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Posted on 28 janvier 2012 in Tendance

Comment le Sud de l’Europe se profile sur le marché des vins

Comment le Sud de l’Europe se profile sur le marché des vins

Des vins du Sud de l’Europe
toujours mieux profilés

Par Pierre Thomas, de retour de Trani (Pouilles)
Il faut avoir eu le privilège de parcourir ces derniers mois les vignobles de la Navarre, du Priorat, de l’Alentejo, et, enfin, des Pouilles. Dans ces quatre régions européennes, fleurons émergents de l’Espagne, de la Catalogne, du Portugal et de l’Italie viticoles, des constantes. Climatiques d’abord: on est là dans les marges du climat idéal pour la vigne. Un climat quasi continental en Navarre, parfois dans le Priorat, et dans l’Alentejo, avec de grandes différences de températures entre le jour — très chaud — et la nuit — très froide —, des conditions favorables au développement des arômes des raisins. Un climat méditerranéen exacerbé dans les Pouilles, qui se rapprochent des deux autres régions, mais aussi dans le Priorat.
En Navarre, sur la façade atlantique du nord de l’Espagne, comme dans l’Alentejo, en retrait des côtes atlantiques sous Lisbonne, et dans le Piorat, arrière-pays de Tarragone, ces conditions sont régulées par des vents, venant tantôt de la mer, tantôt de la montagne. Chacune des quatre régions se profile avec des vins qui, gustativement se ressemblent : le plus souvent rouges, fortement alcoolisés (14% en moyenne), néanmoins équilibrés par la fraîcheur des arômes, aptes à être servis sur de nombreux plats, loin du cliché du chianti ou du montepulciano avec la pizza.
Chacune de ces régions, où la vigne pousse depuis deux millénaires, mise sur un cépage emblématique, au moins : la Navarre, sur des grenache centenaires, le Priorat, sur de vieux carignans taillés par le vent presque en bonzaï sur des schistes, l’Alentejo, sur l’alicante bouschet, variété d’importation française qui a trouvé sous ce climat ultrasec un des rares endroits où mûrir à satisfaction, les Pouilles, enfin, célèbres pour leur primitivo.
Dans ces quatre régions chaudes et sèches, l’alimentation en eau est une des clés de la viticulture. Sans l’arrosage au goutte-à-goutte, rien ne pousserait ni dans le sud du Portugal, ni dans le sud de l’Italie, des régions à la limite des conditions les plus extrêmes pour cultiver la vigne. Dans les quatre régions, le mouvement coopératif est important, qui propose des vins d’entrée de gamme, mais de qualité. La vigne et le vin y sont aussi des valeurs refuges, tant pour de grands groupes que pour des investisseurs locaux, qui misent sur des caves ultramodernes et sur les conseils des meilleurs œnologues : leurs vins occupent souvent le milieu de gamme. Et sont arrivés des vignerons-encaveurs — comme on dit en Suisse… — passionnés et de grand talent, pour signer les meilleurs nectars, vendus jusqu’à cent francs suisses la bouteille. Lire le reportage sur les vins des Pouilles, ci-dessous.

Les Pouilles tournent la page
du vin rouge bon marché

Naguère, les Pouilles étaient à l’Italie ce que l’Algérie fut à la France ou la Navarre à l’Espagne: un réservoir de «vins médecins», destinés à remonter en couleur et en degrés d’alcool des crus plus maigres, mais de grande réputation. Aujourd’hui, le sud de l’Italie monte en puissance, pas seulement en quantité, mais surtout en qualité.
Pour la première fois, en novembre dernier, 21 producteurs et exportateurs de vin des Pouilles, réunis sous la bannière de Puglia Best Wine, organisaient une tournée de dégustations pour des journalistes d’une vingtaine de nationalités (dont un seul Suisse). Point d’orgue, une évaluation à l’aveugle des trois principaux cépages des Pouilles, le primitivo, le negr(o)amaro — on ne prononce pas le premier o… — et le nero di Troia. Sur la base des échantillons de 2010, pas encore mis en bouteilles, juvéniles, le pannel de dégustateurs a décerné des étoiles aux vins. L’issue était prévisible! Quatre étoiles (sur cinq) à tous et un tiercé en fonction des points obtenus, sans surprise : charmeur et chaleureux, le primitivo obtient 86 points sur 100, le nero di Troia, plus élégant, 85 points et le negr(o)amaro, bâti pour aller loin dans le temps, souvent grâce à un élevage en barriques, mais plus difficile à juger jeune, 83,5 points.
La marque plutôt que la DOC
La dégustation s’accompagnait de visites de domaines. Premier constat : le système des appellations des Pouilles, complexe, avec pas moins de 26 dénominations d’origine contrôlée (DOC) et 6 indications géographiques typiques (IGT) — qui mue en DOP pour les premières et en IGP pour les secondes, selon la nouvelle réglementation de l’Union européenne — est parfaitement incompréhensible. Ce d’autant plus que les grands domaines utilisent les DOP et les IGP à géométrie variable pour leurs diverses gammes de vins.
Les marques et la renommée supplantent donc cette construction qui faisaient la part belle aux intérêts locaux — on raille, sur place, telle ou telle «appellation du syndic». Ainsi, Conti Zecca, 325 hectares de vignes, écoule en majorité des IGT. Cette entreprise familiale où quatre frères et quatre sœurs sont aux commandes, fait figure de pionnière, puisque sa cave date de 1935, à une époque où une majorité du vin des Pouilles s’en allait en citerne dans le nord. A Leverano, près de Lecce, l’organisation est rationnelle, avec des domaines plantés à 5’000 pieds/hectare, et des ceps de 5 à 35 d’âge, majoritairement cultivés sur fil, en cordon permanent, une vendange à la machine, une vinification dans des cuves en ciment ou dans des cuves inox rotatives, le refroidissement systématique du moût.
Le domaine vient d’ouvrir une magnifique œnothèque-restaurant. A la dégustation, les vins sont techniquement irréprochables. L’assemblage Nero (70% de negroamaro et 30% de cabernet sauvignon), salué du sigle des trois verres, la note maximale du guide Gambero Rosso, qui fête sa vingt-cinquième édition cette année (2012), est résolument moderne, l’appoint du cabernet renforçant la structure du negroamaro.
Un negr(o)amaro international
Les Semeraro, une famille de banquiers de Lecce, ont vendu leur affaire en 2000, et les frères et sœurs ont investi dans la viticulture, dans le Salice Salentino, et l’œnotourisme local. «Avec le vin, on peut montrer quelle est la force d’expression de notre terroir», plaide l’avocat Pier Andrea Semeraro. Mater Domini est une «vecchia masseria» — vieille ferme— de 60 hectares, partagés entre des ceps plantés récemment et 15 ha de vieilles vignes, centenaires, cultivées en gobelet.
La première vendange remonte à 2004 et la supervision de la cave a été confiée à l’œnologue Carlo Ferrini, le Michel Rolland italien : «On veut faire un des meilleurs vins des Pouilles, voire d’Italie, alors, son nom s’est immédiatement imposé». La réserve, Casili 2008, a, elle aussi obtenu les «tre bicchiere» du guide italien: le negroamaro y est présent à 95%, avec un appoint de 5% de malvoisie noire de Lecce. Ce vin donne dans l’élégance, avec des notes mentholées qui trahissent l’élevage en barriques de chêne. On peut lui préférer le Marangi 2007, un pur negroamaro, qui affiche plus de 15% d’alcool, mais ne les fait pas, tant l’équilibre en bouche est réussi, entre des effluves fumés, des arômes floraux, des notes crémeuses de confiserie et une finale agréablement acidulée.
Non loin, le Castello Monaci, 210 hectares, dont 140 d’un seul tenant, entourant un château médiéval fondé en 1482 par des moines venus de Cluny. Au fil des siècles, ce haut lieu de cérémonies de mariage, dans des salles holywoodiennes, a subi moult rénovations… L’ancienne cave a été transformée en musée ; la nouvelle est à l’américaine bientôt couverte de panneaux solaires. L’exploitation est assurée en partenariat avec le Grupo Italiano Vini, qui possède une quinzaine de grands domaines dans toute la Péninsule et dont le siège est à Vérone.
Le jeune Luigi Serraca est fier de présenter le primitivo de haut de gamme du domaine, l’Artas, longtemps abonné aux «trois verres», notamment avec le magnifique 2006, au nez typique de tabac, de figue, gras, puissant, avec une finale sur les fruits secs et la canelle, alors que le 2007 est plus chocolaté et toasté. Le domaine a étudié la maturité idéale du primitivo, le raisin vedette des Pouilles, frère aîné du zinfandel californien. Et l’élevage de l’Artas est partagé entre 6 mois de barriques et 6 mois de grands fûts, «car on ne veut pas faire un vin de Californie ou d’Australie».
Des cépages en devenir
Entre les deux grands cépages que sont le primitivo et le negr(o)amaro, les meilleurs caves livrent un match serré: au premier, l’immédiateté, la richesse, la suavité, au second, l’élégance, la puissance, le potentiel de garde. Certains petits producteurs vedettes comme Gianfranco Fino signent des «bombes» dans les deux catégories. Mais le duel pourrait être arbitré par deux autres cépages, le nero di Troia, alliant longtemps gros rendement et bas de gamme, mais qui, selon un expert local, vient de «retrouver la lumière» dans la DOC Castel del Monte, et le susumaniello, fort en acidité, mais qu’on peut dompter par l’élevage en barriques. Ces deux variétés au bon potentiel de vieillissement pourraient faire de l’ombre au solaire et très consensuel primitivo…
Les Pouilles produisent 700 millions de litres de vin par an, soit sept fois la production totale du vignoble suisse. Les Suisses en boivent 11% du volume exporté, une quantité non négligeables. Et la région a encore quelques trésors à révéler: «Nous voulons évoluer et passer du cliché qualité-prix vers le meilleur rapport identité-prix», résume Luigi Rubino, producteur d’excellents vins modernes, et président du groupement Puglia Best Wine.
               
*En Suisse, Conti Zecca est distribué par Bindella (et Bindella-Testuz) ; Mater Domini, par 1870 Vins & Conseils, à Monthey ; Castello Monaci, par la Weinkellerei à Aarau ; Rubino par Wyhus Belp (BE) et Divo, Gianfranco Fino par Caratello et Canneti.

Paru dans le magazine Hôtellerie et Gastronomie Hebdo, le 25 janvier 2012.