Grand Cru Salquenen: les 30 ans d’une «marque»
Les vignerons de Salquenen sont fiers d’avoir été les premiers, il y a 30 ans, à lancer une démarche qualitative qu’ils ont nommée «Grand Cru». Et qu’ils ont fêtée au Zermatterhof par une dégustation verticale.
Par Pierre Thomas
Sur la carte du Valais viticole, Salgesch, outre-Raspille, avait déjà, depuis longtemps, une réputation établie, grâce à la «Dôle de Salquenen». En 1988, le Grand Cru, limité au seul pinot noir (après que le fendant fût rapidement abandonné), s’est profilé grâce à quelques caractéristiques novatrices à l’époque. D’abord, la volonté quasi-politique de faire de Salgesch un «village du vin» en fédérant les caves locales dans un projet collectif. Ensuite, en organisant des contrôles dans les vignes, cultivées en production intégrée, pour respecter une limitation de rendement, pionnière en la matière, avant l’arrivée de l’AOC (dès 1991 en Suisse). Enfin, en commercialisant, sous une étiquette commune, après 15 mois de bouteille, sans élevage sous bois, un vin «garanti» par un règlement de production et une dégustation d’agrément.
Un succès commercial marginal
Trente ans plus tard, qu’en reste-t-il ? «Grand Cru» a fait école en Valais, dès 1994 à Vétroz, puis dans plusieurs communes, dont Chamoson, Sierre et Sion, en dernier lieu. Un texte cantonal existe, auquel Salquenen s’est rallié dès 2017 seulement. Du coup, le jeu s’ouvre : il n’y aura plus désormais que du pinot noir en Grand Cru de Salquenen, mais du gamay (déjà autorisé en assemblage par le règlement actuel) et de l’humagne rouge et de la syrah.
Quel impact a, aujourd’hui, le pinot noir Grand Cru ? Son succès commercial est marginal : 2 à 3% des vins de Salquenen. En 1992, 31 caves en mettaient sur le marché, actuellement moins d’une quinzaine… Les vignerons restent discrets sur les chiffres : il n’y en aurait guère que 50 à 60’000 bouteilles. Jusqu’ici, le fait de déguster les vins après mise en bouteille posait un problème de logistique : il fallait déboucher et reconditionner les vins qui échouaient en commission de dégustation. Salquenen s’est non seulement ralliée à la bouteille commune aux grands crus du Valais (seul Fully fait de la résistance !), mais déguste avant mise en bouteille, tout en exigeant une analyse du vin pour assurer la traçabilité et la conformité à l’échantillon dégusté. Une mesure qui déplaît aux petits vignerons…
Surpassé par la barrique
Devenu une «marque» au fil du temps, le Grand Cru, qui devait symboliser le haut de gamme des pinots noirs de Salquenen, a été surpassé, voire déclassé, par des vins élevés en barriques et vendus plus chers. Mais aussi par des vins parcellaires, que la dénomination Grand Cru ne permet pas de mentionner sur l’étiquette, alors que «cru», a fortiori «grand cru», sous-entend une notion de lieu-dit, en français du moins !
Ainsi, seul Grand Cru présent dans la Mémoire des vins suisses, celui d’Olivier Mounir devrait faire place à un autre pinot noir, (bien) nommé Diversitas, élevé en barrique, et dont le premier millésime est 2016. Le producteur assure que ce sont les mêmes raisins, des mêmes parcelles, qui permettent d’élaborer le Grand Cru à hauteur de 4’000 bouteilles vendues à 26 fr., et le Diversitas, une sélection élevée en barriques, à raison de 800 à 2000 bouteilles à 46 fr…
Et Diego Mathier, principal metteur en marché du Grand Cru (25’000 bouteilles à 28 fr.) assure récolter ses «meilleurs pinots» pour ce vin, alors que l’Ambassadeur des Domaines, tiré à 23’000 bouteilles, vendues 39 fr., provient d’une unique parcelle de 4 hectares d’un seul tenant, à la Raspille, de pinot noir récolté à 500 grammes au m2 et élevé 13 mois en barriques neuves de chêne français d’un seul tonnelier. Etymologiquement, c’est bien ce vin-là son Grand Cru! Le 2013, servi au repas de gala au Zermatterhof, était étincelant, dans un millésime frais, avec une conjonction fruité-boisé-fraîcheur à son acmé. Toutefois, ses Grands Crus se défendaient fort bien : 1988, stupéfiant d’équilibre, ainsi que les 1998 et 1999, le premier floral, sur la rose et le marasquin, le second sur le chocolat et, malgré un grand volume, sur la fraîcheur, à l’image du 2005, encore un peu austère. De quoi donner raison au multiple «meilleur vigneron de Suisse» : «Un pinot noir tel que le Grand Cru se justifie aujourd’hui». Surtout à Salquement, où le raisin le plus planté de Suisse (4070 ha) et du Valais (1478 ha) est présent sur 70% des 191 hectares qui ont donné 627’000 litres de vin, à 98° Oechslé de moyenne en 2017.
Paru dans Hôtellerie & Gastronomie Hebdo du 19 septembre 2018.
Les vins que j’ai le mieux noté
Au Zermatterhof, le mardi 4 septembre 2018, les vignerons de Salquenen ont soumis à une dégustation à l’aveugle 62 vins de plusieurs caves et de 29 millésimes : il ne manquait que le 1990 entre 1988 et 2017 ! J’ai bien noté les vins des caves suivantes :
Adrian et Diego Mathier
Un extraordinaire 1988, mais était-il vraiment exempt de tout passage en bois, partiellement peut-être — on sait qu’au début, les contrôles étaient moins sévères? Les 1998 et 1999 étaient radicalement différents: le premier, sur la rose, puis des arômes de marasquin, et une finale sur les herbes sèches, le second avec une note cacaotée, des tanins fermes, voire granuleux, et une très belle tenue en bouche. Le 2005 s’avère encore jeune, voire austère, à cause d’une grande extraction et des tanins encore fermes…
Cave du Rhodan, Olivier Mounier
Un très joli 1991, quoique très mûr, voire confit, et un peu sec en finale ; le 2003 trahit le millésime le plus chaud de l’Histoire, avec un retour sur le fruité, un rien végétal, attestant aussi un blocage de maturité par grande sècheresse (même si Salquenen arrose son vignoble régulièrement). Le 2011 se révèle puissant, avec des notes d’amarena et d’herbes sèches, d’un beau volume.
Caveau de Salquenen, Gregor Kuonen
Un 1992 sur la cerise noire, avec un peu d’amertume (beaucoup d’extraction !) et une note brûlante (alcool !), qu’on retrouvait en finale du 1997, ample, puissant, avec une légère douceur qui n’étonne pas ici.
Weinschmiede, de Reinhart et Christian Schmid
Ces deux frères, non professionnels, passent pour des orfèvres du pinot noir… et du johannisberg. En face du 2001 (dégusté à l’aveugle !), j’ai noté, «archétype du pinot noir de Salquenen», soit un brin d’«herbe à Maggi» (livêche) au nez, une attaque fraîche, une matière riche, avec des notes de marmelade de fruits rouges, voire des fruits cuits et une légère pointe de douceur, trahissant la richesse en sucre du PN de Salquenen… Leur 2007 est davantage cassis et fruits noirs, un peu rustique, avec un note de graphite que j’ai retrouvée dans le 2010, au joli volume et au bon soutien acide, comme le 2011, plus serré par ses tanins, mais d’une belle fraîcheur de fruit, alors que le 2012 paraît presque un peu grillé, mais toujours avec une belle fraîcheur en entrée de bouche : un très joli tiercé ! Le 2015 confirme, sur la framboise, le cassis, alliant fraîcheur et honnête volume, comme le 2017, sur des notes de grenadine et, une fois de plus, un joli volume en bouche.
Cave Saint-Philippe, Philippe Constantin
Un des artisans du Grand Cru récent, avec deux beaux exemples en 2013 et 2014, le premier au nez mûr, sur la cerise noire, de la fraîcheur et déjà des notes de cuir, typées de l’évolution du pinot noir bien mûr, le second, avec un nez plus végétal, une entrée de bouche sur le cassis, le sureau, et des tanins fins et enrobés. Du beau travail en cave, sans l’aide de la barrique, rappelons-le ! Ici ou là, on pouvait se dire que l’élevage sous-bois aurait pu servir à merveille la matière brute des vins en cuve…
@thomasvino.ch