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Posted on 10 janvier 2005 in Gastro

Dézaley et vieux gruyère ou les souvenirs d’un gastronome

Dézaley et vieux gruyère ou les souvenirs d’un gastronome

Souvenirs d’un gastronome
Par Pierre Thomas, paru dans le magazine DU en octobre 2004

Que me reste-t-il de dizaines d’expéditions au quatre coins de la France, à l’aube de la «nouvelle cuisine», bon prétexte au coup de fourchette, sinon une liasse de factures, en francs français, retrouvées l’autre jour dans la jaquette de la bible du cuisinier du XX ème siècle, «Le guide culinaire» d’Auguste Escoffier? Qu’ai-je conservé de tant de repas riches, sinon quelques kilos en trop et quelques francs en moins sur mon compte en banque? Au point que ma mémoire est comme une meule d’Emmental d’où l’essentiel s’échapperait par des trous béants…

Parlons donc fromage. Voilà un souvenir renouvelé. A chaque voyage, je rentre avec l’envie de manger un morceau de gruyère. Vieille réminiscence. C’est en m’échappant de la Gruyère de ma jeunesse que j’ai découvert la gastronomie. A table, ma mère évitait tout ce qui «avait du goût». Au poisson «qui sent» (quoi donc? le poisson pardi!), elle préférait le «stick» Frionor. Au fromage de la région — le gruyère, donc — l’emmental, dans sa version la plus douce et la plus acratopège.

Ma première fondue, je l’ai découverte dans un bistrot de Bulle. J’ai commencé à apprécier sa matière première, le gruyère. Celui des alpages parcourus à pied, entre Moléson et Vanils, là où l’on «fabriquait». Défilent dans ma tête la chaudière cuivrée sur le feu de bois. Le tranche-caillé brassant la masse blanche. La toile sortant du chaudron le fromage fumant, bientôt enserré dans son cercle de bois.

C’est cela que j’ai voulu retrouver l’autre jour chez Philippe Guignard. Un sacré Vaudois, qui s’est fait tout seul, à la force du poignet. A un peu plus de 40 ans, il est comblé. Aujourd’hui, il ne jure plus que par le «terroir» et ses produits. Au printemps, il a repris une buvette d’alpage, La Breguetaz, un gros chalet posé dans un pâturage entre le col du Mollendruz et la Dent de Vaulion, dans le Jura vaudois. Lui et son équipe y mitonnent des plats simples, mais savoureux.

Plus que de bons repas, je déguste désormais des vins et j’en écris le commentaire. Démarche intellectuelle et réductrice: dans le silence, on dissèque les vins, parfois sur la base d’une grille technique sommaire, comme dans les grands concours internationaux. On vient à en oublier que le vin, il faut le boire…

Immanquablement, vin et mets sont intimement liés, comme l’a démontré Jacques Puisais dans «Le goût juste – des vins et des plats», savante énumération des meilleurs mariages entre les vins et les plats de toute la France. J’y avais glissé un texte de La Reynière, paru dans «Le Monde» en novembre 1992. Le chroniqueur citait le professeur Roger: «L’harmonie des vins et des mets est une question trop complexe pour se plier à des règles rigides et absolues.» Invité l’an dernier par la Baronnie du Dézaley, aréopage des meilleurs producteurs de ce «grand cru» vaudois, à dire ce que je pensais d’un accord entre un plat élaboré par un grand chef et un chasselas de quelques années, j’avais prétendu que la meilleure alliance consiste à marier le dézaley avec la tarte à la crème. Si le grand chef Frédy Girardet a revisité la recette de ce gâteau vaudois, dans la langue de Molière, la «tarte à la crème» a une autre signification: elle est synonyme d’argument rebattu. Car bien souvent, on cherche en vain les accointances qui lient un mets et un vin.

Mais dix fois, peut-être, j’ai écrit qu’il n’y a pas de plus beau mariage entre un vieux gruyère et un excellent dézaley. Voilà pourquoi, je me suis retrouvé, en bonne compagnie, un jour d’été où la bise avait épousseté le bleu du ciel, à l’orée des sapins jurassiens, avec tout le Pays de Vaud à nos pieds, à déguster six gruyères de provenances différentes avec une douzaine de dézaleys de millésimes allant de cinq à quinze ans. Et pour faire bonne mesure, et honneur à la profession de boulanger de PhilippeGuignard, avec un pain de la région de Vallorbe, le «coucon», à la croûte bien cuite, à la farine mi-blanche, à la pâte levée (mais sans trop de levain…) et dense, à la fois aérienne et consistante.

Choisis par le fromager yverdonnois Francis Vulliemin, il y avait là six pâtes dures, affinées de six à dix-huit mois. Certaines venaient de la plaine, d’autres du Jura. Et l’un, gras, dense, au goût sauvage, de noisette, moelleux sous la langue, de L’Etivaz, mûri douze mois en cave. Il le disputait à un Vallée de Joux de douze mois, plus râblé, mais tout aussi mûr. Les deux dialoguaient avec quelques millésimes de «Chemin de Fer», de Luc Massy, un grand classique du Dézaley, où le 97 surprenait par sa minéralité et sa complexité, avec des nuances d’abricot et de miel. Mais L’Etivaz a rejoint la perfection avec un Dézaley «Les Embleyres» de Raymond Chappuis à Chexbres, millésime 1990. Un vin à la robe d’or soutenu, au nez safrané, aux arômes «tertiaires», d’une puissance extraordinaire, tirant en fin de bouche sur le miel et la cire. Une bouteille dénichée dans ma cave et dont il reste deux exemplaires, je crois — et j’espère!

Ces vingt dernières années, les vignerons romands ont voulu à tout prix figurer sur les grandes tables des chefs aux recettes inspirées par une cuisine de tendance française. Ils ont aussi réduit le rendement de leurs ceps, affiné les techniques de vinification, profité du climat plus clément et défendu leurs AOC (appellations d’origine contrôlée). De leur côté, les fromagers ont adopté des cahiers des charges, fixé des critères de production sévères. L’Etivaz du Pays-d’Enhaut est devenu le premier produit, hormis le vin, à obtenir l’AOC en 2000. Un an plus tard, le gruyère, fabriqué dans les cantons de Fribourg, Vaud, Neuchâtel et du Jura, le rejoignait. Dans leur diversité, passionnante à découvrir, vins et fromages «incarnent» la Suisse romande. Tous deux renvoient aux moines clunisiens qui, peu après l’an mille, ont défriché Lavaux et amené les premiers plants de chasselas, mais aussi codifié la production du fromage de montagne, comme l’atteste un document du prieuré de Rougemont. Mille ans plus tard, au palais, l’histoire et le goût se retrouvent scellés. Jamais je ne pourrai l’oublier…