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Posted on 11 janvier 2005 in Vins suisses

Que penser du millésime 2003 en Suisse?

Que penser du millésime 2003 en Suisse?

Vins suisses
Le millésime 2003, un an après:

les tentations de l’exception

L’art de l’œnologue consiste souvent à faire contre mauvaise fortune bon flacon. On a tout dit — et même dans cette page — sur les conditions climatiques objectives du millésime 2003. Et si le courrier d’un grand producteur et négociant romand titre «l’incomparable 2003 se révèle exceptionnel», l’inverse colle mieux à la réalité: millésime d’exception, donc hors norme, 2003 donnera des vins comparables à nuls autres.
Par Pierre Thomas
Car si on évoque la canicule de 1947 ou de 1976, les moyens d’appréhender techniquement les éléments ont changé dans le vignoble comme dans les caves. Prenons la Suisse : la majorité des vinificateurs, œnologues patentés ou cavistes diplômés, ont suivi des études à Changins. Ils savent faire face théoriquement à toutes les situations, mais n’y ont pas forcément été confrontés. Exemple. L’automne passé, lorsque j’ai rencontré Rodrigo Banto, jeune œnologue chilien d’origine suisse, engagé par la coopérative vaudoise UVAVINS, à Tolochenaz, je lui ai demandé ce qui le frappait, ici. Il m’a répondu : l’absence d’installations de froid pour maîtriser une vendange «chaude». L’investissement qui va de soi dans le Nouveau Monde n’a pas été réalisé sous nos frileuses latitudes. Jusqu’ici, nous n’en avions pas besoin …
Attendre ou ne pas attendre…
De même, l’an passé, certains vignerons ont dû acidifier leurs raisins ou leur moût, alors qu’ils sont habitués à l’inverse. Et, élément sur lequel le grand Emile Peynaud a consacré quelques belles pages : la date des vendanges. Les vignerons bordelais sont toujours partagés entre ce ying et ce yang, avant les pluie d’équinoxe : cueillir les raisins trop tôt ou trop tard. En Valais et dans le Pays de Vaud, un début de polémique a défrayé la chronique : j’avais interviewé, fin août à Chamoson (VS), le bouillant Didier Joris, qui plaidait pour une vendange très précoce, tandis que 24 heures publiait, un mois plus tard, le témoignage de Raoul Cruchon à Echichens (VD) qui, lui, affirmait qu’il était urgent d’attendre !
Tout vin naît de l’addition de centaines d’éléments et de paramètres, pas toujours contrôlables, qui se croisent et se combinent. Au départ, les analyses objectives et les comportements adéquats permettent d’accoucher le vin, mais à l’arrivée, aucun instrument ne remplace les papilles des dégustateurs. Jusqu’ici, les vins suisses 2003 n’ont guère été dégustés. Les meilleurs peuvent l’être dans les caves, où l’«analyse sensorielle» n’a pas grand’chose à voir avec un jugement hédoniste.
Chasselas bloqué par la canicule
On sait que chasselas (même s’il régresse, il couvre encore un tiers du vignoble suisse) n’aime pas les étés trop chauds : il a été victime d’un blocage de maturité, en septembre. D’autres vins blancs risquent le déséquilibre : des arômes mûrs, confits, et trop d’alcool. Ce qui ne veut pas dire qu’ils ne vieilliront pas…Les vins rouges sont encore plus difficiles à apprécier. Dans cette couleur devraient se révéler les vraies merveilles de l’année. Rarement la maturité phénolique n’a été aussi parfaitement atteinte, notamment pour les cépages tardifs (humagne, cornalin). La densité de la matière favorise les élevages longs en barriques: le millésime précoce se fera attendre !
Ce qui est valable pour la Suisse l’est pour d’autres grandes régions viticoles. La canicule a aussi frappé Bordeaux. Les observateurs qui les ont goûté sur place à Pâques ont été frappés par la grande hétérogénéité des échantillons 2003. Le climat s’est révélé plus favorable au cabernet sauvignon, plus tardif, qu‘au merlot, sensible au sec. Les œnologues, en présence d’une matière première très riche, ont pu jouer sur le style des vins. Et déjà, des critiques européens s’inquiètent de la tendance du Bordelais à singer les vins, chauds, massifs, lourds, alcooleux, du Nouveau Monde, pour plaire à une clientèle américaine qui voit dans les cabernets sauvignon «bodybuildés» de Californie un étalon planétaire. Et dans l’oracle Robert Parker la pensée unique.
Déséquilibre programmé
La difficulté, en 2003, réside dans la réelle faisabilité de grands et beaux vins, structurés, mais fins et, surtout, équilibrés. Il faudra les juger en version définitive, dans plusieurs mois, et les noter sur leur potentiel de vieillissement. On pourra alors prendre meilleure mesure de l’«exception». Et décider si 2003 fut millésime «à nul autre pareil». Jusqu’à nouvel avis.

V.o. d'un commentaire commandé par le quotidien Le Temps, Genève, en septembre 2004