Il a touché à (presque) tout le secteur alimentaire de Suisse romande, café, condiment, chocolat, et maintenant, vins genevois et eaux-de-vie valaisannes. Portrait d’un citadin genevois, agriculteur et agronome de formation, qui a appris à renverser les paradigmes.
Par Pierre Thomas Depuis trois ans,
Didier Fischer, 52 ans, est président du conseil d’administration de la Cave de Genève SA, à Satigny, et directeur général de la distillerie Morand, à Martigny. Dans la première entreprise — la plus importante du secteur viticole genevois —, il a mis en place un directeur, avec qui il fixe des objectifs. Dans la seconde,
«j’ai un conseil d’administration très présent».
Deux rôles quasiment inversés. Inverser la tendance et renverser les idées reçues, ce patron dans la force de l’âge aime bien.
«Ce qui me passionne, c’est le produit et le savoir-faire qu’il y a derrière», répète-t-il.
Et ces produits ont pour nom les cafés Carasso, le Cenovis, les chocolats Favarger, le mousseux Baccarat et la Williamine. A chaque fois, il s’agit de dynamiser une marque et de l’asseoir dans le marché.
«Jusque dans les années 1960, on vendait de l’alimentaire comme du savon. En disant : voilà, c’est comme ça et c’est le plus efficace. Aujourd’hui, le consommateur commande. On doit donc se poser la question : que veut le consommateur ? Et faire ce qu’il veut», explique-t-il, à grand renfort de gestes. Au début de la démonstration, le bras et la main vont de gauche à droite. A la fin, exactement le contraire… Mouvement inversé !
Citadin et paysan
Didier Fischer est un Genevois, né à Zurich, d’une mère interprète et d’un père fonctionnaire international. Ce qui valut à la famille de s’installer huit ans en Zambie et un an en Côte-d’Ivoire. Une famille genevoise bien connue: son frère aîné est le chef d’orchestre, Thierry, parti de l’Orchestre de chambre de Genève, simultanément à Cardiff pour la BBC, dans l’Utah (USA) et à Nagoya (Japon). Et leur sœur, Fabienne, est avocate, mais aussi présidente des Verts genevois. D’origine chilienne, l’épouse, juriste, de Didier Fischer travaille au Service immobilier de la Ville de Genève.
Des citadins, donc, avec une ouverture sur le monde… Pourtant, Didier s’est très tôt converti à la terre. A 13 ans, il part un été en Suisse alémanique, dans une famille de paysans. Parallèlement au Collège Rousseau, il met le cap, l’été, sur un grand domaine du Nord de l’Allemagne. «J’adorais ça !» Il y retournera cinq fois. A la sortie du collège, il opte pour un apprentissage, avec, à la clé, un CFC d’agriculteur-viticulteur. «Ce qui me fascinait, c’est qu’un paysan sait tout faire. Pour moi, c’était le summum de l’indépendance.» Il enchaîne par l’école d’agriculture de Marcelin sur Morges, puis par le Technicum agricole de Zollikofen, près de Berne, où il décroche le titre d’agro-ingénieur HES, fin 1985. Non sans s’être expatrié huit mois au Québec, comme ouvrier agricole, sur un domaine exploité par une famille vaudoise : 320 hectares de maïs à semer, 220 vaches laitières à traire.
La marque au cœur
Ces expériences terriennes, il les résume aujourd’hui : «Les paysans on une compétence globale sur les choses.» Et cette vision d’ensemble reste son point fort : «Ce qui me motive, c’est la marque et son potentiel. Il faut que j’identifie le cœur de la marque. Les sociétés qui n’ont que la mentalité de producteur meurent ! Je suis au milieu, entre le producteur et le consommateur.» Une «cheville» du marketing, mais pas de la vente : «Je ne suis pas commerçant». Ce qui ne l’empêche pas d’aller suivre perso tous les clients de Morand à l’export (20% du chiffre d’affaires).
Fin février, il est parti en Chine, avec le barman François Femia, pour des démonstrations de cocktails à base de spiritueux suisses, à Shanghai, Pékin, Sanja, Hong Kong et Macao… Ce qui fascine Didier Fischer, c’est comment l’affectif agit par rapport aux marques. «La régression est souvent à l’origine du bonheur. Le seul secteur où il n’y a pas de honte à régresser, c’est dans l’alimentaire. Je l’ai vu avec Cenovis, qui rappelle l’enfance à bon nombre de gens.»
Les deux pieds dans la terre
Sous le costume-cravate du chef d’entreprise pointe toujours la chemise du paysan : «Je comprends l’agriculteur qui râle pour son litre de lait à un franc. J’ai de la peine à m’expliquer comment les grands distributeurs font autant de bénéfice et peuvent tant investir dans des acquisitions. Et je m’interroge sur ceux qui vivent de la distorsion des marchés. A Martigny, j’ai un immense respect pour le kilo de poire qu’on nous livre… Derrière le vin, il y a un vignoble ; derrière l’eau-de-vie, un verger et derrière le lait, un élevage. Je veux apporter le revenu nécessaire à celui qui produit, afin qu’il puisse transmettre son domaine dans de bonnes conditions à ses enfants. Je suis resté les deux pieds dans la terre. Et mon métier, c’est de progresser en efficacité entre la production et la consommation.»
Avec le café, qui fut durant douze ans sa passion, pour torréfier des grains reconnus jusque sur les grandes tables de Suisse, et où il siège toujours au conseil d’administration (de Café Carasso et de sa société sœur Cafipro), comme pour Favarger, qu’il a présidé durant deux ans, il garde des contacts. Il discute encore volontiers avec le propriétaire de la fabrique de chocolat de Versoix, Luka Rajic : «Je me sépare toujours en bon terme et c’est souvent à la fin d’un cycle…»
Le sens du partage
La semaine terminée, partagée en Genève et Martigny — en train, tous les matins ! —, Didier Fischer s’occupe de ses trois enfants : Melissa, 19 ans, qui fait son droit, Valdo, 18 ans, qui est au collège, et Leïla, 14 ans, au cycle d’orientation. Trois férus de sports : tiercé dans l’ordre, équitation, rugby et tennis. Et lui, ex-volleyeur ? «Je préfère la randonnée ou le VTT. Avec la direction de Morand, on va gravir le Catogne cet été.» Ce «fana de journaux» aime bien manger «avec des potes ou à la maison. On se pose et on partage…» Une dimension qu’il cultive au Centre Social Protestant (CSP) de Genève, dont il est membre du comité. «Pour redistribuer un peu la chance, celle que j’ai toujours eue dans ma vie.»
En perspective
Cenovis : un produit rendu à son fabricant
En 1999, un investisseur, Michel Yagchi, se met en contact avec Didier Fischer pour reprendre Cenovis. «Il n’y avait rien à changer au produit. Ce n’est pas son origine qui est intéressante, mais son procédé, qui met en valeur des sous-produits de brasserie.» Les investisseurs genevois n’achètent pas l’unité de fabrication, mais seulement la licence de production. «J’étais seul dans un bureau, à Genève, pour gérer l’image et soutenir la promotion. Je ne fabriquais rien et je ne vendais rien. Je faisais comme les marques horlogères, déconnectées souvent de la production et de la distribution. Pendant sept ans, on a mis Cenovis partout en Suisse !» La marque réussit l’exploit d’entrer à Migros. «C’était la première marque à entrer chez Migros, avant les chips Zweifel». Dubitatif, le patron de Migros, le Genevois Claude Hauser dit à Didier Fischer : «Essayez de placer votre Cenovis sur les rayons à côté de notre marque maison. Et que le meilleur gagne !» Six mois plus tard, le Cenovis, pourtant deux fois plus cher, se vendait deux fois mieux. «Grâce à l’artillerie du marketing, on a réussi à gagner en efficacité et en volume», résume le Genevois. Fin 2007, la marque est revendue au fabricant, qui n’a cessé de produire, une petite industrie d’Arisdorf, près de Liestal (BL).
Cette année (2011), Cenovis fête ses 80 ans. Produit symbolique de la suissitude, fabriqué de manière indépendante, il est confiné à l’Helvétie et à l’Allemagne, les Anglo-Saxons ayant des produits voisins, Marmite en Angleterre et en Afrique du Sud, et Vegemite en Australie, chacun propriété d’un grand groupe, Unilever et Kraft.
La Cave de Genève à l’assaut de la Suisse alémanique
En 2008, Didier Fischer est élu à la présidence de la Cave de Genève SA. Un acteur majeur du secteur à Genève : les viticulteurs livrent la vendange de 325 des 1350 ha genevois à la Cave, installée dans des locaux ultra-modernes dans la zone industrielle de Satigny. En trois ans, qu’a fait le conseil d’administration et son président? «Nous avons sécurisé la production et poussé un jeune œnologue, Florian Barthassat. Nous avons associé à notre démarche une commission de dégustation externe, formée de vignerons-œnologues et de sommeliers, qui se réunit une fois par mois et répond directement au conseil. Nous avons engagé comme directeur le Zurichois Martin Wiederkehr, œnologue de formation ; c’est un concept à lui tout seul, ce mec ! Il nous fallait un bon prescripteur pour développer le marché suisse alémanique.» Et pour quel résultat ? «En 2009, ça ne s’est pas trop mal passé. En 2010, c’était plus tendu. Et ce sera encore plus difficile en 2011. Les grands distributeurs jouent de moins en moins le jeu des producteurs suisses. L’euro à la baisse agit aussi en notre défaveur. Les vins, suisses aussi, se vendent de plus en plus en action, à prix cassé. A la Cave de Genève, à l’inverse d’autres entreprises, nous ne gagnons pas d’argent avec des vins étrangers, mais seulement avec nos produits. Ce qui m’inquiète, c’est que le consommateur achète un prix, alors qu’il venait de comprendre que le bilan écologique est en faveur des vins suisses. En période de crise économique, on sacrifie le comportement éthique.» Didier Fischer garde espoir : «Le rapport qualité-prix des vins genevois est bon et nous n’avons pas le problème de la pression sur les prix qui affecte les vins valaisans et vaudois.» Genève, rappelons-le, est le troisième canton viticole suisse (loin derrière Valais et Vaud, mais devant le Tessin).
Distillerie Morand : faire passer les alcools devant
A Martigny, depuis trois ans, Didier Fischer a appliqué une recette proche de celle de la Cave de Genève. «Là aussi, il a fallu sécuriser le produit : désormais, en Valais, il y a un groupe de la poire williams, avec les producteurs et leurs associations.» Ensuite, l’outil de production a été flexibilisé, rationalisé. Les alambics de cuivre sont pilotés par ordinateur. «Morand est un PME qui a vécu sur un seul produit, un digestif d’après le repas, à 43% d’alcool. Il a fallu changer d’axe et se demander pourquoi, en Suisse, le whisky et la vodka progressent et pas les spiritueux du pays. On boit désormais, pour faire la fête, avant le repas. L’apéro, les cocktails, avec des produits simples et doux, participent à la convivialité d’aujourd’hui. Nous avons lancé de nouveaux produits, comme la Williamine (notre marque déposée) et l’Abricotine douces et moins alcoolisées (à 30%), et développé le créneau des mignonettes pour les compagnies aériennes. Nous avons aussi engagé un sommelier, François Femia, pour créer des cocktails et des «shots» à base de nos spiritueux. Il n’y a pas d’autres moyens que de s’adapter aux nouvelles habitudes des consommateurs.» Avec quel succès ? «En 2010, la catégorie des spiritueux suisses affichait une baisse de 4 à 6% et Morand a fait du plus 5%. A l’export, on a même réussi du plus 14%.»Paru dans PME Magazine, édition de février 2011.