L’amphore, le buzz du vignoble en 2012
L’œuf (de Colomb)*
des vins blancs suisses
Par Pierre Thomas
On ne peut pas les louper: l’autre jour, à la Cave des Coteaux à Cortaillod, à peine caché derrière une cuve en inox, un gros œuf en béton gris. La maître caviste neuchâteloise Jeanine Schaer y loge du chardonnay, assemblé ensuite à du vin qui a passé en barriques. Du Genevois Jean-Daniel Schlaepfer à la Valaisanne Marie-Thérèse Chappaz, nombreux sont les vignerons encaveurs réputés de Suisse romande à disposer de telles «amphores». Le premier a même contribué à son élaboration, pour le modèle sorti d’un atelier de cuves bourguignon en 2004, et depuis, il les aligne aux Balisiers, à Peney (GE) et à Lauzières, aux Baux de Provence (photo ci-dessous – toutes les photos sont de ©Pierre Thomas).
Le Genevois, pionnier du bio en Suisse, fut aussi, dans les années 1980, un des adeptes du concentrateur, une machine qui permet de donner du corps au vin, en éliminant des particules d’eau, les «petites» années. Avec le réchauffement climatique, c’est plutôt de la fraîcheur qu’on recherche, surtout dans les vins blancs. Son ami, l’œnologue Bernard Cavé, à Aigle (photo ci-dessous), a rapidement compris quel parti tirer de cet «œuf». Depuis 2006, il en a deux douzaines et a déjà presque tout essayé: «C’est très bien pour le pinot blanc, la marsanne, le riesling et même la petite arvine. Mais c’est avec le chasselas que ça reste le plus sympa!»
Chercher la minéralité du vin
Dans la dégustation de prestige de la Mémoire des vins suisses, à Martigny, au printemps 2012, deux chasselas brillaient: la cuvée Amphore du duo Bernard Cavé-Philippe Gex, copropriétaires du Clos du Crosex-Grillé, à Aigle (VD), et le fendant Clos Mangold vieilles vignes du Domaine Cornulus, à Savièse (VS). Deux vins passés 100% en «amphores». Du vin vaudois, on a retenu, sur le millésime 2010, un nez ouvert, épanoui, de la puissance, des arômes exotiques, malgré le fait que ce blanc a fait sa deuxième fermentation, dite malolactique. Le valaisan, millésime 2011, explosait au nez et en bouche, avec un belle vivacité et une grande minéralité.
Ni les sommeliers, ni les œnologues, ni les journalistes ne sont d’accord sur cette notion, la minéralité, qui se signale par une note saline en fin de bouche. Vient-elle du «terroir», ce (fourre-) tout formé du sol, du climat, de la viticulture et du… vigneron? Ou du savoir-faire de l’homme et de ses choix? L’utilisation des «amphores» relance, une fois de plus, le débat. Et il n’est pas anodin de constater que les adeptes de la biodynamie s’essaient à ces œufs de béton d’argile, sans la moindre armature métallique.
Une dimension métaphysique
Aux préceptes de l’anthroposophe Rudolf Steiner appliqués à la vigne s’ajoutent en cave un contenant marqué par sa forme correspondant à la fois au Nombre d’Or et au «mouvement brownien». En clair, des influences physiques et métaphysiques donnent une nouvelle dimension au vin. Le pragmatique Vaudois Raymond Paccot balaie l’argument: «On essaie de trouver les meilleures solutions pour faire les meilleurs vins. Biodynamie ou «amphores» ne sont que des moyens pour y arriver: je ne les mentionne pas sur mes étiquettes. Avec ces œufs, on a le même effet qu’en fût, mais sans les inconvénients diabolique de la barrique. Quand elle est neuve, le vin est marqué par le goût du chêne. Et quand elle a quelques années, elle donne de la sècheresse aux vins.» En prime, pas besoin de «bâtonner» (remuer) le vin dans les «œufs», ni de le transvaser: le «mouvement brownien» assure un brassage spontané du liquide et les lies se déposent au fond.
Ses six amphores, le vigneron de Féchy les réserve depuis 2009 à un blanc multicépages (pinots blanc et gris, riesling, savagnin), Les Curzilles, qui reste un an dans ses «œufs». Bernard Cavé, lui, estime que six mois suffisent pour laisser pleinement respirer ses vins blancs. Et Dany Varone, de Cornulus, après son fendant et son johannisberg, se réjouit d’essayer ses œufs sur des rouges. Bernard Cavé a déjà tenté l’expérience, avec un gamay en 2010, puis avec un cabernet franc 2011: «On retrouve ces magnifiques arômes frais, croquants et fruités des meilleurs vins rouges de la Loire», confie, gourmand, l’œnologue chablaisien.
On le pressent: l’œuf de Colomb du vin n’est pas lisse, mais multifacettes. Chacun y va de son expérience, en attendant d’avoir du recul, car les premiers vins n’ont que cinq ou six ans d’âge. Mais, il y a 6’000 ans, en Géorgie, on faisait déjà du vin dans des amphores d’argile enterrées. Aujourd’hui, les vins y sont toujours élaborés selon cette technique ancestrale, que des vignerons européens redécouvrent. Le Valaisan Amédée Mathier, de la cave Albert Mathier et Fils, à Salquenen en a importé dès 2009. Mais c’est — encore !— une autre histoire. Celle de l’amphore «authentique».
Terroir du Crosex Grillé
www.bernardcavevins.ch
Domaine Cornulus
www.cornulus.ch
Raymond et Violaine Paccot, Féchy
www.lacolombe.ch
Albert Mathier & Fils, Salquenen
www.mathier.ch
Mémoire des vins suisses
www.mdvs.ch
*Œuf de Colomb
Au retour d’un de ses voyages, lors d’un banquet, le navigateur doit expliquer si son expédition fut difficile. Il prend un œuf et demande comment le faire tenir debout. Personne n’a la réponse. Christophe Colomb casse un petit morceau de la coquille et le pose: «Il suffisait d’y penser». On a oublié la démonstration, mais la locution est passée dans le langage courant.
V.O. du texte paru dans le magazine lifestyle Encore!, le 2 septembre 2012, en français avec Le Matin-Dimanche, en allemand avec la Sonntags Zeitung.