Chili — Le Chilien qui transforme les vins vaudois
Rodrigo Banto, œnologue d’Uvavins, à Tolochenaz (VD)
Le Chilien qui transforme les vins vaudois
Par Pierre Thomas
Son épouse, d’origine allemande, est monitrice de gym à Cossonay. L’aîné de ses trois fils, un des premiers de sa classe en français. C’est dire si la famille de Rodrigo Banto est déjà intégrée dans son pays d’adoption. A Tolochenaz, l’œnologue, formé à l’Université catholique de Santiago, a succédé à Philippe Corthay, toujours consultant, passé de la pratique à la théorie, puisqu’il enseigne désormais à la Haute Ecole Spécialisée de Changins. Rodrigo, petit-fils d’un ingénieur nidwaldien parti en Amérique du Sud dans les années 1930 réalisait ainsi un rêve: «J’ai suivi les cours de l’Ecole suisse de Santiago et j’étais venu quelques mois en Suisse, à Berne, pour visiter le pays de mes ancêtres. Comme le bac chilien n’est pas reconnu ici, je n’ai pas pu faire le poly de Zurich en agronomie. Mais j’avais bien l’intention de revenir !»
2003 : des vignerons rassurés !
Engagé par Uvavins, le jeune Chilien avait les dieux du Ciel avec lui quand il est arrivé en Suisse : son premier millésime, 2003, a été le plus chaud de mémoire de vinificateur. «J’ai immédiatement trouvé mes repères. Je n’ai pas eu de souci à gérer cette vendange, exceptionnelle pour le Pays de Vaud, habituelle pour moi. J’ai pu rassurer les vignerons : attendez, il n’y a pas de risque de surmaturité ! Et j’ai remarqué que la Suisse n’est pas équipée pour bien traiter le raisin dans de telles conditions. Il manque des installations qui permettent de contrôler la température durant la vinification.» Car, à la lumière de ses expériences au Chili, l’œnologue plaide pour un rôle de prévention des problèmes, et non de correction par des manipulations de laboratoire. «C’est ce qui a changé, depuis les années 1990 au Chili. Ici aussi, grâce au travail de Gilles Cornut, directeur terchnique d’Uvavins, on va autant dans les vignes qu’on travaille en cave.»
La barrique a la cote
En deux vendanges, Rodrigo Banto a déjà marqué de son empreinte certains vins : sauvignon blanc frais et fruité, chardonnay boisé, assemblages rouges (lire l’encadré)… Au Chili, le vin est un produit industriel porté par l’innovation et tourné vers le marché — 60% des vins chiliens sont exportés. Banto relativise son influence : «Uvavins connaissait déjà les techniques modernes de vinification. Par exemple, dans les rouges, la micro-oxygénation ou le délestage.» Mais Gilles Cornut précise : «Grâce à lui, on a investi dans les barriques de chêne. Il a amené un savoir-faire sur l’élevage en fûts et a de la vista.» La coopérative va, du reste, cette année, aménager un chais à barriques digne de ce nom.
Respectueux du chasselas
Le jeune Chilien n’a pas tout chamboulé : «Je n’ai pas touché au chasselas, qui est un vin ancré dans le terroir et la tradition. J’ai voulu respecter ce qu’on faisait jusqu’ici.» Pour Rodrigo Banto, cette culture viticole fut la première surprise : «Au Chili, le management des caves ne connaît rien aux vins. La seule chose qui compte, c’est les chiffres. Et il est parfois difficile de lutter pour la qualité du produit. En Suisse, surtout dans une coopérative, les sociétaires sont très attachés à la vigne. J’aime ça ! Ici, tout le monde déguste. Au Chili, il n’y a que les œnologues qui le font…»
Huit fois la Suisse
Le match Suisse-Chili reste inégal. La Suisse ne cultive que 15'000 hectares de vignes et n’exporte qu’à peine plus d’1% de sa production ; le Chili, lui, c’est 110'000 ha pour plus de 60% d’export. Le «nain» (de jardin) du Vieux-Continent peut-il tirer exemple d’un «tigre» du Nouveau Monde? Rodrigo Banto : «Ici, les vignerons sont très attachés aux appellations d’origine contrôlée (AOC). Dans les pays du nouveau monde, l’accent est mis avec succès sur le cépage et la marque. On pourrait essayer de faire la même chose !» Et faut-il exporter ? «C’est important… pour rassurer les Suisses sur la qualité de leurs vins. Les Suisses sont très critiques avec leurs vins. Si les étrangers les apprécient, on sera aussi plus fiers d’en consommer ! Cette situation, je l’ai déjà vécue au Chili. Le vin est devenu une boisson valorisante pour les Chiliens dès qu’il a eu du succès à l’étranger.»
Restent des différences culturelles et culturales fondamentales entre les deux pays : au Chili, l’influence du climat est prépondérante, en Suisse, la terre joue un grand rôle. Rodrigo Banto a cette jolie image : «En Suisse, quand on parle du vin, on regarde le sol, tandis qu’au Chili, on scrute le ciel ! On sait que pour faire un grand vin, il faut les deux, le bon sol et le bon climat.»
Perspectives
I Vins chiliens en Suisse : des résultats modestes
En Suisse les vins chiliens n’ont pas (encore) effectué de percée spectaculaire. Dans une conjoncture défavorable, en 2004, où la consommation de vin a baissé (38,2 l. par habitant et par an) et les importations également (- 3,6 millions de litres pour un contingent de 160 millions), les vins chiliens figurent, avec 2,4 % en rouge et 4,3 % en blanc, au sixième rang, loin derrière le trio européen Italie, France, Espagne (83 % en rouge, 73 % en blanc), mais aussi derrière les Etats-Unis et l’Afrique du Sud, et à quasi égalité avec l’Australie.
Avec un volume d’affaires estimé à 10 millions de dollars, la Suisse n’entre pas parmi les dix plus gros acheteurs de vins chiliens : en tête, l’Angleterre et les Etats-Unis, avec plus de 100 millions de dollars chacun, devant l’Allemagne, le Danemark et le Canada, tous à plus de 30 millions, etc.
II Les cinq vins chiliens préférés de R. Banto
Quand on lui demande de citer son «quinté» favori, Rodrigo Banto vise le tout haut de gamme, avec quatre assemblages rouges. Dans l’ordre, Sena, la cuvée «top» d’Errazuriz : «Je l’aimais avant de travailler sur le domaine. Très élégant et très bien fait» (Mövenpick, 2000, 79 fr.). Puis Clos Apalta : «Un vin puissant, concentré, qui reste très chilien. Il est plus complexe, mais moins élégant que Sena. Son œnologue de l’époque, Michel Friou, était mon voisin à Santa Cruz». Et la propriétaire, Alexandra Marnier-Lapostolle (de la famille qui produit la liqueur française Grand Marnier) habite Genève (Barossa, 2001 et 2002, 75 fr.). Coyam, ensuite : «Un superbe vin, conduit en biodynamie» (pas importé en Suisse), et Montès M, «le sommet de la gamme d’Aurelio Montès, à base de cabernet sauvignon, illustration parfaite de ce cépage au Chili» (Vinurba, Orbe, 1996, 69 fr.). Enfin, un seul vin monocépage, la Syrah La Cumbre, d’Errazuriz, «très fruits rouges, chilienne d’abord, car ni du style épicé des côtes-du-rhône, ni puissante et boisée comme une australienne» (Mövenpick, 2002, 39 fr.). Pourquoi pas de carmenère, l’ancienne variété bordelaise importée au Chili au 19ème siècle et redécouverte à la fin des années 1990 ? «Pour moi, la carmenère est meilleure assemblée qu’en cépage pur.»
III L’effet Banto sur les vins vaudois
L’œnologue chilien a choisi cinq vins pour illustrer son travail chez Uvavins :
Sauvignon blanc 2004 (production, 1000 bouteilles, prix, 14,80 fr.). «Il est plus frais, plus sur le fruit, moins compliqué que les sauvignons suisses». Et c’est le résultat assemblé d’une dizaine de vinifications différentes sur des microcuvées !
Viognier 2004 (3600 bouteilles, 14,80 fr.). «Du viognier, je n’en n’avais jamais vinifié auparavant. Je l’ai voulu à boire jeune, sur le fruit. Il a un arôme qui me rappelle un fruit exotique chilien, la chirimoya».
Chardonnay 2003 (Collection Bernard Ravet, 2000 bouteilles, 18,20 fr., pas encore en vente). Ce vin blanc, au nez vanillé, crémeux, à l’attaque ample, avec des arômes de fruits exotiques, a obtenu une médaille d’or à Chardonnay du monde 2005, en Bourgogne.
Le Bernardin 2003 (Collection Bernard Ravet, 1000 bouteilles, 20 fr.). Un rouge «mystère» choisi par le chef de cuisine de Vufflens-le-Château, à dominante de merlot de La Côte, élevé 12 mois en fûts de chêne.
Distinguo 2003 (1500 bouteilles, 25 fr.). «Sous ce nom, on veut faire chaque année un vin différent. Ce premier essai est un assemblage de deux tiers de cabernets sauvignon et franc et un tiers de gamay-garanoir-gamaret, élevé 16 mois en fûts neufs et d’un vin. Un rouge vaudois exotique, complexe, fruité malgré un boisé toasté: «Ouah, j’aime bien ça!», s’exclame Rodrigo Banto.
(Tous ces vins sont en vente aux Caves Cidis, Morges-Tolochenaz)
IV Arvinis à Morges
Halles CFF (en face de la gare). Du mercredi 13 au lundi 18 avril. Tous les jours de 16 h. à 22 h. (le week-end, dès 11 h.).
10ème édition. 155 stands. Hôte d’honneur, le Chili : une douzaine d’importateurs de vins chiliens présents. Nombreuses dégustations : inscriptions sur www.arvinis.com. Prix : 20 fr.
Page parue dans Le Matin-Dimanche du 10 avril 2005.