Vaud— Vins vaudois: gros flacons ou grands crus?
Gros flacons ou grands crus ?
Les vignerons de Chardonne vont mettre, dès cette année, leurs meilleurs vins dans une bouteille moulée pour eux. Chardonne aurait pu être le premier «grand cru» de Lavaux, sur le modèle valaisan. Mais le vignoble vaudois navigue à vue entre gros flacons et grands crus.
Par Pierre Thomas
Des grandes, des grosses, des ventrues, en veux-tu, en voilà ! D’abord, il y avait la bouteille vaudoise, proche d’une bordelaise, au col plus élancé. Elle peut être décorée au logo de l’Association suisse des vignerons-encaveurs, dont Vétropack, à Saint-Prex, produit pas moins de neuf modèles différents — à 75 cl ou 70 cl, à vis ou à bouchon, etc. La Baronnie du Dézaley a aussi sa bouteille. En plus ventru, il existe le «demi-pot vaudois», de dessin plus bourguignon. Enfin, Raoul Cruchon, d’Echichens, vient de faire fabriquer, toujours à Saint-Prex, l’«Ambition», une bouteille vaudoise qui en a…
Une ambition…anti-écolo !
Ce gros flacon de 75 cl, deux fois plus lourd (800 grammes) qu’une bouteille normale et deux fois plus cher (0,78 fr.) divise les producteurs. Seuls trois des douze membres d’«Arte Vitis» vont l’utiliser (Cruchon à Echichens, Philippe Gex à Yvorne et Raymond Paccot à Féchy). D’autres critiquent son format, qui contraint à modifier machines et cartons, sa lourdeur, qui renchérit les frais de transport, au mépris d’une saine gestion écologique, son prix, au moment où les vins suisses gardent la réputation d’être chers, et son «look» enfin, qui fait penser au litre, selon un vieux vigneron vaudois… Mais surtout, aucun de ses flacons, sauf celui de la Baronnie du Dézaley, ne véhicule un message lié au contenu.
Grand cru prématuré
Grâce au prix remporté par un pinot noir d’Alain Neyroud à Expovina, à Zurich, les vignerons de Chardonne ont bénéficié du dessin de l’emblème — un soleil rayonnant en relief sur le col et au cul de la bouteille — et du moule nécessaire à la fabrication, soit un cadeau de 40'000 francs. Le flacon leur revient aussi à 0,78 fr., comme l’Ambition (parce que le premier est tiré à 60'000 exemplaires et la seconde à 300'000), mais est un peu moins lourd (672 g). L’accès à la bouteille est conditionné par le respect d’une charte et le passage devant une commission de dégustation. De sorte que, selon Jean-François Neyroud-Fonjallaz, président de l’AOC Chardonne, seuls 10% des vins de l’appellation ont des chances d’être commercialisés sous cet habillage «haut de gamme».
Compte tenu de ses efforts, Chardonne aspirait au «grand cru». Mais aujourd’hui, cette notion «à la vaudoise» est d’un laxisme légal rendu d’autant plus obsolète que les Valaisans ont défini des conditions dans leur ordonnance cantonale de 2004. Si, en Pays de Vaud, tout domaine, clos ou château — en plus de tous les vins produits au Dézaley et en Calamin — peut se prévaloir du titre de «grand cru», en Valais, ces deux mots recouvrent des exigences qualitatives précises. Un grand cru «à la valaisanne» est «un vin de qualité supérieure qui met en évidence des terroirs et la spécificité des cépages autochtones et traditionnels».
Vaudois plus lents que… Berne ?
Les Vaudois se retrouvent pris en tenaille entre le texte valaisan et la volonté de la Fédération suisse des vignerons de demander à la Confédération de codifier la notion de grand cru dès la «politique agricole 2011» (qui entrera en vigueur en 2007). Le Pays de Vaud a passé beaucoup de temps à cartographier ses terroirs variés et ses microclimats, en évacuant toute notion de hiérarchie. Aujourd’hui, la nécessité d’élaborer des vins haut de gamme en rassurant le consommateur ne fait plus de doute. Le canton va donc réactiver sa «commission grand cru», dont les derniers travaux datent de 1999. Nouveau président de la Communauté interprofessionnelle des vins vaudois, Gilles Cornut, directeur technique d’Uvavins et vice-président de l’Association des terroirs vaudois, s’y engage. Il pourra compter sur le nouveau président de l’Interprofession suisse du vin, Daniel Allamand, vigneron à Villeneuve (VD), qui doit succéder, ce mois-ci, au négociant sédunois Philippe Varone. Reste à savoir si ce sera pour faire avancer ou freiner ce délicat dossier…
Eclairage
Le modèle valaisan de Vétroz
L’adéquation entre l’emballage et le contenu, Vétroz la réalise depuis dix ans. On peut discuter des 80% des 175 hectares de la commune qui pourraient, théoriquement, produire des vins «grand cru». Sur 18 producteurs, les deux tiers ont adhéré au règlement local, pour l’un ou l’autre vin. La dégustation élimine 30% des vins, mais rarement tous ceux d’un encaveur, évitant une réaction de rejet. Car pour qu’un «grand cru» mérite la considération, il doit rester représentatif.
En dix ans, le nombre de bouteilles «grand cru» de Vétroz a quadruplé, passant de 55'000 à 220'000 flacons. L’amigne, originaire du lieu, bénéficie de cette image, mais aussi le fendant et la dôle. Les producteurs, en achetant la bouteille caractéristique, contribuent pour 0,20 fr. à un fonds de promotion, et financent le contrôle régulier des vignes. Les autres grands crus valaisans (Salquenen, Fully, Saint-Léonard et Conthey) ont moins bien réussi, en attendant que Sion et Chamoson, les deux plus vastes communes viticoles du Vieux-Pays, se mettent au «grand cru» sélectif.
Article paru dans Hôtel + Tourismus Revue du 12 mai 2005