Divorce à l’italienne pour un nectar
En vingt ans, l’amarone, vin rouge riche de Vérone, est devenu un étincelant succès commercial. Pourtant, le syndicat des producteurs et douze grandes maisons se déchirent.
Pierre Thomas, de retour de Vérone
Les querelles familiales, Vérone, la cité du nord de l’Italie lovée dans un méandre de l’Adige, en a fait son miel. La rivalité sanglante des Montaigu et des Capulet est le thème du drame de Roméo et Juliette. Les producteurs d’amarone rejouent la pièce, quatre cents après Shakespeare, qui s’était inspiré de contes italiens.
L’amarone, qui vient d’accéder, avec le millésime 2010, à la catégorie des meilleurs vins italiens de «dénomination d’origine contrôlée et garantie» (DOCG) est, depuis les années 1990, une «success story». La Valpolicella, l’arrière-pays de Vérone, répartie en vallées sous les monts Lessini, avait depuis le milieu du 19ème siècle, pour spécialité un vin doux rouge, le «recioto», tiré de raisins sèchés en grappes suspendues à des fils ou posés sur des bambous dans des caissettes de bois. Cette opération, qui réduit en 120 jours de 40% le poids des grappes, par dessication naturelle, et renforce d’autant le sucre et les arômes, se nomme le passerillage («appassimento» en italien).
Une «amertume» à succès
Elle est la clé de la richesse de l’amarone, de naissance aussi fortuite que récente. En 1938, à la cave coopérative de Negrar, une cuve destinée à devenir du «recioto» fermenta plus rapidement que prévu, donnant un vin «amer», selon le maître de chais. Ou mieux, «amarone» (le diminutif d’«amaro»…) s’exclama le patron de la coopérative. Dès cette époque, les producteurs proposèrent en parallèle du rouge doux et du plus sec. Le premier devint clairement recioto et le second amarone en 1991. Mais c’est surtout ces dernières années que l’élaboration et la vente de l’amarone a explosé. Les viticulteurs ont agrandi notablement leur vignoble, de 5’000 à 7’500 hectares en 15 ans. La production de l’amarone a été multipliée par cinq, passant de 2,4 millions de bouteilles en 1999 à 13,5 millions ces derniers millésimes.
Contrôlé par les coopératives, et rassemblant aussi de petits encaveurs qui se sont mis à «faire de la bouteille», le Consorzio présente ses vins en janvier. L’amarone doit être élevé, pour une part en fûts, durant trois ans : les 25 et 26 janvier 2014, on faisait déguster le vin issu de la vendange 2010. Sauf que si on prend le décret au pied de la lettre, le 2011 peut déjà être mis sur le marché, tandis que les maisons dissidentes proposent pour la plupart encore du 2009. C’est une des divergences du mouvement Le Famiglie dell’Amarone d’Arte, formé, il y a cinq ans, de 12 producteurs, dont Allegrini, Masi, Speri, Tedeschi, Tommasi et Zenato.
Trop de vin trop bon marché
Ces frondeurs ont sauvé de la faillite un des restaurants les plus fameux de Vérone, la Bottega del Vino, au décor néo-gothique de 1890. Leur discours paraît identique à celui du Consorzio, quand ils réclament un retour à de grands vins de «terroir» et de micro-climats, sur la base d’une carte topographique précise. Pourtant, les dissidents exigent l’abandon des vignes d’amarone en plaine, soit une amputation du vignoble de 25% au moins, comme pour le Barolo. Ils critiquent aussi la proportion entre l’amarone et le «ripasso», son sous-produit, obtenu en refermentant sur le marc de l’amarone ou du recioto, du valpolicella sec. Cette très vieille recette rappelle la «lora», le vin des esclaves de l’Antiquité, et, en moins flatteur, la «piquette» française. Moins riche en alcool et en sucre résiduel, et donc, finalement, plus équilibré, et meilleur marché, cet «amarone bis» canibalise le marché du «grand vin» : les dissidents voudraient le limiter à la production d’une bouteille de «ripasso» pour une bouteille d’«amarone». On en est au double…
Et puis, Le Famiglie, dénoncent les prix cassés des amarone de supermarché, notamment vendus en Suisse, troisième marché pour ces douze encaveurs, derrière le Canada et les pays scandinaves. En chœur, ils revendiquent que l’amarone reste «rare et cher». Chacune des 250’000 bouteilles expédiées en Suisse en 2013 leur a rapporté près de 16 euros, net, départ cave, soit plus de 19 francs suisses la bouteille. Dirigeants du Consorzio et dissidents ne se parlent plus. Montaigu et Capulet ont de solides descendants.
Cinq amarones au prix crescendo
Tedeschi 2009
Maison traditionnelle qui a plusieurs monocrus ; la version de base, sous une nouvelle étiquette, offre un nez floral, frais, avec du gras, des tanins fermes, et des arômes typés de cerise noire. (36 fr., www.caratello.ch)
Cesari 2010
Nez boisé, attaque souple, sur le biscuit, la confiture, les fruits noirs; un peu austère et encore marqué par le bois, qui le sèche en finale. (41 fr. le 2008, www.alfavin.ch)
Speri 2009
Cette maison a transformé un vignoble de 20 ha d’un seul tenant, Monte Urbano, pour produire un seul amarone, de belle facture classique, équilibré et élégant. (48 fr., www.fischer-weine.ch)
Zenato 2009
Nez de cerise confite, puissant, avec du gras, et une certaine sucrosité, qui enveloppe les tanins : le favori de plusieurs sommeliers romands. (59 fr., www.vinievini.ch)
Allegrini 2009
Un des rénovateurs de la Valpolicella, qui élève son seul amarone en barriques neuves : nez fruité, notes de cassis, de fumé, du gras, et un bon soutien acide ; moderne et bien fait. (75 fr., www.cavesa.ch)
Paru dans L’Hebdo du 20 février 2014.
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