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Posted on 11 février 2012 in Vins suisses

Neuchâtel: les paradoxes du non-filtré

Neuchâtel: les paradoxes du non-filtré

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Le non-filtré de Neuchâtel,
ce vin blanc paradoxal

Par Pierre Thomas*
Relancé par les encaveurs du canton de Neuchâtel il y a quinze ans, le vin blanc non-filtré cultive les paradoxes. C’est le vin le plus précoce de Suisse: le Conseil d’Etat neuchâtelois a fixé sa sortie au troisième mercredi de janvier. Pourtant, il est annoncé quelques jours avant, pour permettre à certains encaveurs de calculer le nombre de litres qu’ils mettront sous verre à la date fatidique. D’autres préfèrent échelonner les mises en fonction de la demande. «Chez nous, à la Cave des Coteaux — réd. : qui a repris Châtenay-Bouvier à Boudry il y a dix ans —, nous en faisons 10’000 litres par an, pas un litre de plus. Longtemps, il nous a fallu douze mois pour l’épuiser. Aujourd’hui, il est entièrement écoulé à fin mars… On invite nos clients à le boire rapidement. Il suffit d’aller à la stamm tisch du café de Cortaillod : à fin mars, les habitués décrètent, «ça suffit, il nous faut du «propre»», raconte le directeur, Pierre-Alain Jeannet.
Non pas que le non-filtré soit impur, malgré son trouble évident: les «fines lies» qui restent en suspension ont, en réalité, des pouvoirs antioxydatifs. «Il se garde mieux que le chasselas filtré», a aussi constaté la restauratrice Verena Lüthi, de l’Auberge du Mont-Cornu, près de La Chaux-de-Fonds. Pour elle, le non-filtré, remis au goût du jour avec une promotion délibérée dès 1995, «est devenu une tradition. Au début, il fallait le proposer aux clients. Maintenant, ce sont eux qui en redemandent!»
Pourtant, le non-filtré ne représente que 8% du chasselas neuchâtelois, soit à peine plus de 110’000 litres par an. Avant un lancement orchestré par l’Office des vins et des produits du terroir la veille de sa sortie publique à l’Hôtel-de-Ville de Neuchâtel (et le lendemain au théâtre de La Chaux-de-Fonds), le non-filtré attire les médias à Neuchâtel. Malgré cet effet, il s’en écoule surtout dans sa région de production, le Littoral neuchâtelois (59%), un peu ailleurs dans le canton (18%), en Suisse alémanique (14%) et 8% en Suisse romande. Pas de quoi faire de l’ombre aux chasselas vaudois ou fendant valaisan du dernier millésime (2011) qui arriveront dans les rayons début mars… Le non-filtré n’a pas été copié non plus. A part une tentative de Provins-Valais de faire du «fendant primeur», il y a vingt ans, puis des tentatives de Schenk, on ne connaît guère qu’un vigneron dans le Vully et Pierre Mandry (alias le chanteur Alex Périence) pour avoir tenté… l’expérence.
Tout précoce qu’il soit, le non-filtré neuchâtelois n’est pas un vin vinifié en primeur: en cinq mois, en 2011 où les vendanges débutèrent la première semaine de septembre, le vin a eu le temps de faire tranquillement sa fermentation alcoolique et même, dans la plupart des caves, la malolactique. Relancé il y a quinze ans seulement, ce «nouveau» produit reprend, en fait, la tradition des anciens vignerons. A la fin des fermentations, rappelle la maître caviste Jeanine Schaer, de la Cave des Coteaux à Boudry, ils laissaient tranquillement le vin se décanter au froid naturel de l’hiver. Il suffisait alors de tirer le vin clair du tonneau et l’épais restait au fond. Les lies, si elles sont surveillées régulièrement, ne donnent pas de faux goût au vin, mais ont des vertus antioxydatives. Les Champenois connaissent bien le phénomène de l’«autolyse des lies» qui nourrit leur noble breuvage…
L’apport principal de la technologie moderne réside dans les levures utilisées pour le démarrage de la fermentation alcoolique. Elles peuvent libérer des arômes de fruits exotiques, faciles à reconnaître. Et, à défaut de date de péremption — encore heureux que le vin ne s’y mette pas —, le précoce vin non-filtré de Neuchâtel pourrait être bien meilleur deux ou trois ans plus tard! A quand une dégustation non pas de «vieux chasselas», très à la mode dans certains cercles d’initiés, même s’il est quasi impossible d’en trouver sur le march, mais d’«anciens non-filtrés»?
*Paru dans Hôtellerie & Gastronomie du 9 février 2012.