Vins suisses — Les rouges vaudois ne seront plus coupés
Des rouges livrés à eux-mêmes
Dès 2006, il n’y aura plus une goutte de vin étranger dans les vins rouges et rosés suisses. Cette disposition du premier train des accords bilatéraux, entrés en vigueur en juin 2002, avait déjà été appliquée aux vins blancs. Après dix millésimes climatiquement favorables, les milieux vitivinicoles vaudois estiment pouvoir faire face à la situation nouvelle. La plupart saluent même la garantie d’authenticité offerte aux consommateurs.
Par Pierre Thomas
Il y a dix ans, la perspective de la fin du «droit de coupage» soulevait des polémiques. Surtout devant trois décis de pinot noir, millésime 1994, qui avait souffert d’une altération de la peau des raisins par la pourriture. Avec, à la clé, une couleur naturellement pâlichonne… Président des négociants Vaud-Fribourg, le patron de Testuz, Philippe Trueb applaudit des deux mains : «La suppression du droit de coupage avec des vins étrangers oblige la viticulture vaudoise à se remettre en question. Cette mesure aura un effet bénéfique en faisant baisser le rendement à la vigne pour obtenir des vins colorés. Même si je pense qu’à l’avenir, la tendance d’exiger des vins foncés et tanniques va diminuer au profit des vins moins colorés, plus souples et plus fruités.» Jean-Michel Conne, de Chexbres, n’en pense pas moins : «Ca va revaloriser les produits suisses ! Et ça diminuera l’entrée des vins rouges en vrac bon marché. Donc, ce sera doublement positif pour la viticulture indigène.»
Un droit ambigu
Les producteurs vaudois font-ils contre mauvaise fortune, bon cœur? La discussion autour du droit de coupage, actuellement de 10% dans le droit fédéral, a toujours été ambiguë. «Les vignerons hésitaient entre choisir le vin étranger qui se mariait le mieux au leur, pour utiliser en plein le droit de coupage, ou viser le pourcentage minimum, pour une légère correction», témoigne Denis Jotterand, œnologue à l’Etat de Vaud.
On peut s’étonner que ce fut sous la pression de l’Europe que la Suisse dût renoncer à ces «vins médecins», alors que les principaux fournisseurs restent l’Italie, avec son «rossissimo», l’Espagne, avec des rouges de régions peu valorisées, ou encore la France, avec des vins du Sud. Au moment des négociations, l’enjeu portait sur 5 à 6 millions de litres par an, pour toute la Suisse — un chiffre qui n’a pas été actualisé.
Ces litres étaient achetés bon marché à l’étranger et revendus au tarif supérieur du vin indigène, en dérogation de la règle qui veut que le contenu de la bouteille corresponde à l’étiquette. On peut imaginer que cet argent sonnant et trébuchant a mis un peu de baume au porte-monnaie des négociants. Mais Michel Dizerens, à Lutry, constate qu’aujourd’hui la demande pour des vins comme la dôle (valaisanne), le pinot-gamay ou le salvagnin vaudois vont en diminuant, au profit de vins de cépages ou d’assemblage. «Les vins de bataille risquent d’être moins concurrentiels», avance-t-il.
Une portée minime
Sous la pression de l’euro, le prix des rouges de coupage — «de même couleur», selon le droit fédéral, et non d’une appellation équivalente — a aussi augmenté. Et chez UVAVINS, le directeur général, Thierry Walz, relativise l’impact financier de la suppression du droit de coupage : «Pour un vin rouge coupé ou non coupé, la différence n’est plus que de 10 à 15 centimes le litre». Même si, pour la coopérative de La Côte, les vins de coupage représentent plusieurs dizaines de milliers de litres par an, l’impact financier reste minime. «Les vins rouges vaudois ne représentent que 4% de tous les vins rouges consommés en Suisse», rappelle Jean-Claude Vaucher, directeur général de Schenk à Rolle. Selon l’«Observateur du vin suisse», qui se base sur des données extrapolées des statistiques de consommation dans les grandes surfaces — où sont achetés 65% des vins bus à domicile par les particuliers —, la part des vins vaudois n’est même que de 2,5 à 3%. Une goutte de rouge, donc, puisque ces 8 millions de litres sont inférieurs aux 10 millions de litres de vin rouge de catégorie II où, au côté du goron, leader (valaisan) de ce marché, sont englobés les gamays romands, y compris à base de raisins vaudois…
En matière de coupage, le Pays de Vaud s’était montré respectueux de la norme fédérale, en s’en tenant aux 10% de coupage pour les vins de catégorie I et 15% pour la catégorie II. Les Valaisans, l’an passé, à la faveur d’une nouvelle législation sur la vigne et le vin, stipulaient que les vins rouges AOC (catégorie I) ne pourront dès 2005 être coupés qu’avec des rouges AOC du canton, tandis que les Neuchâtelois ont partagé jusqu'ici la poire en deux : 5% de vin étranger et 5% de vin suisse.
Un coupage inter-régional
Après la vendange 2005, le droit de couper du vin rouge vaudois avec du vin rouge suisse demeurera, toujours dans la même proportion. En Valais, l’enjeu risque d’être serré, sachant que la dôle est un vin de catégorie I, et il se pourrait donc que les Vaudois ne puissent guère avoir recours à des «vins médecins» valaisans — 60 ha de diolinoir et 10 ha d’ancelotta dans le Vieux-Pays, contre respectivement 4 ha et 0,7 ha dans le Pays de Vaud.
Si l’on prend en compte le gamaret et le garanoir actuellement en production, la part des cépages destinés au coupage indigènes se situe à 6% des surfaces plantées en rouge, soit 500 ha. Globalement, la Suisse aurait donc tout ce qu’il faut… Voilà qui expliquerait le peu d’engouement des Vaudois pour la reconversion du vignoble, financée par Berne (lire l’encadré). Au surplus, les Genevois pourrait venir à la rescousse. «Nous avons, effectivement, des relations de longue date avec les viticulteurs genevois, mais actuellement, je ne pourrais utiliser ni gamaret, ni garanoir genevois en vin de coupage», confesse Thierry Walz. Ces deux cépages sont mieux valorisés en vins d’assemblages où jouent en plein leurs qualités intrinsèques. «Ils avaient pourtant été prévus pour le coupage, dans les années 1975», rappelle Philippe Trueb.
Gamaret et garanoir détournés
Du strict point de vue œnologique, c’est bien ce duo qui devrait apporter un plus aux rouges du Pays de Vaud, le garanoir se mariant harmonieusement avec le pinot noir et le gamaret, avec le gamay. Nombre de vins rouges sur le marché en tirent déjà parti, notamment pour la couleur. Mais, rappelle l’œnologue Raoul Cruchon, d’Echichens, «la couleur est un problème viticole et pas œnologique, qu’on peut résoudre à la vigne en augmentant la densité de plantation et en diminuant la vigueur de la plante».
Pour un autre œnologue, Bernard Cavé, d’Ollon, le garanoir, et plus encore le gamaret, sont tout aussi exigeants à la vigne que le gamay et le pinot noir. «Ils ne peuvent servir que si la maturité phénolique est atteinte, ce qui implique en général une production de 600 à 800 g. au mètre carré». Bernard Cavé est, du reste, le seul qui aurait vu d’un bon œil un «droit de coupage plus faible, avec des vins étrangers neutres, de l’ordre de 4%, pour des vins produits dans nos régions froides». Car, pour lui, ajouter 10% de garanoir à un pinot noir, «c’est aussi dénaturer le vin.»
Et si 1994 revenait?
Une année climatique défavorable, à l’instar de 1994, risque-t-elle de prendre en défaut les vins rouges vaudois ? «A l’époque, on appliquait le quota fédéral de 1,2 kg au m2. On est descendus, depuis, à 1 kg au m2 en rouge. On pourrait, à mon sens, même aller à 900 g. au m2. Et on maîtrise mieux l’extraction de la couleur», rétorque Jean-Claude Vaucher.
«Les rouges vaudois, avec la disparition du droit de coupage, vont y gagner !», résume Denis Jotterand, œnologue à l’Etat de Vaud. Ardent défenseur des «cépages d’ouillage issus du domaine même», il martèle : «Dans les rouges, la diminution de la récolte augmente l’épaisseur des vins de façon directement proportionnelle. On va se rendre compte que le Pays de Vaud peut produire des gamays et des pinots noirs, sensationnels !»
Ce qui passait pour un handicap insurmontable, il y a dix ans devient donc un tremplin. «Nous sommes condamnés à faire de la qualité pour rester compétitifs», constate le président de l’Association suisse des vignerons-encaveurs, Michel Duboux, d’Epesses.
Eclairage
Pays de Vaud, couleur rouge
Plus des deux tiers du vignoble vaudois (68,5% exactement) sont plantés en cépages blancs, dont le chasselas (2523 hectares, soit 65,2%). Les cépages rouges ne représentent que 30,5% du vignoble (1160 ha). Pourtant, loin derrière le chasselas, quatre cépages rouges se placent en ordre d’importance devant le deuxième cépage blanc, le chardonnay (35 ha) : le pinot noir, 513 ha ; le gamay, 481 ha ; le gamaret, 81 ha ; le garanoir, 70 ha. Suivent, le merlot, 10 ha ; le diolinoir, 4 ha ; la syrah, 3,6 ha ; les cabernets, sauvignon, 3,6 ha et franc, 3,3 ha ; la mondeuse, 1,4 ha ; l’ancelotta, 0,7 ha. Sous «autres cépages rouges», le registre cantonal des vignes, en date du 20 novembre 2004, classe 6,4 ha d’origine indéterminée.
Chasselas VS cépages rouges
Pas de reconversion massive
Voyant venir la fin du droit de coupage avec des vins étrangers, les vignerons vaudois auraient pu s’engouffrer dans la brèche ouverte par les primes à la reconversion octroyée par Berne, des 2002. Si ce sont principalement le gamaret et le garanoir qui ont «bénéficié» de l’arrachage du chasselas, cette reconversion n’a cessé de décroître depuis 2002, selon l’Office cantonal de la viticulture. En 2002, 410 requêtes, concernant 88 ha, ont coûté 2,1 millions de francs, soit un peu moins du crédit mis à disposition par la Confédération. En 2003, la reconversion diminuait déjà de moitié : 240 requêtes pour 44 ha et moins d’un million de francs utilisés sur les 2,7 millions mis à disposition. En 2004, 180 requêtes pour 34 ha et 737'000 francs mis à disposition par Berne, sur une enveloppe de 2,7 millions de francs. En avril 2005, soit quelques jours avant le délai pour déposer les requêtes, celles-ci concernaient moins de 20 ha, pour moins d’un demi-million de francs. De 1993 à 2004, sans ou avec l’aide de la Confédération, la surface de chasselas en Pays de Vaud s’est réduite de 180 ha ou 6,7%.
Article paru dans la revue Le Guillon, été 2005.