«Jeune cuisine»: servez show!
Nouvelle «nouvelle cuisine»
Servez show!
Par Pierre Thomas
«Ce sont des dénicheurs de talents différents, de cuisine d’auteur, comme à l’époque de Gault et Millau», résume Carlo Crisci. Le chef du Cerf, à Cossonay (VD), bien connu des Fribourgeois, puisqu’il débuta chez (feu) son père, alors à l’Ermitage, aux Paccots, n’a pas tort. Les «omnivores», comme ils se nomment, existent via un site Internet (www.omnivore.com), un magazine, un guide, les réseaux sociaux et un «world tour». Cette tournée mondiale, commencée à Genève, début février, se poursuit par Paris (11 au 13 mars), Bruxelles (18 au 21 mars), puis Moscou, fin avril, Copenhague, fin mai, Shanghai, fin juin, avant l’Amérique (New York, Montréal, San Francisco), Istamboul et Sydney.
Gault Millau, une mode plus tard
A chaque fois, le mouvement y installe sa tente, sous forme de bulle, et invite six à huit chefs par jour à faire son «show», devant des passionnés. Quelques centaines à Genève, quelques milliers à Paris…«On est en pleine cuisine mondialisée et générationnelle, des 25 – 40 ans», s’enthousiasme le journaliste Luc Dubanchet, fondateur du mouvement en 2003. Aujourd’hui, il a 40 ans tout juste: il balbutiait à peine quand, en octobre 1973, Henri Gault et Christian Millau lançaient la «nouvelle cuisine», à la suite du «nouveau roman», de la «nouvelle vague» au cinéma et de la «nouvelle société», fatale au premier ministre, puis candidat à la présidence, Jacques Chaban-Delmas.
De leur décalogue, il ne reste que quelques principes simples et universels: produits frais et de qualité, temps de cuisson raccourci, sauces légères et le goût d’abord, avec un sens de l’esthétique et de la diététique. Cette néo-«nouvelle cuisine» dit-elle autre chose? Le texte est connu par cœur, même s’il est scandé sur un rythme de rap… Les chefs scandinaves, qui ont le vent en poupe, après la vague ibérique dans le sillage du déjà retraité Feran Adria, n’ont rien écrit d’autre dans leur propre «manifeste» de 2010. Au fond, dans les marmites, les modes succèdent aux modes. Et, déjà, dans la «jeune cuisine», ses précurseurs quadragénaires devraient avoir atteint la limite d’âge. Devant sa soupe au panais — le plumitif met la main à la pâte ! —, Luc Dubanchet se rengorge: «Ca n’est pas une question d’âge, mais d’énergie créative.» En France, Pierre Gagnaire, Michel Bras ou Régis Marcon ont passé l’âge. Pourtant, ils cultivent toujours «le rapport de l’homme à son territoire. Et travaillent sans se soucier des règles, du patrimoine culinaire, avec comme seule limite, le goût. C’est bon ou pas bon», explique Dubanchet, qui revendique un «réseau mondial sur cette valeur universelle, le goût».
Des Saint-Jacques transformées
A Genève, Carlo Crisci est allé faire sa démonstration, sous la bulle Omnivore, installée à Palexpo, dans le salon professionnel Sirah. Il s’était déjà rendu à Deauville en 2007. «C’est toujours une bonne chose de se faire connaître à l’étranger.» A Genève, le chef de Cossonay a épaté son monde en préparant sur une seule plaque à induction trois variations de coquilles Saint-Jacques… réduites en support : des tagliatelles dans un consommé au melilot avec un jaune d’œuf cuit une heure à 70 degrés, des raviolis de tomme et de caviar et une grosse raviole, emplie d’un œuf coulant, rôtie à l’unilatérale. A chaque fois, la «farine» était le crustacé lui-même, déstructuré.
«Dans ces shows, il faut surprendre avec une technologie nouvelle», raconte Carlo Crisci. A 55 ans, celui qui n’a jamais fréquenté de «grande maison», mais a fait son apprentissage dans les cuisines d’un hôtel veveysan, n’hésite pas à s’exposer, là où des chefs assis sur leur réputation, rechignent. «Quand tu y vas, tu te mets en danger…» La corde raide et le grand écart ne lui font pas peur, malgré ses 18 points au Gault Millau et ses deux étoiles au Michelin. Tout proche du sommet donc, mais pas encore au nirvana des 19/20 et des trois étoiles. Pourquoi? Sam Sebti, qui fut, à Fribourg, le sommelier de Frédérik Kondratowics (aujourd’hui à l’Hôtel-de-Ville), est un adepte «à donf’» d’Omnivore: «En Suisse romande, on est trop à cheval sur la tradition. On s’appuie sur les guides gastronomiques. On vit autour de ça… Mais qui nous signale des cuisiniers originaux? Aujourd’hui, on fait beaucoup de réchauffé.»
La Suisse n’existe pas
L’équipe d’Omnivore, si elle a inclus dans son guide — «de reportage à visage découvert, pas de critique masquée» — des tables en vogue en Scandinavie, en Angleterre, en Italie et en Espagne, ignore superbement la Suisse. Mais elle prépare un nouvel opus «mondial», où elle aura sa place, promis. «On a très bien mangé aux Mossettes», confie Luc Dubanchet, pour qui «chaque produit de chaque endroit devient la matière de chaque chef». Ca sonne creux? Autrement dit, par Carlo Crisci, ça donne: «Face aux palaces, aux groupes multinationaux, au moule général, les cuisiniers doivent se battre. La grande qualité d’un restaurateur, c’est d’être différent.» Et le Vaudois d’adoption, aux racines aussi italiennes que «nature» comme le lierre terrestre, n’a qu’un regret: «Il y a vingt ans, la Suisse aurait pu être comme l’Espagne de ces dix dernières années. On est un petit pays, riche en gastronomie. Mais on n’arrive pas à le faire savoir. On n’est pas assez fiers de ce qu’on fait.» Il faudra attendre un prochain «world tour» d’Omnivore pour embarquer vraiment dans leur galère, quelques chefs genevois mis à part.
Omnivore – MasterChef, même combat ?
Chef chasse le Larousse gastronomique
Paru dans La Liberté le 15 février 2012. PDF ici (cherchez l’erreur, quand Luc devient Stéphane… avec les excuses du quotidien fribourgeois!)