Roumanie — Le comte corse qui croit aux vins roumains
croit aux vins roumains
Guy Tyrel de Poix* a été le premier étranger à investir en Roumanie, peu de temps après la chute de Ceaucescu. Il y est toujours. Rencontre sur place, à 100 km de Bucarest.
*A 55 ans, en janvier 2011, il est décédé du cancer, annonçait un journal corse. Il laisse une veuve et quatre enfants, Charlotte, Guillaume, Amaury et Clémence.
Par Pierre Thomas
Le monde du vin est jalonné de personnages étonnants. Il y a vingt ans, Guy Tyrel de Poix maniait la fraise (à dents, pas à neige…) à Val-d’Isère, la station de sports d’hiver des Alpes françaises. Puis, il y a deux lustres, ce fils de propriétaire terrien quittait le vignoble paternel, un des plus fameux de Corse, le Domaine Patrimonio, à deux pas d’Ajaccio. «J’ai pris l’Atlas mondial du vin d’Hugh Johnson. J’ai vu que le Chili et l’Argentine étaient déjà pris. Je me suis donc dit: allons voir dans les pays de l’Est. Finalement, Bucarest n’est qu’à trois heures d’avion de Paris…»
Mi-Europe, mi-Nouveau Monde
Aujourd’hui, la Roumanie, qui affiche 250’000 hectares de vignes, soit autant que le Portugal, est à mi-chemin entre les vignobles européens et ceux dits du Nouveau Monde. Elle appartient aux premiers par le climat — hivers rudes et froids, étés secs et chauds —, par le terroir — «à part la France, il n’y a nulle part au monde une telle diversité!» —, par des cépages indigènes, surtout blancs, et par la proximité, repoussée à 2007, de rejoindre l’Union européenne.
Pour le reste, la Roumanie, sur de vastes domaines hérités du démantèlement des kolkoses, après la chute du régime communiste fin1989, produit des vins, blancs et rouges, à partir de cépages internationaux, comme le sauvignon blanc, le cabernet sauvignon et, plus intéressants, le merlot et le pinot noir. A l’instar de la Californie, de l’Afrique du Sud, du Chili ou de l’Australie, donc. Et comme la main-d’œuvre est (encore) bon marché, les vins roumains se retrouvent en concurrence avec ceux du Nouveau Monde, en Angleterre, aux Etats-Unis, au Japon ou en Europe du Nord.
Des terres jalousement gardées
Les Roumains sont fiers de leur législation viticole, qui reprend la notion, française, des appellations d’origine contrôlée et, allemande, de la qualité des vins mesurée selon leur degré de sucre. «Des textes très précis… mais on fait ce qu’on veut avec pour l’exportation», sourit le vigneron français. Dans un pays, «entre Balzac et Zola, qui rappelle la Corse: je tue le chien du voisin parce qu’il est beau, plutôt que d’élever le mien», Guy Tyrel de Poix préfère parler vrai. Ainsi, alors que la Roumanie a besoin d’investisseurs étrangers, il regrette que les terrains restent dans les mains des anciens propriétaires, à qui ils ont été rendus après la chute de Ceaucescu: «Ici, impossible d’acheter des terres. C’est un frein à tout développement, quand on doit replanter systématiquement un vignoble mal entretenu et sur le déclin». Et puis, alors que la publicité pour le vin fleurit — les vingt millions de Roumains sont de gros consommateurs: plus de 60 litres par an et par habitant —, «il y a une absence de vision technico-commerciale, on produit encore pour produire» et une gangrène administrative, héritée d’un demi-siècle d’appareil communiste.
Le «goût français»
Ce pionnier dit avoir investi l’équivalent de trois millions de francs suisses dans son entreprise, la SERVE (Société Européenne Roumaine des Vins d’Exception). Il vient de mettre sous toit — dans un hangar fonctionnel et pimpant bleu, jaune, blanc — sa petite cave qui traite des raisins venus de plusieurs régions de Roumanie, en cagettes, par camions frigorifiques.
Ses vins, le Français les modèle à l’image de ceux de sa patrie d’origine, tel cet agréable rosé, «le premier rosé sec de Roumanie», ou sa «Cuvée Charlotte» 2001, un assemblage rouge «canon» dominé par le cabernet sauvignon, complété par la feteasca negra, un cépage local trop souvent vinifié en vin doux au goût des Roumains, et de merlot, tiré à 12’000 bouteilles, après un an de barriques.
La recette est connue: un savoir-faire traditionnel (Français, Italiens et Allemands sont présents dans le pays) appliqué à une matière première dont la qualité dépend d’un climat favorable. Le comte, avec son petit air de D’Artagnan, restera-t-il longtemps en Roumanie? «L’enfant a fini de grandir quand on vire le patron», répond-il. Par expérience. Car s’il a choisi l’exil, c’est que ses propres employés l’ont bouté hors de Corse, rigole-t-il, la moustache frémissante…
Article paru dans Hôtel+Tourismus Revue, Berne, en décembre 2002