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Posted on 25 octobre 2011 in Vins suisses

Chasselas, roi du Dézaley

Chasselas, roi du Dézaley

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(©photo Pierre Thomas, 09.11)

Ce Chasselas, roi du Dézaley

Ces trois mots suscitent, même chez l’amateur de vin averti, la surprise. Chasselas, d’abord : ce cépage blanc ne donne de grands vins qu’en Suisse. Dézaley, ensuite : peut-être connaît-on Lavaux, vignoble inscrit au Patrimoine mondial de l’UNESCO, mais ce Grand Cru historique reste à découvrir. Enfin, comment, dans une démocratie comme la Suisse, un raisin peut-il devenir roi ?
Par Pierre Thomas
De récents travaux historiques ont fait remonter l’arrivée de la vigne en Valais, par le sud des Alpes, à l’Age du Fer, sept siècles avant les Romains. Entre le chef-lieu du canton de Vaud, Lausanne, et la région touristique bien connue de Vevey-Montreux, des vignes sont plantées depuis un peu plus de huit siècles… seulement. Le mot de Lavaux se voit cité pour la première fois en 1138. On ne sait pourquoi des moines cisterciens, venus de Bourgogne au service de l’évêque de Lausanne — puissance temporelle considérable jusqu’à la Réforme — ont choisi le coteau le plus vertigineux, surplombant le lac Léman, pour le défricher et y planter les premiers ceps de vigne. Sans doute pour préserver les autres cultures vivrières de l’arrière-pays. Cette mixité entre paysans-cultivateurs sur le plateau et vignerons dans le coteau perdurera jusqu’au début du 20ème siècle, et l’installation des vignerons-encaveurs, vivant exclusivement du produit de leurs vignes.
Un Grand Cru bien délimité
Sur les 818 hectares de Lavaux — un cinquième du vignoble vaudois —, le Dézaley n’en occupe que 54 ha, clairement délimités et classés en Grand Cru, à 88% en Chasselas. Soit à peine plus que la surface du Premier Cru bourguignon fameux qu’est le Clos de Vougeot (100% Pinot noir), aux origines historiques similaires.
Ici, c’est moins le sous-sol, de la molasse marno-gréseuse formée il y a 20 à 30 millions d’années, que le microclimat qui influence la vigne. Autant la sagesse locale que les études scientifiques l’ont démontré. Pour la première, les «trois soleils» expliquent la qualité du raisin : le soleil qui brille, mais aussi qui se reflète dans le lac et qui chauffe les murs de ce vignoble en terrasses. La vigne profite de cette double réverbération.
Vu du lac Léman — il vaut la peine d’emprunter ces monuments historiques que sont les bateaux Belle Epoque de la Compagnie générale de navigation (CGN) —, et l’hiver surtout, le Dézaley, surmonté depuis quelques années de lettres blanches clinquantes, ressemble à un pan «de la grande muraille de Chine», comme le disait un vigneron. Cette richesse patrimoniale, où l’homme a façonné de ses mains le paysage, placée sous protection par les lois locales d’abord, puis par le classement universel par l’UNESCO, en juin 2007, à l’égal de Saint-Emilion, de la vallée du Douro, de la Wachau ou de la Loire, fait l’originalité d’une viticulture qui s’apparente, par la dureté des conditions de travail, à celle des montagnes.
L’hélico à la rescousse
Pas de machine, sinon quelques vertigineux funiculaires et monorails à l’assaut des terrasses. Peu de bâtiments, si l’on excepte les deux domaines de la Ville de Lausanne, le Clos des Moines et le Clos des Abbayes, et la tour crénelée de Marsens, dont les vignes à ses pieds ont droit à une appellation propre, Dézaley-Marsens (4 ha plantés en 100% Chasselas).
A y regarder de plus près, les méthodes culturales se sont pourtant modifiées : au «gobelet» — chaque cep est isolé — a succédé la culture sur fil, non pas face à la pente, mais en suivant le relief. La première accentuait l’érosion, la seconde permet une légère mécanisation des travaux de la vigne avec une étroite chenillette. Mais il n’est pas rare de voir l’hélicoptère traiter les vignes au printemps, puis, à l’automne, emporter des bacs pleins de raisin bien mûr, impossibles à évacuer autrement que par les airs !
Le Chasselas, cépage local
La vigne est une chose. Le vin en est une autre. Plus de cent propriétaires se partagent ces 54 hectares et une soixantaine d’étiquettes sont commercialisées avec la mention Dézaley Grand Cru. Si, jusqu’au début du 19ème siècle, personne ne se préoccupait de la nature du raisin — on ne distinguait alors que le «rouge» et le «blanc» —, le Chasselas est présent sur les coteaux escarpés de Lavaux «depuis toujours». Les dernières investigations menées selon la technique de l’ADN (pour la recherche en paternité comme pour la criminologie) ont permis d’écarter toute origine exotique du Chasselas. Même si le généticien José Vouillamoz n’a pu identifier les parents de ce cépage, il est vraisembablement un «orphelin lausannois». Car, depuis le 17ème siècle, on a nommé ce raisin «lauzannois». Plus tard, on l’appellera «fendant» ou «giclet», selon que le raisin pincé entre deux doigts les humecte ou non.
Deux cercles vertueux
En 1994, un groupe de vignerons amoureux du Dézaley ont fondé une association, la Baronnie. En pays de Vaud, on aime bien les apôtres… Ces «barons», présidés par Luc Massy, sont douze, comme seront douze, quelques années plus tard, les fondateurs d’Arte Vitis, un cercle vertueux de vignerons vaudois. Les premiers sont exclusivement des défenseurs du Dézaley, tandis que le seconds rayonnent au-delà, mais sont plusieurs à porter haut la bannière du Grand Cru de Lavaux, comme Pierre Monachon, syndic de Rivaz, président d’un autre label de qualité des vins vaudois, les «lauriers d’or» Terravin.

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Visite des vignes de la Baronnie, jeudi 1er septembre 2011 et discussion animée entre présidents, à g. de la Baronnie, Luc Massy, et, à dr., de l’Office des Vins Vaudois, Pierre Keller. A quelle heure matinale? Un indice qui ne trompe pas: on y boit encore de l’eau minérale! (photo Pierre Thomas)

Louis-Philippe Bovard coiffe les deux casquettes — en forme de couvre-chef de vieux loup de mer… Il faut l’écouter, dans sa Maison Rose de Cully, à deux pas du lac. Avec ses pairs, il défend l’idée qu’un Dézaley n’est pas ce blanc d’apéritif qui coule à satiété sur les terrasses des stations de ski ou des ports de plaisance, mais un «vin de gastronomie».
Rendre les vieux vins accessibles
Sa «Médinette» est une des marques les plus connues du Dézaley, tirée à 45’000 bouteilles. Le 2000, excellent millésime, se révèle encore citronné au nez, mais déjà pourvu d’arômes de miel d’acacia, de cire d’abeille. Souple, rond, il évolue du citron, frais, puis confit, vers le biscuit. «Là, on n’est plus du tout Chasselas», s’extasie le patriarche, 76 ans. Président d’Arte Vitis, son collègue Blaise Duboux, d’Epesses, 45 ans, renchérit : «La minéralité du vin s’exprime dans le vieillissement», en plongeant le nez dans un Dézaley Haute Pierre 2001, plus rare (4’500 bouteilles), au nez de fruits secs, d’amande amère, de fleurs fanées, ce que l’on appelle les «arômes tertiaires» des vins matures.
Cadet du trio, Louis Fonjallaz, d’Epesses, 41 ans, commercialise son Dézaley Les Gradins 1999 — dix ans d’âge ! Chose rare, il l’a présenté en 2009 au concours des vins d’Expovina, à Zurich, où il a décroché une médaille d’or. Le vigneron en est encore à constituer son stock. Car, pour populariser les «vieux Dézaleys», non seulement il faut susciter la demande, mais encore pouvoir y répondre. Pas seulement chez quelques restaurateurs suisses, comme Philippe Rochat, à Crissier, Georges Wenger, au Noirmont, Alain Bächler, à Fribourg ou André Jaeger, à Schaffhouse, mais aussi dans les rayons vins du magasin de «délicatesses» Globus.
40 millésimes en cave
Des vieux vins, c’est bien joli, mais il faut qu’ils plaisent, dans un pays où tout amateur est impatient de déguster le vin blanc de l’année précédente à peine sorti le printemps suivant. Les Dézaleys de la Baronnie doivent patienter jusqu’en juin… A Cully, au Petit-Versailles, les Dubois, grand-père, père et fils, sont installés depuis les années 1920. Marcel, 83 ans aujourd’hui, a signé son premier vin en 1947. Christian, 60 ans, a suivi, mais ne garde de «vieux vins» que depuis les années 1970. A la Baronnie, il est celui qui peut offrir la plus longue liste de millésimes de 1970 à 2007. Près de quarante millésimes! Plusieurs sont antérieurs à l’année de naissance de ses deux fils, pleinement engagés dans la cave, Frédéric, 38 ans, et Grégoire, 36 ans, qui vinifient aussi les vins de Lavaux des domaines de la Ville de Lausanne.
Le Dézaley-Marsens des Frères Dubois se vend entre 23 francs, pour le 2007, le plus récent, et 129 francs, pour le millésime d’anthologie 1975, gratifié de cinq étoiles par une commission de dégustation indépendante de la Baronnie, comme 1983, 1990 et 1992.
De la sagesse à la légende
Avant de déboucher plusieurs flacons pour un aréopage d’amateurs ébaubis, Christian avertit : «Tout le monde n’aime pas les vieux millésimes ! Si on me demande quand un Dézaley arrive à son apogée, je ne réponds plus à la question. Ces vins ont, à chaque âge, quelque chose à nous dire. Les vins sont notre machine à remonter le temps, à nous vignerons…» La magie de la dégustation s’opère sur deux périodes de sept ans, jalonnées de phrases bien senties. Sur la difficulté de «mettre de côté» des bouteilles chaque année : «Les vins tendres sont ceux des meilleurs millésimes, mais c’est aussi ceux qu’on boit en premier». Sur la difficulté pour les vignerons de choisir la date des vendanges : «Pour mesurer la maturité phénolique, il faut croquer les baies de raisin. Le raisin était tellement sacré chez nous que les vignerons ne le goûtaient pas». Sur le respect du produit : «Souvent, pour un vigneron de Lavaux, le Dézaley est un vin trop chic pour qu’il en commande une bouteille au restaurant».
Ainsi, depuis huit siècles et des poussières, se forge une légende. Il n’y manque plus qu’une des deux dimensions que le grand producteur du Piémont, Angelo Gaja, confiait à La Revue du Vin de France : «Pour arriver à la notion de cru exceptionnel, il faut que le vin voyage dans le temps et dans l’espace.» Dans le temps, le Dézaley a démontré sa capacité à se bonifier à travers les âges. Dans l’espace, le classement de Lavaux au Patrimoine mondial de l’humanité, à défaut de faire voyager les vins dans le monde — seuls 1% des vins suisses s’exportent ! —, invite les amateurs à enir ici, sur place, pour s’imprégner du terroir.
                                   

Eclairages

Un Conservatoire et une œnothèque
pour le Chasselas de Lavaux

Aujourd’hui, il ne reste plus qu’une vingtaine de mutations clonales du Chasselas recensées dans des collections de cépages dans le monde. La Suisse s’est convertie largement au clone Haute Sélection 1945 (HS 45). Garantissant, en taille courte (gobelet), la fertilité au printemps, la HS 45, issue de travaux menés en Suisse dès les années 1920, est aussi synonyme de gros rendement à la vigne, en taille longue (sur fil, en cordon permanent). Au point qu’avec la limitation des récoltes et le réchauffement climatique, ce clone présente des inconvénients plutôt que des avantages…
Mais comment privilégier des clones moins productifs? En 2010, le projet de Louis-Philippe Bovard de constituer un Conservatoire mondial du Chasselas a démarré à Rivaz par la plantation de clones des collections de Pully (près de Lausanne), de Cosne-sur-Loire (France) et de la région de Bade (Allemagne). Cinq variétés vaudoises, le Bois rouge, le Fendant roux, le Giclet, le Vert de La Côte et la Blanchette du Chablais, seront plantées afin d’obtenir, d’ici 2012, des microvinifications. «Le conservatoire est à la fois historique et progressiste. Je replante du Bois rouge sur mon domaine», explique le propriétaire-vigneron de Cully.
Non loin de là, à la sortie est du Dézaley, sur la route du lac, s’est ouvert le Vinorama, une œnothèque pour la promotion des vins de Lavaux, des portes de Lausanne au Château de Chillon. Le public pourra déguster plusieurs vins au verre, pour comprendre la différence des terroirs et un film en plusieurs langues montrant le travail du vigneron sur toute l’année sera projeté.
www.lavaux-vinorama.ch

Lausanne, plus important
propriétaire viticole public suisse

Grâce à ses domaines de Lavaux (15,5 ha, dont 9 ha en Dézaley) et de La Côte (20 ha), la Ville de Lausanne est le plus important propriétaire public de vignes en Suisse. Depuis 210 ans, les vins sont proposés en vente aux enchères publiques, le matin du deuxième samedi de décembre, à l’Hôtel de Ville de Lausanne.
Le rattachement de ces domaines viticoles au chef-lieu cantonal rappelle quelques hauts faits historiques. Ainsi, en Dézaley, qui est situé sur la commune politique de Puidoux, le Clos des Abbayes (4,8 ha), fut attribué à la Ville de Lausanne quand les Bernois annexèrent le Pays de Vaud, en 1536, et, de religion protestante, sécularisèrent les biens des couvents catholiques de l’évêque, chassé de Lausanne.
Près de trois siècles plus tard, le Domaine du Burignon (6,3 ha) à Saint-Saphorin et le Clos des Moines, en Dézaley (4,3 ha), furent acquis, en mise aux enchères, du Canton du Léman, après le départ forcé des Bernois, en 1802. Au total, les domaines du chef-lieu du canton de Vaud produisent entre 300’000 et 350’000 litres de vins par an.

Un rescapé de l’Expo 64

Louis-Philippe Bovard sort un flacon de derrière les fagots. Une «Médinette» 1961, à la robe vieil or, au nez de caramel, de beurre, de vieux cognac, avec des notes de noisettes grillées. «Je m’en souviens très bien ! L’année était sèche. Toutes nos vignes étaient cultivées en gobelet. A l’époque, on ne chaptalisait pas (réd. : chaptaliser, soit ajouter de sucre pour que les vins atteignent 13° d’alcool). Celui-ci titrait moins de 11° d’alcool. Il avait été sélectionné pour l’Expo 1964. C’est même le seul qu’ils ont gardé.» La manifestation avait marqué les esprits: la Suisse n’organise de tels «raouts» nationaux que tous les quarts de siècle… et encore puisqu’il fallut attendre 2002 pour le suivant. Et, glisse le vigneron de Cully, s’il n’y a plus de 1961, «c’est la faute à Jean-Pascal». Jean-Pascal Delamuraz entama sa carrière de futur conseiller fédéral par un poste clé au comité de l’Exposition nationale 1964 à Lausanne.
 

Sites Internet intéressants

www.dezaley.ch
Site officiel de l’appellation viticole Dézaley : histoire, liste des producteurs, itinéraire pédestre (partie du chemin du vignoble Lausanne-Ouchy-Montreux), anecdotes.
www.baronnie.ch
Site réservé aux douze membres de ce groupement : on y trouve leur «charte de qualité», la cotation des millésimes, etc.
www.lavaux.com
Site en deux parties : vignoble, parcours pédestres, etc., et tourisme, hébergement, bonnes adresses, etc.
www.lavaux-unesco-inscription.ch
Quand bien même Lavaux a été inscrit au Patrimoine mondial par l’UNESCO en 2007, l’argumentaire de la candidature est toujours sur l’Internet (attention : les chapitres sont à télécharger en PDF). Ce dossier a été édité en livre richement illustré, «Lavaux, vignoble en terrasses» (Favre/www.editionsfavre.com).

©thomasvino.ch/2010/2011