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Posted on 10 janvier 2005 in Vins suisses

La leçon de l’étude des terroirs vaudois

La leçon de l’étude des terroirs vaudois

Les plus beaux paysages ne donnent pas nécessairement les plus grands vins. Quatre ans durant, pédologues, météorologues et autres scientifiques ont passé le vignoble vaudois au crible. La méthode de «l’étude des terroirs vaudois» va faire école à Neuchâtel, à Genève et en Valais. Coup de sonde dans cinq appellations vaudoises parmi les plus réputées.
Par Pierre Thomas
Cette étude a mobilisé temps et argent, sous forme d’une taxe payée par les vignerons eux-mêmes et de subventions de la Confédération pour ce projet de recherche appliquée, coordonné par Conrad Briguet. La masse des informations récoltées a été traduite en cartes du sol et du climat et, bientôt, en banque de données informatique. Une étude du comportement de la vigne a déjà été réalisée pour le chasselas. Elle va se poursuivre sur 140 parcelles d’essai, où poussent, à titre expérimental, d’autres cépages plantés en 2003 : le doral, en blanc, et le gamaret en rouge, partout dans le canton, et, selon les régions, pour le blanc, le pinot gris, le viognier et le gewurztraminer, pour le rouge, le diolinoir, le merlot, le garanoir et le salvagnin de Saint-Prex (servagnin), une ancienne variété de pinot noir. Les conclusions, après dégustations, seront tirées à l’horizon 2009.
Qui dit terroir dit hiérarchie
Le paysage vitivinicole vaudois pourrait donc être très largement redessiné…
Car, comme l’explique dans un dossier de la revue «Le Guillon» de l’été 2004, Jacques Perrin, le fondateur du CAVE SA, à Gland, et dégustateur du Grand Jury Européen, «la notion de terroir véritable est liée à une hiérarchie. Tous les sols viticoles n’ont pas la même aptitude à produire de grands vins».
C’est, du reste, au début 1997, la constitution par l’Office cantonal vaudois de la viticulture d’un groupe de travail Grand Cru qui a lancé la réflexion, aiguillée sur une étude scientifique. Le chef de service Dominique Favre confirme que dès le début 2005, la discussion autour de la définition des Grands Crus va redémarrer. Les Valaisans, ce printemps, avant même de faire une étude des terroirs, ont consigné dans la législation cantonale la définition de ce que peut et doit être un grand cru. Les Vaudois pourraient suivre cette voie d’ici 2006. Il s’agirait d’encourager des vins de haute expression par des critères plus sévères que l’AOC (appellation d’origine contrôlée).
Nous avons choisi cinq appellations vaudoises, dont deux ont déjà une définition de grand cru (sans la mention de Grand Cru Vaudois, prohibée dans l’attente d’un cadre précis), dont nous donnons la carte de visite de l’encépagement et des sols (tirée de l’étude pas encore publiée) et l’avis d’un vigneron du cru sur la portée d’une législation renforcée.

1) Calamin, un grand cru homogène
Calamin (Epesses), 16 ha, 97% de chasselas, 0,8% de cabernet franc.
Ce grand cru vaudois, reconnu par la législation, appartient à la zone des marno-grès de l’ouest de Lavaux partagé en deux par un banc de poudingue qui court de la Tour de Marsens jusqu’au lieu-dit les Abbayes (un des domaines en Dézaley de la Ville de Lausanne). Relativement exigu (16 ha d’un seul tenant), le Calamin paraît très homogène et échappe au jeu des expositions, des écoulements d’air et d’eau, qui déclinent Lavaux en de nombreux «climats», comme les nomment les Bourguignons. Enfin, il est rare de trouver des sols de marnes sur des pentes aussi fortes que celles-ci.

Pierre Fonjallaz : «On a appris énormément»
Jeune vigneron dont le petit domaine est situé En Calamin, Pierre Fonjallaz se réjouit de l’étude des terroirs : «On a appris énormément sur la mosaïque des terroirs, dont les types de sols changent tous les vingt mètres, souvent. Mais aussi, que le sous-sol du Calamin est très homogène et très original, relativement argileux avec près de 20% de calcaire. C’est un terroir exceptionnel et pas seulement pour le chasselas : je cultive un peu de merlot et je m’en étais déjà aperçu.» Faut-il alors renforcer les conditions légales d’un Grand Cru ? «Je travaille à ma façon. Mon vin est le produit de mes seules vignes. Et quand je fais mon vin, j’espère qu’il va plaire à ma clientèle et que je conserverai, année après année, sa confiance. Je ne veux donc pas être dépendant d’un système d’appellation. Nos AOC (appellations d’origine contrôlée), avec la méticulosité helvétique, donnent une garantie de qualité. Par contre, le Calamin en tant que tel demeure peu connu. Sur mon étiquette figure du reste la mention « Calamin, grand cru d’Epesses ». »

2) Les jardins suspendus du Dézaley
Dézaley (Puidoux), 50 ha, 87,5% de chasselas, 5% de gamay, 4,4% de pinot noir, 1% de merlot (+ Dézaley-Marsens, 4 ha, 100% de chasselas).
Partagé entre de très nombreux propriétaires, décliné en quelque 65 étiquettes par les vignerons-encaveurs, les collectivités publiques (la Ville de Lausanne, propriétaire de plus de 10 ha) et les négociants qui achètent la vendange, le Dézaley est réputé le roi des vins blancs vaudois. La loi sur les AOC lui a conféré le titre de Grand Cru. Son sous-sol, accumulé sur les moraines rhodaniennes gravelo-caillouteuses et peu argileuses, est influencé par des bancs de poudingues. Les terrasses suspendues façonnées au-dessus du lac «ont contribué à l’élaboration de terroirs originaux, pour le moins splendides et particulièrement bien préservés». Malgré les fortes pentes, les eaux de pluie ne sont évacuées que très lentement, favorisant un bon apport aux ceps de vigne.

Jean-François Chevalley : « L’étude a confirmé nos connaissances »
Trois fois champion vaudois en une douzaine d’éditions de la Coupe Chasselas, Jean-François Chevalley est aussi le président du groupement de l’appellation Dézaley Grand Cru. L’étude des terroirs n’a pas donné lieu à des révélations tonitruantes : «Elle a confirmé des connaissances léguées par nos ancêtres. J’avais déjà l’impression de bien connaître notre région et nos sols. Et je constate que le découpage des appellations colle bien avec les résultats de l’étude scientifique. Le chasselas s’épanouit dans le Dézaley depuis bientôt mille ans : nous avons dix siècles de réputation… Je regrette toutefois que nos vins restent trop méconnus, surtout à l’étranger.»
Faut-il durcir les conditions du Grand Cru, reconnu de fait au 55 hectares du Dézaley ? «Notre vignoble a toujours été une combinaison entre l’homme et la nature. J’ai l’impression qu’on légifère pour se donner bonne conscience. Qualitativement, ça n’apportera rien : c’est le produit fini qui fait la différence. Un vigneron qui ne sait pas cultiver ses vignes ne fait pas de bon vin. C’est la seule vérité.»

3) Yvorne planté sur les éboulis
Yvorne, 387 ha, 80% de chasselas, 14,4% de pinot noir, 3% de gamay.
La plus grande commune viticole vaudoise tire sa réputation du fameux éboulis de l’Ovaille de 1584, sur lequel a été reconstruit le Château de Maison-Blanche. Ce vignoble moins pentu que ses voisins est planté sur des sols rencontrés ni à Ollon ou Bex, à l’est, ni au-delà de Villeneuve, à l’ouest. Deux des lieux-dits les plus fameux, l’Ovaille et le Clos du Rocher, sont exposés plein sud et sont les plus pentus d’Yvorne. Les sols d’Yvorne (et d’Aigle) sont issus à 45% d’éboulis, de cônes de déjections ou de coulées à callouitis calcaires. C’est la zone du Pays de Vaud où ce genre de sols est le plus dense, à côté de sols issus de formations glaciaires, plus classiques dans le canton (33%, dans les bas des coteaux).

Philippe Gex : «Les grands crus seraient un atout»
Vigneron qui n’a pas hésité à planter des cépages rouges dans un bastion du chasselas, gouverneur de la Confrérie du Guillon et syndic, Philippe Gex explique : «L’étude des terroirs confirme ce qu’on savait, mais elle affine cette connaissance. Au moment où on se pose des questions sur le ré-encépagement du vignoble, c’est un outil extraordinaire, car notre expérience ne se base que sur le chasselas, alors qu’en Valais, les vignerons ont déjà l’habitude de travailler avec de nombreux cépages. Le praticien devrait mieux pouvoir comprendre l’adéquation sol-climat-cépage et tâtonner avec plus de précision.»
Une définition d’une norme cantonale de grand cru servirait-elle à quelque chose ? «Je suis assez favorable à la démarche. A Yvorne, il n’y a pas que des vignes pour des bouteilles vendues 25 francs… Dans cet esprit (de pyramide des prix), il serait utile de délimiter des zones pour des grands crus. Ce ne sera pas facile à mettre en place, mais si on y arrive, ce sera un atout supplémentaire. Car ça n’est pas parce qu’on met en avant de grands terroirs qu’on disqualifie les autres vins de l’appellation.»

4) La molasse, terre de rouge
Côtes de l’Orbe, 169 ha, 49,6% de gamay, 19% de pinot noir, 15,4% de chasselas, 10% de gamaret et de garanoir.
Le vignoble des Côtes de l’Orbe est disséminé sur de petits coteaux de marnes pentus. Ces coteaux ont été retaillés par les eaux de la fonte des glaciers du Rhône et du Jura. Pour plus de 50% des surfaces, ces sols sont directement issus de molasses, pour la plupart marno-gréseuses et pour une petite part, jaunes. Avec le Vully, où la molasse est plutôt sablo-gréseuse, c’est le secteur où ce composant est le plus présent de tout le Pays de Vaud. Autre particularité : 5% des sols sont issus des calcaires durs de l’urgonien, une roche qu’on ne rencontre nulle part ailleurs dans le vignoble vaudois. Et les coteaux de cette région, bien drainés sur la moraine imperméable, ne reçoivent pas d’alimentation en eau en amont.

Christian Dugon : «S’en remettre au vigneron !»
Habitant Bofflens, Christian Dugon a redonné depuis dix ans des lettres de noblesse au vignoble du pied du Jura vaudois. «L’étude des terroirs confirme les micro-climats : dans ma région, des zones chaudes sur des sols intéressants. Mais elle suscite une réflexion à long terme, par exemple sur les cépages rouges. Je reste prudent sur son interprétation : il y a tellement de facteurs pour faire un bon vin! C’est plus l’eau — le régime hydrique — que la nature du sol qui joue un rôle dans la qualité d’un vignoble.»
Faut-il tenir compte de la notion de grand cru ? «Il ne faut pas redécouper le vignoble, car il est déjà très morcelé. Et puis, en revalorisant certains terroirs, il y a un risque de surenchère sur le prix des parcelles. Ca n’est pas comme ça qu’on sauvera la viticulture suisse ! Un bon vigneron sur un terroir mal placé peut faire de grands vins, et un mauvais vigneron sur un grand terroir fera un produit médiocre. Il vaut donc mieux laisser la liberté aux vignerons, puisque nos concurrents d’outre-mer, eux, ne connaissent ni limite, ni loi contraignante.»

5) Féchy, phare de la Côte
Féchy, 180 ha, 94,4% de chasselas, 2% de pinot noir, 2% de gamay.
Plus vaste du canton, le vignoble de La Côte (2000 des 3870 ha vaudois) est ancré sur une plus grande proportion de sols lourds, issus de molasses marneuse ou de moraine marno-molassiques. Au contraire des Côtes de l’Orbe, La Côte reçoit des écoulements d’eau depuis l’amont. Plusieurs rivières (la Morges, l’Aubonne, la Promenthouse, la Serine) creusent des sillons propices au vignoble, avec des petits cirques aux expositions très différentes. Mais sur le bel ensemble viticole d’un seul tenant entre Aubonne et Mont-sur-Rolle, Féchy et Bougy occupent les secteurs les plus pentus. C’est aussi à Féchy que se rencontrent les nuances les plus subtiles dans les sols.

Raymond Paccot : «L’interprofession doit prendre le relais»
Vainqueur de la Coupe Chasselas, Raymond Paccot met en bouteille déjà des sélections parcellaires et des réserves qui jouent à la fois sur les terroirs et les vinifications. Pour lui, l’étude des terroirs est un instrument utile : «On connaît mieux notre outil de travail. Jusqu’ici, on ne s’était jamais inquiété de ce qu’il y avait dans notre sol. Maintenant que nous savons, nous pourrons adapter notre mode de culture. On interprètera mieux la terre… Et les essais de cépages vont changer notre vision des choses à long terme. Car le vignoble vaudois, avec son roi chasselas, est peu sûr de lui. On cherche tous à être rassurés : savoir que notre sous-sol contient beaucoup de calcaire, propice aux grands vins, est donc très positif.»
L’étude des terroirs doit-elle conduire à une hiérarchisation ? «Bien sûr ! Elle est la base de travail qui doit déboucher sur une meilleure vision du vignoble vaudois. S’il était indispensable qu’aucune pression ne s’exerce sur le travail scientifique, maintenant, l’interprofession de la vigne et du vin doit prendre le relais, même si c’est politiquement très délicat.»

Dossier paru dans le magazine de la Banque Cantonale Vaudoise, en automne 2004