Vins suisses — En mille ans, on prend racine
En mille ans, on prend racine
Les jeunes vignes valent-elles les vieilles? Quand la publicité se gausse du Nouveau Monde et que Changins apporte de l’eau au moulin des conquistadors du marché planétaire.
par Pierre Thomas
Les Valaisans mettent 600'000 francs, cet automne, pour vanter les mérites de leurs «spécialités». En Suisse, on appelle «spécialités» les vins que tout le monde fait (comme le chardonnay, le merlot ou le cabernet sauvignon) mais aussi les vins de cépages autochtones (comme la petite arvine, le cornalin ou l’humagne).
C’est l’atelier du graphiste sierrois Jean-Marie Grand qui a mis en scène les cépages valaisans. Il joue sur le choc des images. Exemple : une photo de la cordillère des Andes opposée au mot cornalin en grosses lettres. Pourquoi la cordillère ? Parce qu’elle répond au critère des «grandes découvertes» géographiques. Et j’ai remarqué, l’autre jour, dans le magazine Le Point, une autre pub, pour les bourgognes. En tête de page, un Indien des Andes en poncho sur fond de sommets enneigés et de cactus, avec la légende : «En vigneron courageux, Diego cherche depuis des années d’où peut venir le caractère aérien des vins de Mâcon. Peut-être de Mâcon, Diego.»
Sur le même fond (de commerce), les Français n’ont pas les mêmes complexes que les Valaisans pour donner une leçon à ces braves Sud-Américains qui envahissent les rayons de nos supermarchés avec leurs vins élaborés par des consultants. En général français (comme Michel Rolland), bien entendu. Leur argument d’Européen, c’est le terroir, mot que seule la langue d’Olivier de Serres connaît, celle de Shakespeare ou de Dante l’ignorant ou le confondant avec «territoire».
Sous ce «terroir», il y a le sol, et dessus, le climat, l’exposition et le vigneron. Et les vignes, bien sûr. Plus vieilles sont-elles, meilleur est le vin. C’est un vieil adage que même les vignerons de chez nous mettent en avant. Les scientifiques de la station de Changins (qui se nomme Agroscope, c’est tout nouveau!) viennent d’étudier sérieusement la question. Ils ont livré leurs conclusions, il y a quelques jours, à Lausanne, à un public plutôt médusé. Jugez-en.
A Leytron, dans un sol qui s’apparente plus aux terres légères du pied des Andes qu’à celles, mi-lourdes, de Lavaux, ces chercheurs avaient planté il y a trente ans de jeunes ceps de six cépages. En 1998 et 2000, ils en ont arraché quelques parchets, replantés avec les mêmes variétés. Sachant qu’il faut trois ans pour qu’un cep atteigne l’âge de produire du raisin de cuve, les vendanges ont eu lieu dès 2001. On a vinifié séparément, mais de la même manière, le moût des vieilles et des jeunes vignes. On a comparé les paramètres : les vieilles vignes ont bien un comportement végétatif différent. Pourtant, quand on déguste les vins issus de vieilles ou de jeunes vignes, il n’y a presque pas de différences. Mieux : pour le chasselas et pour l’arvine, le vin de jeunes vignes paraît meilleur. Il est jugé égal pour le gamay et la syrah. Et légèrement plus goûteux de vieux ceps d’humagne rouge et de pinot blanc. Commentaire de Dominique Maigre, responsable de cette recherche : «Voilà des conclusions rassurantes pour notre vignoble en renouvellement depuis ces dernières années». Car, en dix ans, les «spécialités» valaisannes sont passées de 500 à 1000 hectares (20% de la surface viticole). Soit 500 ha de jeunes vignes.
En y regardant de plus près, j’ai cru déceler un malicieux sourire sur le visage de Diego, au pied de son Aconcagua natal. Pas con, Diego!
Billet paru dans l'Agefi, Lausanne, en novembre 2004