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Posted on 8 janvier 2005 in Vins français

Bordeaux — Faut-il acheter les bordeaux 2003?

Bordeaux — Faut-il acheter les bordeaux 2003?

Faut-il acheter les bordeaux 2003
en primeurs ?
Après deux années peu cotées, les vins de Bordeaux reviennent en force. Mais faut-il les acheter déjà maintenant, sans pouvoir apprécier le contenu de la bouteille, livrée seulement dans un an et demi? C’est la question posée par les «achats en primeurs».
Par Pierre Thomas
Avant même que les grands châteaux aient donné leur «prix de sortie», la polémique est lancée. 2003, à Bordeaux comme dans tout le vignoble européen, a été caniculaire et propice à des vins mûrs et riches. Mais quels vins? Le gourou américain Robert M. Parker a déjà livré ses pointages: 99 points sur 100 pour Ausone (Saint-Emilion) et les premiers crus classés que sont Lafite, Latour et Margaux et 98 points pour Montrose et Pavie. L’influente journaliste anglaise Jancis Robinson réplique par un 12 points sur 20 attribué à Pavie. Un vin qui ressemble plus à du porto ou à du zinfandel californien qu’à du bordeaux. Le gourou américain est renvoyé à ses chères études: en Europe, on ne déguste pas comme lui.
Acheter sans boire
Toute cela n’aurait presque pas d’influence si le consommateur moyen attendait sagement que ces vins arrivent jusqu’à lui. Il les dégusterait et se ferait une opinion. Hélas, à Bordeaux, le jeu est bien différent. Les vins ne s’achètent pas quand ils ont achevé leur processus de maturation et sont prêts à la vente, mais à la réservation. C’est le système des «bordeaux primeurs». Rien à voir, soit dit en passant, avec le «beaujolais-primeur», vendus à peine sortis de cuve. C’est même l’inverse: le beaujolais-primeur se boit dans les trois mois, alors que les bordeaux sont destinés à une garde longue. Ou à la spéculation !
Avec les bordeaux primeurs, la spéculation est double. D’abord, il s’agit d’acheter le plus vite possible, en payant «cash», et en espérant que les prix montent. Vrai pour les marchands, qui revendront ces vins sur plusieurs années. Mais vrai aussi pour les privés, qui peuvent essayer de faire de bonnes affaires: un de mes voisins vient de revendre trente-six bouteilles de premiers crus 1990 trois fois plus cher qu’il les avait payées.
La spéculation est également gustative: impossible pour le commun des mortels de savoir ce qui se cache au fond des caves des châteaux bordelais. L’acheteur doit donc se fier à des connaisseurs, journalistes ou négociants. Tous — plus de quatre mille cette année! — se retrouvent dans le Bordelais pour déguster des échantillons de vin, le mois de mai suivant la vendange. Chaque producteur présente ce qu’il veut: une goutte de vin, plus ou moins fait, mais qui n’est pas pareil à ce qui se trouvera réellement dans la bouteille. Car, d’ici la livraison, le vin séjournera encore un an et demi en barriques (où il évoluera!) et les fûts seront assemblés.
«2003 est très hétérogène»
Alors, faut-il acheter le 2003 en primeurs? Depuis dix ans, Jean Solis, de Lutry, double champion suisse des dégustateurs, se rend à Bordeaux faire sa tournée. «2003 est très hétérogène. On est loin du grand millésime que la presse avait promis aux vendanges. J’ai dégusté beaucoup de vins dissociés: il faut se méfier du fruit trop mûr, typique d’une année chaude, mais signe aussi que le vin évoluera trop rapidement.»
Le gourou Parker a donc raison quand il écrit «il y a, d’une part, des vins massifs, tout en substance, en provenance de terroirs plutôt communs, et, d’autre part, des vins décevants de célèbres propriétés aux très bons terroirs.» Mais il prêche aussi pour sa paroisse: on ne peut pas se passer de ses notes. Jean Solis l’admet: «Avant d’acheter les vins réussis, il faut lire les cotations et, surtout, les commentaires, et les comparer, puis les pondérer en fonction de sa culture personnelle.» Car acquérir du bordeaux sans le déguster, c’est comme acheter un chat dans un sac… A bon consommateur, salut ! (4000 signes, tout compris)

Eclairages
1) Le millésime 2003 vu par Jean Solis
«Il y a plus de grands vins et d’homogénéité dans le Médoc, où le cabernet-sauvignon est majoritaire. Les poids lourds se trouvent à Pauillac ; les Graves sont inégaux. A Saint-Emilion, les crus du plateau calcaire sont les plus réussis, alors qu’à Pomerol, le merlot a souffert de la chaleur. Les dégustations ont été difficiles : nombre de vins présentaient des arômes de fruit surmûri ou cuit, d’autres, des tanins végétaux ou rêches. Mais les grands vins, dont les raisins ont été vendangés au bon moment, sont frais, complets et complexes. Ils ont un bon potentiel de vieillissement, pour autant que la fraîcheur de fruit soit là. Sinon, les vins fragiles aujourd’hui vont évoluer très rapidement. Par comparaison, en 2000, dernier grand millésime, tout le monde avait fait du bon vin.»

2) Trois bons tuyaux
Parmi les vins que Jean Solis a appréciés sur place, en voici trois particulièrement intéressants.
D’abord, dans le Haut-Médoc, Château Charmail, cru bourgeois, qui signe «le meilleur millésime du domaine» en 2003. Sur 22 ha, 48% de merlot, contre 30% de cabernet-sauvignon et 20% de cabernet franc ; 100'000 bouteilles par an. Charmail est charmeur jeune déjà, grâce à la macération à froid initiale de la vendange.
Ensuite, à Saint-Julien, le Château Langoa Barton, 3ème cru classé, qui fait preuve d’une belle «plénitude». Là encore, un petit domaine (17 ha – 85'000 bouteilles), mais où le cabernet-sauvignon domine à 70%. Selon le guide Bettane-Desseauve, «dans les belles années, il constitue un magnifique et classique saint-julien capable de vieillir superbement».
Enfin, à Pauillac, le Château Haut-Bages Libéral, 5ème cru classé, 28 ha à 80% de cabernet-sauvignon, 170'000 bouteilles par an. Une partie du vignoble jouxte le fameux Château Latour. La vinification s’est affinée depuis 2002, après la reprise par la famille de Claire Villars (Chasse-Spleen, valeur sûre de Moulis) et l’équipement d’une nouvelle cuverie.

3) Le pour et le contre d'un achat en primeurs
Pour

*certitude d’obtenir le vin choisi
(les premiers crus s’arrachent sur le marché international)
*prix inférieur à celui de la mise en marché
(en moyenne de 30% pour un millésime bien coté)
Contre
*coût réel sous-estimé
(paiement à la commande, frais de stockage, fluctuation du prix)
*risque d’insolvabilité de l’intermédiaire
*vin non dégusté

Dossier paru dans Le Matin-Dimanche, Lausanne, en mai 2004