Une journée avec Georges Wenger
Avec Georges Wenger
24 heures de la vie d'un grand chef
0700. Pluie sur le marché de La Chaux-de-Fonds. Georges Wenger débarque de sa camionnette. L'œil bleu du patron cueille immédiatement quelques pousses de pourpier, qu'un «petit vieux» de La Sagne propose au premier banc. Chez Mme Vessaz, une maraîchère du Vully qui monte au marché de La Tchaux depuis 38 ans, mercredi et samedi, le chef renifle des pêches blanches et tâte des berrudges (petites prunes). Ailleurs, il arrache d'un geste énergique les fanes des carottes nouvelles, enfourne du basilic dans un sachet, la liste des emplettes entre les dents. Un marchand le happe au passage: «C'est de la damassine?» Le fin connaisseur des produits jurassiens le détrompe: «Non, juste des prunes sauvages, mais pas des damassines.»
Le marché, c'est mon boulot
0815. Le chef s'accorde un croissant et une verveine, dans une confiserie: «Le marché, j'estime que c'est mon boulot. Sinon, je perds la relation avec les fournisseurs. Il y a de moins en moins de bons produits. L'avantage des petits marchés de proximité, c'est d'avoir l'assurance de trouver des légumes plantés en pleine terre. Car vous savez, en Suisse, on a importé les méthodes qu'on croyait réservées à la Hollande…»
0820. Un tour chez Pierre-Alain Sterchi, maître-fromager chaux-de-fonnier. Georges Wenger a développé un «échange de bons procédés» avec lui: il lui fournit des fromages d'alpage jeunes que le fromager affine dans sa cave.
0830. En négociant les virages de La Chaux-de-Fonds aux Franches-Montagnes, le cuisinier explique sa fierté d'avoir, avec une de ses ex-employées, permis à des paysans de montagne uranais de se fédérer et d'écouler eux-mêmes leurs fromages, sans attendre les renards de la grande distribution zurichoise. Et notre chauffeur d'entamer une tirade sur cette agriculture suisse planifiée qui a ôté toute velléité d'indépendance commerciale, même aux meilleurs paysans…
0835. Flèche à gauche, aux Bois, pour prendre livraison de la commande de viande passée la veille par fax chez Pierre Bilat. «Voilà un boucher authentique qui surveille le bétail chez les paysans et abat les bêtes lui-même. Il fait un vrai travail de boucher, son boudin, sa saucisse.»
Des feux allumés dès 8 h. du matin
0850. Retour au bercail. Une noria de jeunes cuisiniers décharge la camionnette. Ca sent bon, en cuisine!
0900. Dans la salle aux ors début du siècle, au plafond mouluré, un décor qui date de douze ans déjà (voir encadré), les tables sont dressées. Le maître des lieux pousse un vase garni d'un splendide bouquet; il griffonne l'ordre du jour, fait les comptes de sa tournée, le temps d'un expresso.
0915. Le ventre (plat!) ceint d'un tablier bleu à rayures, sur la veste à double boutonnage (secret défense: il suffit de croiser pour un plastron propre!), le chef entre dans le saint des saints. Ici, le pain a cuit dès 7 h.; les feux sont allumés depuis 8 h. «Les grosses cuissons démarrent tôt le matin, comme les fonds de sauce. Ca nous permet d'enlever les grandes casseroles en fin de matinée.»
1000. Une douzaine de cuisiniers s'affairent: pratiquement pas un bruit. Le chef choisit un couteau, ôte les arêtes rebelles — signe de grande fraîcheur! — d'une truite du lac, puis pèle des artichauts avec une rare dextérité. «Je suis aussi le premier des bouche-trou», dit-il dans un sourire. «Si on était trente ou quarante, j'admettrais l'analogie avec un chef d'orchestre… quoiqu'à cette taille, les cuisiniers deviennent des managers culinaires. Chez moi, je préfère que les gens sachent ce qu'ils ont à faire que d'être le garde-chiourme derrière chacun.»
1030. «Georges, tu viens dire au revoir, s'il te plaît!», Andrea Wenger appelle son mari: les hôtes des cinq chambres, classées Relais & Châteaux, plient bagage.
Le week-end, 90% des gens prennent le menu
1045. Ca mitonne fort et ça s'agite. La pression monte, les casseroles s'entrechoquent, les odeurs se mélangent et la chaleur grimpe dans la cuisine, à l'étroit pour ces douze pros qui s'activent… Midi et soir, à l'entrée, le plan de la salle indique le nom des convives et le numéro des tables: «Le week-end, 90% des gens prennent le menu».
1100. En «civil», le personnel de service passe en cuisine. Brefs saluts à ceux qui sont déjà sur la brèche. Chacun se sert du repas du personnel: tendrons de veau, pommes de terre purée, haricots en fagots de lard.
1105. Exceptionnellement, un verre de vin rouge italien est servi. Aujourd'hui, Valérie, la fille aînée des Wenger, fête son anniversaire. Elle tient son poste d'apprentie de dernière année, comme tous les jours. Et c'est elle qui, par tournus, a préparé le repas du personnel… Le chef pâtissier lui dédie un gâteau d'anniversaire. Elle souffle ses 18 bougies, partage le repas avec une famille amie, avant de retourner en cuisine…
1230. Les ordres fusent: «La suite pour la trois». «Oui», «oui», rétorquent les acteurs concernés. Tous les ingrédients sont prêts: il suffit de dresser les assiettes. Le chef vérifie, l'air de rien, que tout ce qui part en salle est impeccable… «Ce que j'apprécie ici, c'est le dynamisme. Le patron a tout à l'œil, mais l'ambiance reste sympa», confie, entre deux services, le maître d'hôtel.
1330. Le «show» est terminé. Chacun lave à grande eau bouillante et brique sa surface de travail en inox. Petit meeting entre le patron, le chef pâtissier et un apprenti, à propos du moulage d'un dessert: «Ici, on fait comme ceci…», montre Georges Wenger.
Un lien direct avec les producteurs
Ensuite, il nous fait faire le tour du propriétaire: garde-manger pour de nombreux produits artisanaux confectionnés maison (confitures de fruits sauvages, sirop de bourgeon de sapin, raisinée, etc.), cave du jour, avec les 700 vins de la carte, soigneusement rangés en casiers étiquetés, puis, ailleurs dans le village, une vraie cave à vins voûtée de 30'000 bouteilles, en caisses et cartons. Car depuis douze ans, le cuisinier a décidé de se fournir le plus souvent possible «en direct», et il revend du vin à l'emporter et à quelques restaurants de la région. «Notre clientèle est hétéroclite au niveau de ses goûts culinaires: c'est valable pour les plats, mais aussi pour les vins, les cigares, les alcools et même les cafés: nous développons régulièrement des mélange avec La Semeuse, à La Chaux-de-Fonds.»
Le temps d'un échange de points de vue — sur Gastronomia, où le chef jurassien animera le bar gastronomique, sur la formation professionnelle (voir encadré), sur la volonté d'entreprendre aujourd'hui… — et nous sautons dans un train rouge et blanc, à la porte de l'ancien Buffet de la Gare du Noirmont. Il est bientôt 17 h. Le deuxième volet de cette «double journée» commence pour tous les acteurs en cuisine et en salle: le samedi soir, puis le dimanche midi, sont jours de grande affluence… Le week-end relax de la clientèle coincide avec le boom du restaurant. C'est aussi ça, le paradoxe de la vie d'un cuisinier: travailler quand les autres ont congé. «On a choisi une voie, on l'assume», dit Georges Wenger, en nous serrant la main. Fermement.
Reportage paru dans le programme officiel de Gastronomia, Lausanne, novembre 2002