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Posted on 19 janvier 2005 in Tendance

Le rosé, ce mal-aimé

Le rosé, ce mal-aimé

Les rosés, mal aimés des sommeliers

Le rosé est-il un vin comme les autres? Le débat partage les œnologues. Mais aussi les sommeliers des meilleures tables de Suisse romande.
Par Pierre Thomas
Une enquête française le montre: en 1998, près de la moitié des ménages français ont consommé du vin rosé à domicile, contre un tiers en 1995. Les jeunes, particulièrement, sont attirés par ces vins sans prétention, qui ne donnent aucun complexe, non plus… Les sommeliers, eux, ont une autre image de ce vin d'été par excellence. Avis recueillis auprès de six, tous d'origine française, mais qui officient ou ont officié dans quelques unes des meilleures tables de Suisse romande.
«Un vin de facilité»
Quelle réputation a la vin rosé, chez les pros de la restauration? «L'évoquer a toujours un côté péjoratif», reconnaît Emmanuel Depreux, 30 ans, qui fut sommelier durant sept ans à l'Hôtel-de-Ville de Crissier, sous Girardet, puis Rochat et est aujourd'hui, reconverti dans le commerce de vins à Fribourg. «C'est un produit saisonnier par excellence et pas facile à servir en grande gastronomie», dit-il. «On ne le boit que quand il fait chaud… Ca n'est pas un vin de connaisseurs», ajoute Jean-Christophe Ollivier, 29 ans, recruté récemment par l'Auberge de Vouvry. Le sommelier en sert sur la terrasse de la brasserie de cette belle et bonne auberge du Chablais valaisan.
Fidèle à Georges Wenger, le talentueux chef du Noirmont (JU), Christophe Mergozzi, 36 ans, qui vient successivement d'enlever les titres de meilleur sommelier de Suisse romande et du Jura (français) et de Franche-Comté, met l'accent sur l'attrait quasi-géographique du rosé: «Il prend une dimension toute autre dans sa région de production de prédilection, la Provence. On l'apprécie alors volontiers, les pieds dans l'eau. Mais à la montagne… C'est un peu le vin de facilité.»
La mode est au rouge léger
Pour le sommelier de la meilleure table de l'arc jurassien, la demande des gastronomes s'oriente de plus en plus vers des «vins rouges légers, plus structurés et moins simples que des rosés.» Même constat chez Nancy Aubert, 30 ans, sommelier responsable du Noga-Hilton, à Genève: «En restauration, des rouges légers, comme ceux de la Vallée de la Loire ou de Bourgogne, sont plus adéquats. Le rosé, lui, demande une véritable approche du sommelier: j'en propose plusieurs, au verre, durant l'été. Mais pour convaincre le client, il faut que le sommelier croie en son produit», explique la jeune femme. Ce qu'exprime aussi Olivier Zavattin, 26 ans, du Pont-de-Brent sur Montreux: «Même si le sommelier n'est pas un fanatique du rosé, il doit travailler avec, l'été. A la fois sec, frais et rafraîchissant, un rosé n'a que peu d'intérêt gastronomique.» Originaire du Sud-Ouest, qui est en passe de damer le pion à la Provence, sur le marché français du rosé, Olivier Zavattin constate: «Et puis, on manque de petits rosés de réelle qualité…»
Un produit mésestimé
C'est là une des ambiguités de la question: pour les œnologues, le rosé est un produit hybride, ni chair ni poisson (voir encadré). Fils et frère de vigneron du Beaujolais, Christian Martray, 32 ans, ancien sommelier de Bernard Ravet, passé au service de Philippe Guignard, à Orbe et Montreux, a des mots durs pour les rosés et leurs géniteurs: «Le rosé est tout juste bon pour l'apéritif. Hors la trilogie soleil-été-terrasse, point de salut… La plupart des rosés sont marqués par l'amertume, l'acidité ou alors, comme en Italie, par le sucre. Ce qui me détourne d'eux, c'est que les vignerons eux-mêmes n'en boivent pas. Pour eux, les rosés sont souvent une concession commerciale. C'est encore plus vrai pour les rosés de saignées: on tire de la cuve le jus qu'on n'estime pas digne du vin rouge. Et, dans bien des régions, lorsque le rosé est fait en pressurage direct, c'est avec du raisin de mauvaise qualité, souvent atteint de pourriture et qu'il faut presser en vitesse. Les rosés, c'est un peu le fourre-tout de la vendange.» Bref, au palais de ce sommelier, il n'y a guère que le champagne rosé qui tire son épingle du jeu: les Suisses, en proportion, en sont les consommateurs les plus friands.

Eclairage
Un vin paradoxal

Les clichés ont la vie dure. Nombre de consommateurs croient que le rosé est fait d'un mélange de vins blanc et rouge. Ce que la plupart des lois interdisent… Sauf la législation suisse, qui autorise, dans les Grisons, le Schiller, issu de vignes complantées à la fois de cépages à raisins blancs et rouges mélangés en principe avant d'arriver au pressoir. La plupart des champagnes rosés sont élaborés avec une base de champagne blanc — qui provient souvent de raisins… noirs, comme les pinots noirs et meuniers —, à laquelle on ajoute du pinot noir vinifié en vin rouge, pour la couleur.
Le vin rosé a de la peine à exister même sur le papier: les lois européennes le noient dans le rouge. La Suisse a voulu innover en créant une catégorie spéciale. Las, les négociations bilatérales vont l'obliger à renoncer à ces rosés du pays, qui seront pris en compte parmi les rouges.
Les œnologues, s'ils reconnaissent qu'un bon rosé est délicat à élaborer, ne sont guère enthousiasmés… Au point que la principale région de production française, les Côtes-de-Provence, a décidé de créer, l'an passé, à Vidauban, le Centre provençal de recherche et d'expérimentation sur le vin rosé. Une belle initiative, en forme d'aveu: si une telle structure commune a été mise en place, c'est sans doute que les producteurs n'avaient guère la motivation de faire progresser leurs vins… Avec plus de 2 millions de bouteilles importées par an, la Suisse est un des principaux clients des rosés de Provence, derrière la Belgique, l'Allemagne. Et la France, qui consomme à elle seule plus de 80% des rosés de Provence.

Article paru dans Hôtel+Tourismus Revue en juillet 2000.