L’Alsace en pleine effervescence
Ca n’est pas un jeu de mots sur l’importance croissante du «crémant d’Alsace», mousseux industriel d’assemblage et de la faillite récente d’un de ses principaux élaborateurs (Lucien Albrecht SA), mais cette région viticole est en plein débat identitaire, agité par le blog groupealsace2015.com. Juste de l’autre côté de la frontière suisse, le débat fait rage sur la rive gauche du Rhin. Et plusieurs éléments pourraient avoir un écho — prémonitoire — en Suisse, où l’on cultive, sur une plus grande diversité encore, la même surface viticole, 15’000 hectares.
Par Pierre Thomas. de retour de Strasbourg
Comme la Suisse, l’Alsace est classée à 100% en appellation d’origine contrôlée. Certes, en théorie, la Suisse est moins stricte, mais, en réalité, les vins de pays sont très marginaux, alors qu’ils sont exclus de la législation alsacienne. L’Alsace met en avant sa variété de «terroirs», fondée par la nature hétéroclite de son sous-sol et de ses micro-climats, comme les régions helvétiques. Et aussi, son éventail de cépages, soit treize autorisés, alors que la Suisse, ultra-libérale, dépasse les 50 cépages!
L’Alsace a inspiré les Vaudois
Aujourd’hui, l’Alsace, prise entre deux feux, envie, pour son respect des terroirs, lié à la notoriété qu’elle peut en tirer, la Bourgogne, et, pour la mise en valeur de son raisin, la Champagne. Les viticulteurs suisses citent, en général, les mêmes exemples… et les Vaudois se souviennent que l’Alsace leur a servi de modèle pour la définition des 1ers Grands Crus. La pyramide vaudoise, établie en 2009, reste «bancale». Une quinzaine de 1ers Grands Crus figurent au sommet, en chasselas seulement, répartis un peu partout dans le canton, au contraire de périmètres définis, partagés entre plusieurs propriétaires, des 51 Grands Crus alsaciens. Quant aux grands crus vaudois, ils ne s’appuient pas sur un périmètre territorial, mais sur la richesse en sucre et sur une limitation du droit de coupage, largement accordé (40%) aux AOC régionales. Coïncidence: c’est un jeune œnologue alsacien, Philippe Meyer, 35 ans, de la famille propriétaire du domaine Josmeyer, qui vient d’être nommé œnologue cantonal vaudois, succédant à Denis Jotterand.
Les Alsaciens, eux, ne connaissaient depuis trente ans que deux catégories de vins: ceux de l’AOC Alsace assortie d’un nom de cépage (riesling, gewurztraminer, pinot gris, muscat, pinot noir, etc.) ou les Grands Crus, avec leur nom géographique et la mention du cépage. En fait, chaque maison propose aussi des cuvées particulières, jusqu’aux vendanges tardivese t autres sélections de grains nobles…. Pour consolider leur «pyramide», les Alsaciens ont ajouté, depuis peu, des lieux-dits, qui doivent encore être définis, et envisagent des 1ers Crus, une catégorie située en-dessous des Grands Crus existants.
Des Grands Crus trop laxistes
Dans l’esprit des vignerons les plus «qualitatifs», la notion de Grand Cru devrait être renforcée, avec une diminution drastique de la production, et une véritable garantie de qualité supérieure pour le consommateur, avec une réévaluation du prix à la clé. Car le système alsacien actuel ne donne plus satisfaction, constate la vingtaine de signataires du constat du «groupe transversal 2015» : «Le prix de vente des vins d’Alsace est de plus en plus déconnecté de leur qualité intrinsèque et de leur coût de production». Dans les supermarchés, certains rieslings sont proposés à 2,50 euros (moins de 4 francs suisses), des grands crus à 8 euros (10 francs) et des vendanges tardives à moins de 10 euros (moins de 12 francs). 80% des vins alsaciens sont écoulés en grande distribution, dont 42% en «marques de distributeurs» (sans le nom du fournisseur, mais seulement celui du vendeur !).
Sur le blog «transversal», Jean Meyer (du domaine réputé Josmeyer) commente : «Deux styles de vins seront peut-être appelés à cohabiter d’une façon plus tranchée : les vins d’Alsace de supermarché et les vins d’Alsace de domaine qui, pour se démarquer des premiers se regrouperont pour communiquer d’une manière plus personnelle et plus valorisante que celle destinée à la grande masse des consommateurs.»
A Strasbourg, dans le prolongement des Grands Concours (lire ci-dessous), on a rencontré deux producteurs signataires de l’appel de janvier 2013, Jean-Pierre Frick, 56 ans, de Pfaffenheim, et Jean-Michel Deiss, 58 ans, de Berckheim. Pour le premier, «l’Alsace doit sortir de la seule notion de cépage». Ce pionnier du bio, dès 1970, et de la biodynamie dès 1981, constate que 15 à 20% des domaines d’Alsace sont en bio, aujourd’hui.
Vers une viticulture à deux vitesses
Pour lui, il est inéluctable que l’Alsace vitivinicole s’achemine vers une viticulture à deux vitesses : «Dans dix ans, il y aura deux catégories de vins, l’industriel, produit selon des méthodes conventionnelles, et l’artisanal, en bio ou biodynamie. Il n’y aura plus de catégorie intermédiaire. Les deux modèles cohabiteront et seront même complémentaires», esquisse Jean-Pierre Frick. A la tête d’un domaine de 12 hectares, qui n’achète ni ne vend du raisin à d’autres, il explique : «Nous, nous créons du lien. Derrière chaque cuvée, il y a une histoire. Les consom-acteurs veulent des histoires.» Le vigneron-récoltant est un adepte du sans soufre, pour une partie de ses cuvées, «un monde inconnu, qui était peut-être le monde originel.» Et tant pis si, après un élevage de deux ans dans de grands tonneaux, le vin présente des notes de légère oxydation : «L’oxydation, c’est un concept ! Il faut revenir au sensoriel. On aime ou on n’aime pas, au moins, il y a une histoire. Et heureusement que tout le monde n’aime pas les mêmes femmes !» Comme il se bat pour rétablir la réputation du sylvaner : «On en a fait un vin pas cher, donc médiocre. Mais quand il a le même rendement que le gewurztraminer, il en mérite le même prix.»
Viser le haut de gamme, vendu cher
L’ancien président des Grands Crus, Jean-Michel Deiss, assène : «L’Alsace ne fait pas partie du club des grands vins. Et c’est dû aux producteurs, qui n’ont ni la fierté, ni l’orgueil de leurs vins, et n’ont pas confiance dans leurs terroirs.» La faute à une législation mal définie, qui permet de «multiplier partout tous les possibles sans choix. Du coup, les vignerons ne savent plus où l’on peut faire un grand vin sec ou liquoreux, blanc ou rouge» (15% de pinot noir). Pour réapprendre, Jean-Michel Deiss lance l’idée d’une «université des grands vins» : «Une fois par mois, on va inviter un grand vigneron nous parler de son vin. Pour que les Alsaciens se disent : pourquoi pas nous ? Pourquoi ne pouvons-nous pas, nous aussi, produire une bouteille vendue à mille euros, si le produit est dans la bouteille ?»
Le producteur, qui ne propose que des vins de son domaine de 27 hectares (125’000 bouteilles par an), montre du doigt deux défauts majeurs du système alsacien : «Le rendement pléthorique de 100 hl/ha (1 l./m2, alors que les quotas fédéraux suisses sont depuis 1991 à 1,4 l./m2 pour le blanc et 1,2 l./m2 pour les rouges) et la volonté d’élaborer des vins à boire tout de suite.» Il conclut: «C’est le dernier moment pour agir. L’enjeu n’est plus la qualité du vin, mais l’identité dans les bouteilles. Non pas l’identité du vigneron, mais celle du lieu : l’homme est possédé par son lieu.» Et de citer les Allemands et les Autrichiens qui se réapproprient leurs terroirs, avec des cahiers des charges exigeants : «Ils vont y arriver avant nous, les Alsaciens!»
Grands Concours:
une pluie de médailles d’or
Du 6 au 7 avril 2013, au Palais des expositions de Strasbourg, ont été dégustés, par 75 jurés, 925 vins, de 253 caves de 18 pays. Ils étaient répartis entre les concours Riesling du monde (16ème édition), Pinot gris du monde (8ème édition), Gewurztraminer du monde (6ème édition) et, petit dernier nouveau cette année, Sylvaner du monde.
Chaque compétition a livré son lot de médailles. 276 au total, soit 3 grands ors pour des rieslings (Vieilles vignes 2011 de Ruhlmann-Diringer, à Dambach-la-Ville ; Grand Cru Schoenenburg, vendanges tardives 2007, de Dopff & Irion, Château de Riquewihr, et Klingelberger 2011, spätlese trocken, du Schloss Ottenberg, seul vin allemand, et même non alsacien, grande médaille d’or cette année) et 95 médailles d’or (67 France, 15 Allemagne, 5 Luxembourg, 3 Tchéquie, 3 Slovaquie, 2 Australie).
En pinot gris, trois grands ors aussi, dont un 2009 vendanges tardives de la Cave (coopérative) de Turckheim et un 2011 élevé aux Hospices de Colmar par le Domaine viticole de la ville de Colmar, et 68 médailles d’or (57 France, 4 Allemagne, 3 Luxembourg, 2 Slovaquie, 1 Tchéquie et 1 Afrique du Sud).
En gewurztraminer, quatre grands ors, dont une pour la cuvée Excellence 2011 de Sylvie Fahrer, de Saint-Hyppolite, et 65 médailles d’or (59 France, 5 Allemagne et 1 Luxembourg).
Enfin, aucune grande médaille d’or pour les sylvaners, mais 11 d’or (9 France, 1 Allemagne, 1 Slovaquie) et 10 médailles d’argent… un métal de second rang peu garni dans les autres catégories (17 au total), parce que le 30% de médailles, conforme à la réglementation de l’O.I.V., était déjà atteint avec le grand or et l’or. Aucun vin suisse n’a décroché de médaille. Résultats complets sur www.portail-vins-du-monde.com (pts)