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Posted on 6 janvier 2012 in Vins français

Les vins de l’Abbaye de Lérins, au large de Cannes

Les vins de l’Abbaye de Lérins, au large de Cannes

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Vins de l’Abbaye de Leirins (Cannes)

De la «haute couture» en scapulaire

Peut-on faire œuvre d’art avec de bons sentiments ? Henri Jeanson l’a écrit «On ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments». Mais il ajoutait : «Ainsi la Bible, quel chef-d’œuvre»! Une communauté de cisterciens de l’île de Saint-Honorat, au large de Cannes, applique la recette pour ses surprenants vins de haut de gamme. Reportage.
Pierre Thomas, de retour de Cannes
«Une île, des frères, un grand vin». Les moines de Lérins ont choisi leur slogan. Leur «économe», le père Marie Pâques, le dit haut et fort: «Notre pinot noir doit être aussi célèbre que la Romanée-Conti et notre Clos de la Charité aussi fameux que la vente des Hospices de Beaune.» Les flacons, vinifiés sous la conduite d’un œnologue suisse, Jean-Michel Novelle, sont vendus de 22 à 190 euros la bouteille. Et les 500 pieds de vigne (du mourvèdre) du Clos de la Charité ont été proposés à des parrains à 1’000 euros le cep, en janvier 2010. Le vin sera vendu aux enchères publiques, pour la première fois le samedi 28 janvier 2012. Les premières vendanges ont eu lieu le 6 octobre 2011. Le vin obtenu, un fût de 220 litres, est élevé dans le chai de l’abbaye et sa mise en bouteille se fera en 2013.

Une entreprise de redistribution
Le bénéfice est réinvesti dans l’entretien et la modernisation d’un vaste monastère construit dans les années 1870. Avant toute chose, le Père Marie Pâques tient à la qualité : «Nos vins ne sont pas seulement un produit marketing pour gagner notre vie. Nous n’avons qu’un but : l’excellence ! Nos vins sont des produits d’art, de la haute couture appliquée au vin. Nous entretenons l’amour du travail bien fait. Dès le départ, nous avons visé le créneau de la qualité en produisant des vins chers.» La communauté, une vingtaine de cisterciens âgés de 25 à 78 ans, vêtu d’un scapulaire noir et blanc, «vit principalement de dons. Nous sommes sur le plan de la redistribution. Notre but n’est pas de nous enrichir, mais d’être au service de la communauté. Dès la porte du couvent franchie, chacun de nous abandonne tous ses biens.» Ainsi, l’abbaye de Lérins, qui entretient d’étroits contacts avec Notre-Dame de Nazareth, à Rougemont, au Québec, aide directement d’autres communautés, comme un monastère au Vietnam.

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Le trio en charge des vignes et des vins de l’Abbaye de Leirins: de g. à dr., Frère Marie, travaux de cave, l’œnologue Jean-Michel Novelle et Père Marie-Pâques, l’as du marketing. (photo Pierre Thomas, Leirins, mars 2011).

Micro-climat et micro-terroir

Sur les 42 hectares de l’île, plus petite que sa voisine Sainte-Marguerite, 8 hectares de vigne, des oliviers et une végétation luxuriante. Saint-Honorat revendique un terroir à part, grâce à son micro-climat, balayé par les embruns du large. Et à son sol où la roche mère du jurassique affleure: un sous-sol calcaire, riche en magnésie et en argiles lourdes. «Ces deux éléments confèrent aux vins une belle acidité naturelle, à défaut de grande minéralité, et un apport iodé original dû aux embruns, un peu comme pour l’agneau de prés salés», explique l’œnologue Jean-Michel Novelle.
La vigne existe sur l’île depuis la nuit des temps. Le monastère capitalise la plus grande continuité monastique d’Europe, depuis sa fondation au 5ème siècle. On y a planté de la vigne pour du vin de messe, puis pour les besoins courants de la vie recluse. Des moines venus de Sénanque, près de Gordes, en 1869, relancèrent la culture de la vigne. En janvier 1900, le vignoble était inscrit à la Chambre d’agriculture du Var, avec 8 hectares.
Un air de Bourgogne au sud
Les cisterciens assurent qu’ils ne dépasseront jamais cette surface recouvrée: la rareté du produit est garante de sa haute valeur. «Dans les années 1970, on avait arraché les vignes pour planter de la lavande sur 4 ha. En 1990, il ne restait plus qu’un hectare et demi de clairette… Et plus personne ne connaissait le travail de la vigne», explique Frère Marie, en charge des tâches viticoles. Peu à peu, l’activité vitivinicole a redémarré : le premier vin blanc date de 1992, la première syrah de 1995. Aujourd’hui, l’Abbaye de Leirins produit 40’000 bouteilles, dont deux tiers de rouge non pas en AOC Côtes-de-Provence, mais en IGP Méditerranée.
«Quand je suis arrivé ici, je préférais l’eau au vin», sourit Père Marie Pâques. Il y a vingt ans, le Bourguignon Jean Lenoir — l’inventeur du «Nez du vin», pour identifier les arômes de la dégustation — a conseillé aux moines de planter du chardonnay et du pinot noir.
La filiation avec l’abbaye de Cïteaux, fondatrice du Clos de Vougeot, en Bourgogne, s’imposait d’elle-même, malgré ou grâce au micro-climat… Depuis 2005, Jean-Michel Novelle a décidé de réhabiliter les cépages du sud de la France. D’abord, il a remis au goût du jour la clairette. Il a fait surgreffer du viognier, planter du mourvèdre, le grand cépage de Bandol, et de la syrah. Chaque cuvée, où le monocépage, plutôt que l’assemblage est privilégié, porte le nom d’un saint, patron d’une des chapelles édifiées sur l’île.
La Chine et la Russie en première ligne
L’Abbaye de Leirins vise, avec ses produits exclusifs, chargés d’une histoire qu’il a fallu réécrire, une clientèle haut de gamme. La moitié de la production trouve preneur sur place, comme flacon souvenir, et par le site Internet ; 35% est absorbé par l’hôtellerie et la restauration et 15% part à l’export. Le premier intéressé fut un importateur japonais. Père Marie Pâques se déplace lui-même à Paris, mais aussi à Hong Kong, l’année passée, et à Moscou, cette année. Des importateurs distribuent les vins en Belgique, au Luxembourg, en Allemagne, en Chine et en Russie. «Je n’ai pas fait d’école de marketing, j’ai juste un peu de bon sens», confie cet homme jovial, entré dans les ordres à 27 ans, après avoir été apiculteur et fait les quatre cents coups…
Un véritable entrepreneur, cet économe-là. Après des déboires financiers, il a décidé que la communauté devait reprendre le contrôle de la compagnie des bateaux entre Cannes et l’île, et du restaurant La Tonnelle, à prétention gastronomique. En attendant l’huile d’olives, qui devrait être, dans un avenir proche, pressée (à froid !) sur l’île. Car le vin, bien entendu, est élaboré à Leirins jusqu’à sa mise en bouteilles, dans des flacons aux armoiries de l’abbaye. A quoi s’ajoutent 12’000 bouteilles de liqueurs diverses, macérées et distillées sur l’île, dont la Lérina verte et son mélange de 44 plantes, à 50% d’alcool, et le Lerincello aux citrons (bios!) de Menton, à 24,7% d’alcool.
Autant de produits alléchants, mais qui ne sont pas servis lors de retraites, au repas frugaux, et au logement sommaire, dans des cellules avec toilettes et douches au bout du couloir. A l’opposé de l’église où l’on peut suivre, de 4 h. du matin à 10 heures du soir, les services religieux, psalmodiés par les vingt cisterciens en coule (robe) immaculée.

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Le réfectoire de l’abbaye, et le Père supérieur Vladimir: face à face, les moines cisterciens mangent ici tous les jours.

Eclairage
Un Helvète de plus en plus international

L’aventure internationale de Jean-Michel Novelle (lire son portrait ici) a débuté au Chili, en 2003, au domaine Amayna (200 hectares), dans la région de San Antonio, proche du Pacifique, à l’ouest de Santiago et au sud de Valparaiso. Dans le Sud de la France, en Ardèche, à Bourg-Saint-Andéol, le Genevois, avec deux jeunes œnologues, l’une Chilienne, l’autre Sud-Africaine, planche sur un projet de 60 ha de vignes, qui englobe l’actuel Château des Amoureuses. Une cave devait être construite pour les vendanges 2011. Plus au sud, près du Pic Saint-Loup et au pied du Mont-Ventoux, Novelle suit deux domaines de 10 ha. Il devrait être en charge d’un vignoble réputé, en vallée du Rhône, avec 35 ha en AOC Beaumes-de-Venise et 8 ha nouveaux en AOC Gigondas, de part et d’autre des Dentelles de Montmirail. Le contrat sera signé à fin mars. A chaque fois, l’œnologue suisse exige «carte blanche» pour conduire vignes et vinifications. A Genève, Novelle met en valeur le domaine familial du Grand-Clos (7 ha), en prenant des risques, comme sur 2008, où ses pinots noirs et ses chardonnays n’ont été vinifiés qu’en vins mousseux. (pts)
Reportage paru dans Vins et Vignobles, Montréal (Québec), été 2011.