Vaud — Cinq œnologues vaudois parlent
Avec cinq œnologues vaudois,
un dialogue brut de cuve
On parle plus volontiers de stratégies de marché, d’enjeux économiques, ou des vignerons-encaveurs que des œnologues des «grandes maisons» qui donnent pourtant le ton de la majorité des vins vaudois. Pour «Le Guillon» (édition de décembre 2004), Pierre Thomas les a réunis autour d’une table où ils confrontent leurs points de vues sur des questions d’actualité. Projection dans le futur du vignoble vaudois avec cinq professionnels qui ont 40 ans et moins : Fabio Penta, d’Hammel, à Rolle Alain Gruaz, de Schenk, à Rolle, Olivier Cosendaï, de Badoux, à Aigle, Daniel Dufaux, de Testuz, à Cully et Rodrigo Banto, d’Uvavins, à Tolochenaz.
I L’œnologue monte à sa vigne
Aujourd’hui, l’axiome en vogue est d’affirmer que «le vin se fait à la vigne». Dans les caves importantes qui sont les vôtres, partagez-vous cette vision ?
Fabio Penta. – Le raisin est la matière première pour un bon produit final. Les œnologues vont de plus en plus à la vigne. Je vinifie séparément, parcelle par parcelle. On revient au métier d’antan : soigner le travail de la terre.
Alain Gruaz. — Le raisin est l’élément-clé. On doit contrôler les vignes, décider de la date des vendanges. C’est capital, la date des vendanges : jadis, on ouvrait le ban, aujourd’hui, on contrôle. On met en place des mesures viticoles toujours plus pointues. L’œnologue est de plus en plus partie prenante du travail en amont de la cave. C’est une évolution récente, cinq à dix ans, maximum, quand on a introduit le «paiement à la qualité» et non plus seulement au degré Oechslé. Pour appréhender la matière première, il n’y a personne de mieux placé que celui qui sait ce que deviendra le produit final.
Olivier Cosendai. — Avant, l’œnologue était un peu le médecin du vin. On l’appelait pour guérir un vin et, symptomatique, j’ai fait mes études à la Faculté de pharmacie de Montpellier. Aujourd’hui, on travaille main dans la main avec le vigneron. On ne peut pas lui dire : débrouille-toi. Il y a une collaboration. Une orchestration pour une bonne musique. Nous, nous avons besoin de cette connaissance du terroir et du raisin. Nous fonctionnons aussi comme juge de paix au moment des vendanges. Le mouvement est général et les vignerons en ont pris conscience, à travers les exigences de la PI (production intégrée).
Daniel Dufaux. — C’est même une situation inverse de ce qui s’est passé durant un siècle, où vigne et cave étaient deux mondes. L’un ne s’occupait pas de l’autre… Maintenant, il y a échange. Sans une matière première correcte, nous ne pouvons rien faire. Plus on veut respecter le terroir, plus nous devons nous entendre… Corollaire, la responsabilité du vigneron a changé : il se sent davantage concerné quand on lui explique pourquoi il faut produire du meilleur raisin.
Rodrigo Banto. — Je le vois dans notre coopérative : c’est un long processus, initié avant mon arrivée par Gilles Cornut. Je visite les vignes et je fais des sélections directement sur les parchets. La plupart des viticulteurs jouent le jeu. Mais, dans une coopérative, nous devons prendre en charge ce que les membres nous livrent. Ce serait plus facile si nous achetions la vendange. S’il le faut, nous déclassons des raisins à la réception…. Meilleur le raisin est à la vigne, moins il y a de travail en cave. Une mauvaise matière première exige davantage d’efforts. Au Chili, l’œnologue passe désormais 60% de son temps dans les vignes et 40% en cave.
II Un millésime 2004 plus facile pour l’oenologue
Nous sommes à la veille des vendanges 2004. Concrètement, comment allez-vous agir et quels sont les pièges à déjouer dans ce millésime ?
Daniel Dufaux. — Durant le cycle végétatif, le vignoble a souffert de maladie, comme l’oïdium, ou de la grêle. Certains vignerons ont laissé sur les ceps une charge mal maîtrisée. La maturité phénolique exige d’aller plus avant cet automne jusqu’aux vendanges.
Fabio Penta. — Les rouges, en particulier, ont évolué assez tard et sont très hétérogènes…
Alain Gruaz. — Le maître mot du 2004 est la souplesse. Il n’y a pas de théorie générale, mais des parcelles à traiter pour elles-mêmes. En ce sens, 2004 est à l’opposé de 2003, homogène malgré sa spécificité d’année exceptionnelle.
Fabio Penta. — Les soucis sont aussi le piment du métier !
Rodrigo Banto. — Une chose est sûre, nous ne connaissons pas de problème de maîtrise des températures. Du point de vue microbiologique, 2004 sera plus facile à maîtriser que 2003. Il faudra faire attention à la pourriture et peut-être trier. Et comme en août la vigne a surtout reçu de l’eau, mais n’a guère avancé, il aura fallu quelques semaines supplémentaires de maturation.
Daniel Dufaux. — On peut dire que l’année a été plus difficile pour le viticulteur, mais plus facile pour l’œnologue. Exactement l’inverse de 2003 !
III Blanc ou rouge, ça bouge
Un œnologue peut-il préférer vinifier des vins blancs ou des rouges et pour quelles raisons ?
Alain Gruaz. — Dans la blanc, on balance entre le fruit et la structure, constituée de l’acidité et de l’alcool. En rouge, les tanins donnent une dimension supplémentaire. Mais les deux, s’ils ont des profils différents, sont tout aussi intéressants. J’apprécie avoir à faire avec la panoplie complète. J’aime cette diversité.
Olivier Cosendai. — C’est un plaisir de ne pas devoir élaborer un seul vin. Un challenge aussi, pour donner un maximum d’expression à travers plusieurs types de vins et d’appellation, tout en trouvant une harmonie.
Rodrigo Banto. — J’allais dire que les vins blancs sont plus techniques… mais on peut aussi faire des rouges techniques ! Les paramètres sont différents à maîtriser dans les deux couleurs ; les dégustations de contrôle s’enchaînent à d’autres moments. L’essentiel, c’est qu’il faut savoir prendre du temps pour élaborer du bon vin. Le chasselas mis à part, les cépages blancs permettent de jouer sur les levures et sur les températures de fermentation. On élabore des vins plus ou moins aromatiques en blanc selon la date des vendanges. C’est elle qui définit les goûts du vin.
Daniel Dufaux. — Pour moi, les rouges sont plus passionnants. Parce qu’ici, dans le Pays de Vaud, on a encore beaucoup à faire. On a du travail devant nous autant dans les vignes que dans la vinification.
Fabio Penta. — Nous avons surtout de la chance d’œuvrer dans une région où l’encépagement est très varié. Un bon vinificateur doit être apte à vinifier une quinzaine de cépages. Et c’est une chance qu’on saisit bien.
Rodrigo Banto. — C’est vrai, il y a peu de région au monde, et si petite, avec autant de cépages.
IV L’idéal, question de conditions, pas de lieu
Justement, y a-t-il pour vous un lieu idéal où vous aimeriez vinifier ?
Alain Gruaz. — Pour moi, le lieu idéal c’est celui où je pourrais avoir l’œil à la fois sur la vigne et sur la cave. Pour y arriver, je devrais être propriétaire. Mais où ? Ca m’importe peu ! La Toscane me plaît, et pas seulement pour des raisons viticoles. Maîtriser absolument les tenants et aboutissants du produit, voilà mon rêve…
Olivier Cosendai. — J’aime la variété de la Suisse. J’ai travaillé à Saint-Emilion. Là-bas, tout l’art réside dans l’assemblage. Bien sûr, c’est passionnant, mais la recette est tout de même pareille chaque millésime. Il y a plus de créativité ici, en Suisse, où on plante de nouveaux cépages et où les cépages dits internationaux se plaisent fort bien. Mais si on m’offrait une place en Chine ou en France, pourquoi pas ?
Rodrigo Banto. — Pour moi, c’était une envie personnelle et familiale de venir en Suisse (réd. : sa mère est d’origine suisse), pas seulement professionnelle. Je suis prêt à occuper un poste intéressant n’importe où dans le monde : il y aura toujours divers sols, cépages ou climats à maîtriser. Au Chili, je faisais des vins de style méditerranéen, ici, je suis confronté à des conditions septentrionales. Un autre défi ! J’ai découvert ici la diversité, la culture des terroirs, l’attachement aux communes, la personnalité des vignerons. Tout cela enrichit le paysage et les vins.
Daniel Dufaux. — J’aimerais bien un poste où j’ai le contrôle sur les deux paramètres, la vigne et l’œnologie. C’est mon souhait… On a quand même gardé, ici, la mentalité d’une personne à la vigne et une autre à la cave.
Fabio Penta. — Dans le domaine où j’évolue, on fait constamment des choix et des sélections, on joue sur plusieurs tableaux. Je rêve parfois de pouvoir élaborer un grand vin de Bourgogne ou du Piémont, ou une grande syrah. Ici, on cultive presque de tout.
V Chasselas, arrêt sur image
Comment voyez-vous l’avenir du et des vins blancs dans le Pays de Vaud ?
Fabio Penta. — J’ai la chance de vinifier des domaines, avant de vinifier des cépages. Quant au chasselas, j’y suis à 200% favorable. On peut le diversifier. Rien ne met mieux en valeur la diversité de nos terroirs que le chasselas, qui se plaît ici. Si on diminue les rendements, si on fait du bon travail en cave, nous n’aurons plus de problème d’écoulement du vin.
Daniel Dufaux. — Le chasselas doit rester en première ligne, avec l’image forte des appellations. Mais il faut revoir la sélection viticole du cépage et les rendements et développer une gamme de vinifications différentes.
Rodrigo Banto. — Je constate qu’on parle beaucoup du chasselas, mais qu’on boit du Féchy ou du Morges. Il faut donc encourager l’approche des terroirs. Le chasselas donne un vin très adapté à sa région et très suisse, aussi. Je ne pense pas qu’il puisse être exporté : on ne peut pas avoir le coup de foudre pour lui, mais on doit vivre avec. Il faut lui choisir des terres qui lui sont adaptées et ne pas craindre de le remplacer, là où il ne pousse pas bien.
Olivier Cosendai. — J’ai l’expérience d’une région viticole, Genève, qui a renoncé petit à petit au chasselas… Dans le Chablais, j’ai découvert de vieux vins de chasselas. Il y a là un réel potentiel… Après 5, 10 ou 20 ans, le terroir s’exprime pleinement. En vinification, le chasselas, c’est comme discuter avec une belle-mère… Il n’y a pas qu’une recette à appliquer. Les spécialités, c’est avant tout une cerise sur le gâteau pour le service commercial. Quand vous faîtes déguster du pinot gris, les clients le trouvent excellent. Mais ils repartent quand même avec un carton d’Aigle Les Murailles. C’est le chasselas qui assure la pérennité de notre vignoble.
Alain Gruaz. — Je suis d’accord que le chasselas exprime bien le terroir. Mais je constate aussi qu’il y a des endroits où il ne va pas. Jusqu’ici, nous n’avons pas été assez innovant. C’est une erreur d’avoir du chasselas partout. S’il n’est pas satisfaisant, là où il manque de typicité, il faut le remplacer par un autre cépage. L’étude des terroirs, combinée avec des dégustations comparatives, doit nous permettre de faire une croix sur ce qui n’est pas bon. Comme le doral et le gamaret sont plantés à l’essai dans toutes les régions du canton, il faudra en tirer des conclusions.
Daniel Dufaux. — Il faut aussi changer l’image du chasselas. Celle d’un petit vin à boire à l’apéritif. On a tout fait pour imposer cette image… Il y a tout un travail à réaliser pour changer cette image. Le consommateur, du reste, connaît mieux les appellations que le cépage. Il se fiche de savoir que derrière un Epesses ou un Saint-Saphorin, il y a du chasselas…
Olivier Cosendai. — Il faut faire rayonner un terroir et une appellation…
Rodrigo Banto. — Et puis, le terroir, ça n’est pas seulement un vin qui vient d’un endroit précis. C’est un ensemble. Le chasselas va bien avec les plats de la gastronomie suisse. Sa souplesse en bouche est idéale avec un poisson d’eau douce. C’est cette alliance qu’il faut mettre en évidence.
VI Quand le Pays de Vaud voit rouge et trouble
Et les rouges vaudois, ont-il de l’avenir ? A quelles conditions ?
Alain Gruaz. — Un bel avenir ! A trois conditions : d’abord, il faut planter des cépages rouges sur des bons terroirs et non comme jusqu’ici, là où le blanc n’allait pas ; ensuite, choisir les bons cépages et non tout miser sur le pinot noir qui donne de moins bons résultats que le gamay ; enfin, limiter fortement la production.
Olivier Cosendai. — Il y a encore beaucoup de travail à accomplir. On ne peut que s’améliorer. Mais ça va prendre du temps. Les Neuchâtelois, les Valaisans et même les Genevois ont des années d’avance sur nous… Nous avons encore des choses à découvrir. Par exemple que gamay ne rime pas avec jamais.
Rodrigo Banto. — Ma seule référence est 2003, année exceptionnelle pour les rouges. En cave, le rouge exige qu’on maîtrise la dimension tannique. Il faut déterminer avant la vendange le vin que nous voulons faire : style jeune et primeur ou vin de garde. Je suis d’accord : j’ai bu des gamays superbes. Mais il y a aussi le gamaret, le garanoir, le diolinoir… et le merlot. Le merlot a un très bon potentiel. Il faudra savoir jusqu’où on veut aller, en tenant compte du consommateur.
Daniel Dufaux. — Notre culture nous a fait faire des erreurs : nous avons longtemps vinifié le vin rouge comme le blanc. Nous devons changer.
Fabio Penta. — Je suis très optimiste sur la production et la consommation des vins rouges vaudois. Trop longtemps, on n’a pas vraiment choisi entre le gamay et le pinot noir. A La Côte, le merlot a d’excellentes perspectives. On n’échappera pas au débat sur la typicité de ce cépage… Les gamaret et garanoir disposent d’un bon potentiel. Mais attention, le rouge ne peut pas être une solution de facilité. Si une petite note de verdeur n’est pas dommageable sur le chasselas, elle n’est pas tolérable sur les rouges.
Alain Gruaz. — Les rouges, c’est la rigueur à toutes les étapes. A 1,2 kilos par m2, un rouge n’est pas bon et ça se voit tout de suite, rien qu’à la couleur…
Olivier Cosendai. — L’heure de vérité sonnera avec le millésime 2005, à partir duquel tout coupage avec des vins étrangers sera interdit. Ca va surprendre plus d’un encaveur ! Nous devons nous donner les moyens de faire des vins rouges de classe internationale, autour de 25 euros. Il faut pouvoir valoriser le produit.
Alain Gruaz. — Ce que le consommateur veut, c’est du bon vin. A nous, œnologues, d’élaborer des vins qui ont du caractère. Car plaire à tout le monde nous conduira à des vins décevants… Un vin de caractère est un vin de qualité.
L’avenir des rouges vaudois passe-t-il alors obligatoirement par des assemblages de cépages ?
Alain Gruaz. — Nous venons de décider que le rouge du Château de Châtagnéréaz sera un assemblage. C’est une voie qui prend du temps, mais elle est toute tracée pour les vins rouges. L’assemblage ouvre la possibilité d’élaborer des vins vers l’optimum.
Olivier Cosendai. — Il n’y a rien là de bien nouveau. Le salvagnin, dans sa définition initiale, et la dôle sont des assemblages. Je préfère du reste le mot de mariage à celui d’assemblage : il faut que le résultat final soit meilleur que chacun des cépages pris séparément. Il y a donc un but qualitatif et non quantitatif à vouloir réaliser de tels vins. Pour l’instant, nous n’avons pas assez de recul par rapport aux cépages à assembler…
Rodrigo Banto. — Pour moi aussi, il s’agit de qualité d’abord. Un vin d’assemblage n’est pas réalisé chaque année selon le même pourcentage. Il faut chercher l’équilibre du vin. J’utilise largement l’assemblage, puisque la législation suisse tolère 15% d’un autre cépage dans un vin qui mentionne un cépage principal. La règle demeure que le mélange soit supérieur à chaque cépage pris individuellement. L’exemple de notre merlot-gamaret est là et c’est un grand succès commercial. On a aussi produit du cabernet-garanoir, par nécessité, mais il se trouve que le mariage est réussi !
Daniel Dufaux. — Il faut retenir de tout cela que l’assemblage ne peut pas être une solution de facilité. Et il y a toute de même le risque de perdre la typicité d’un vin…
Fabio Penta. — C’est une question de complémentarité : on apporte avec un cépage ce qui manque à un autre. Je vinifie toujours séparément tous les cépages. L’assemblage peut amener plus de complexité et de structure aux vins rouges vaudois.
VII Barrique ou copeaux, ça chauffe !
Le «vin en fût de chêne» ou «en barrique» est-ce encore un débat qui agite les œnologues vaudois ?
Fabio Penta. — C’était un phénomène de mode dans les années 1990. Les grandes appellations ne marquent jamais sur leur étiquette «élevé en barriques»… Je suis favorable au bois, une composante techniquement très complexe. Et s’il y a toujours ce débat autour de l’apport de la barrique, pour moi, c’est un faux débat. Car l’œnologue doit tout entreprendre pour que le goût du bois ne se perçoive pas et que l’on apprécie le vin comme un produit complet, sans en isoler des éléments.
Daniel Dufaux. — La barrique impose des minima de qualité et des contraintes. L’utiliser permet un travail sur le vin moins rapide que dans une cuve, moins d’artifices aussi. Et le vin évolue plus tranquillement.
Rodrigo Banto. — Le bois est important et intéressant. C’est un ingrédient et un style qu’on choisit pour un vin, dans la complémentarité. Bien géré, le bois permet d’obtenir des vins plus complexes. Mais quand à dire comme un Américain, «no wood, no good» (sans bois, rien de bon)…
Olivier Cosendai. — En français, c’est la conjugaison du vigneron : je bois, tu bois, il boit, nous boisons. Blague à part, nous devons pouvoir élaborer des vins de structures différentes. Le bois en lui-même est une alchimie. Il n’y a pas que le chêne : je fais des essais avec de l’acacia… Et n’oublions pas les foudres, qui permettent une oxygénation lente et modérée et plus tolérante pour des vins moins intéressants en cuve.
Alain Gruaz. — Le bois est un outil de la panoplie de l’œnologue, une technique d’élevage plus qu’un débat, un instrument et non un but en soi. Schenk vient d’aménager un chais à barriques et la démarche est toujours en développement. On essaie d’utiliser la barrique à bon escient…
Mais le bois est aussi une forme d’aromatisation. Les Français viennent de décider qu’il devrait être possible d’utiliser des copeaux dans certains vins, pour concurrencer les vins du Nouveau Monde qui ne s’en prive pas. Où poser la limite ?
Fabio Penta. — Je n’ai ni expérience, ni opinion définitive en la matière. Je viens d’entendre Patrick Ducournau (réd. : œnologue du Madiran français, qui a mis au point un système de microoxygénation). Si l’oxygène et les copeaux donnent de meilleurs résultats que la barrique, pourquoi ne pas les utiliser ? A condition de ne pas standardiser le goût des vins…
Daniel Dufaux. — J’ai fait des essais… Nous privilégions l’option barriques, dans une réflexion de la vigne à la bouteille. Utiliser des copeaux, dès lors, serait un autogoal. Et nous n’avons pas de réponse sur le potentiel de vieillissement de ces vins.
Rodrigo Banto. — Il y a eu des essais chez UVAVINS, mais nous n’en faisons plus. Personnellement, je suis favorable aux copeaux et aux autres procédés d’intégration du bois dans le vin, des techniques développées en France et utilisées partout… sauf en Europe. Ces techniques sont moins onéreuses et mieux maîtrisables que la barrique. Elles sont à base de bois, un produit naturel. Le plus fou, c’est que l’Europe, qui dispose de tout le savoir-faire, s’ingénie à produire des vins plus chers et moins concurrentiels.
Olivier Cosendai. — Pour moi, il s’agit d’un problème de déontologie. Si l’on commence avec des copeaux, on met le pied dans l’aromatisation des vins. Rien n’empêche d’ajouter de la vanille ou du cacao. Le bois dans le vin est une forme de macération. C’est la porte ouverte à tous les arômes, avec le risque d’un «vini-cola» universel.
Alain Gruaz. — Des essais ont aussi été réalisés chez Schenk. L’œnologie additive ne me plaît pas. Le critère principal de nos vins, c’est l’appellation d’origine contrôlée (AOC). Elle devrait aussi définir le mode d’élevage. Car le vin est un produit naturel qui doit le rester, sinon il deviendra une boisson comme une autre. Nous devons respecter le produit de la vigne et si nous ne le faisons pas, nous devons en aviser le consommateur. Sinon, on lui ment… C’est un point de vue personnel et déontologique. On peut séparer les AOC des vins de table… Mais il faut préserver la tradition et les acquis. L’éthique fait partie du produit, elle n’est pas seulement une vue de l’esprit !
Rodrigo Banto. — Mais quand on sélectionne le bois des barriques et sa température de chauffe, on choisit aussi le goût qui va se transmettre au vin. Et si le vin est dans du bois neuf chaque année, c’est aussi de l’aromatisation !
Daniel Dufaux. — Les techniques, genre copeaux, veulent accélérer l’évolution naturelle du vin, avec un risque de nivellement. La diversité des terroirs et des millésimes fait l’intérêt du vin !
Alain Gruaz. — On ne peut pas, non plus, demander aux vignerons de réaliser des efforts à la vigne et, ensuite, en cave, les gommer par des artifices. Il faut défendre le haut de gamme à la vigne et le haut de gamme à la cave.
VIII La tradition n’est pas un frein… quoique !
On parle de tradition vitivinicole, mais n’a-t-elle pas freiné l’évolution des vins, vaudois en particulier ?
Alain Gruaz. — Il est faux de le penser. Les progrès ont été phénoménaux ces dernières années. Le niveau des vins vaudois, blancs comme rouges, est monté. La tradition n’a pas freiné cette évolution. Et c’est par respect du produit, et non de la tradition, que les vins technologiques disparaissent…
Daniel Dufaux. — On est parfois allés trop loin, par exemple dans les vins blancs, et on revient en arrière. Il fallait embouteiller rapidement, alors qu’aujourd’hui, on prend le temps de les élever sur lies.
Fabio Penta. — Nous revenons certes aux sources. Mais je n’ai pas l’impression d’avoir été freiné par la tradition : elle est dépassée !
Olivier Cosendai. — Oui, mais quand même… Le Vaudois attend pour voir. Il se réfugie volontiers derrière le «on a toujours fait comme ça». Les Vaudois sont ouverts à la nouveauté, mais durs à la détente. L’œnologue est aussi là pour amener de nouvelles idées. A Genève, il fallait recréer une image. Ici, il faut partir de la tradition pour élaborer des vins pour l’avenir. Il faut anticiper et parfois planter du merlot ou du viognier dans les meilleures terres d’Yvorne ou d’Aigle qu’on réservait jusqu’ici au chasselas.
Article paru dans Le Guillon, OVV, Lausanne, en décembre 2004.