des bassins de granit, les «lagares», la lente fermentation, puis l’élevage en bois donnent un vin puissant, mais élégant, aux arômes complexes de café et de cacao, de fruits noirs compotés, sur des tanins polissés. Un grand vin rouge classique !

Avec et sans Lafite-Rothschild

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Autre descendant d’une famille terrienne, Julio Tassaro Bastos (en photo ci-dessus) fait visiter, au pied de la cité historique d’Estremoz, les impressionnants chais du 19ème de Dona Maria, où les «lagares» s’alignent… en marbre local. De 1986 à 2000, le propriétaire des lieux a fait équipe avec le groupe Lafite-Rothschild. Depuis peu, le groupe bordelais s’est retiré du Portugal, au profit de la Chine.
L’alicante bouschet est aussi mis en évidence, issu de très vieilles vignes. Le domaine, de plus de 200 hectares, cultive autant les cépages en vogue au Portugal, comme le touriga nacional (autochtone) ou l’aragonez (le tempranillo espagnol), que du cabernet sauvignon, de la syrah ou du petit verdot, grâce du climat sec de l’Alentejo. L’avantage ? Tout y mûrit! Le revers de la médaille, ce sont les hauts degrés d’alcool, 14% et plus. Malgré l’irrigation indispensable, au moyen du goutte-à-goutte, la canicule pousse la vigne au stress hydrique, qui engendre un blocage de la maturité. Résultat, les raisins sont riches en sucre, mais les pépins ne sont pas mûrs, et confèrent aux vins des arômes verts. Pourtant, davantage que le soleil, les vignerons redoutent des pluies torrentielles après un printemps chaud, comme en cette année 2011. Le mildiou s’est abattu sur les vignes telle la petite vérole sur le bas clergé…
Assemblages ou monocépages ?
Il faut donc trouver des «niches» favorables à la vigne. C’est le parti choisi par Cortes de Cima, isolé en rase campagne. D’origine danoise, mais passés par l’Indonésie et la Californie, Hans et Carrie Jorgensen (photo ci-dessous) y sont implantés depuis plus de 30 ans.

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Enthousiaste, leur jeune œnologue portugais, Hamilton Reis, résume ses projets en faisant déguster le blanc d’entrée de gamme, le Chaminé 2010. Un tiers d’antâo vas, le cépage blanc de l’Alentejo, puis, de la même origine, un tiers de viognier, à la mode partout, et, enfin, un tiers de sauvignon blanc. Ce dernier a été cueilli 200 km plus à l’ouest, sur la côte atlantique, où les Jorgensen ont fait planter 20 hectares en pinot noir, en aragonez (tempranillo), en chardonnay, en sauvignon et en trois cépages blancs ibériques (l’alvarinho et le verdelho, du nord du Portugal, et le verdejo espagnol).
Il y a trente ans, les Jorgensen avaient fait parler d’eux en cultivant de la syrah, interdite dans l’appellation contrôlée (DOC) Alentejo: «Nous sommes hors la loi, mais honnêtes». En dix ans, les vins commercialisés sous la DOC Alentejo, majoritaires en 2000, ont certes doublé, tandis que le volume de «vinho regional alentejano», appellation moins contraignante, a été multiplié par trois et demi. Aujourd’hui, la région doit adapter ses cahiers des charges aux nouvelles normes européennes (DOP et IGP).
Même si le vin produit en Alentejo est à 80% du rouge (et commercialisé à 70% par des coopératives), tous les domaines tentent des expériences en blanc. A Esporào, autre bastion historique, la famille Roquette, dès 1973, a planté 600 hectares de vignobles (autant que le vignoble neuchâtelois…), dont 450 ha d’un seul tenant. L’eau nécessaire à la vigne est puisée dans le plus vaste lac artificiel d’Europe, l’Aquelva. La cave est à ciel ouvert, comme en Australie… d’où vient le «senior winemaker», David Baverstock.

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L’entrée d’Esporao, 450 hectares d’un seul tenant, sur un territoire connu depuis le 13ème siècle, comme en témoigne cette tour, emblème du domaine.

Les deux vins de moyenne gamme les plus réputés du domaine sont les Esporâo Réserva. Le blanc 2008 contient trois cépages portugais typiques de l’Alentejo, l’antâo vaz, le roupeiro et l’arinto, mais la moitié passe six mois en barriques de chêne américain : ce traitement de choc donne un vin puissant, avec des arômes de noix de coco et d’ananas frais. Le rouge 2008 assemble aragonez (tempranillo en Espagne), trincadeira, alicante bouschet, et cabernet sauvignon, élevés en barriques durant 12 mois (70% de chêne américain et 30% de français) : le nez se révèle vanillé, avec un légère note de poivron grillé ; la matière est riche, sur une trame tannique ferme. Un vin solide qui affiche ses généreux 14,5% d’alcool. «Ma conviction est d’élaborer, à base de variétés locales, des vins de qualité internationale», confie le jeune œnologue en charge des rouges, Luis Patrao.
La bouteille (tirée à 600’000 exemplaires) s’apprécie même sous nos latitudes : au retour de notre voyage, par exemple au Café Vaudois d’Ecublens (VD), qui vient de rouvrir sous la conduite d’une famille portugaise. Pourtant, les meilleurs vins lusitaniens restent encore méconnus en restauration, en Suisse romande. Mais ceci est une autre histoire…

Les domaines cités sont tous importés en Suisse : Mouchâo par Vins & More, à Lausanne, Dona Maria par Manor, Cortes de Cima par Martel à Saint-Gall et Esporao par Gomes Weine, à Bâle.

Paru dans Hôtellelerie et Gastronomie Hebdo du 9 novembre 2011.