Chine : quand «la route de la soie» devient «la route des vins»
Promise à devenir la première puissance économique de la planète à l’horizon 2015 – 2020, la Chine consomme toujours plus de tout. Le vin n’échappe pas à cette fuite en avant.
Selon les statistiques de l’Organisation internationale de la vigne et du vin (OIV), la Chine pointe déjà au 5ème rang des plus gros consommateurs de vins du monde (derrière la France, en passe d’être dépassée par les Etats-Unis, l’Italie et l’Allemagne). L’ex-Empire du Milieu a consommé 67% de vin de plus en 2012 qu’en 2000, mais «seulememt» un peu moins de deux bouteilles par habitant (1,4 millard !)
Si l’on s’émeut des Chinois qui ont déjà acquis une soixantaine de châteaux bordelais, on plante toujours plus de vigne dans le vaste pays. Avec 570’000 ha — dont une part importante dévolue au raisin de table séché —, la Chine pointe au quatrième rang des plus grands vignobles, derrière l’Espagne, la seule à dépasser le million d’hectares, la France (800’000) et l’Italie (769’000).
Corollaire direct, avec 15 millions d’hectolitres, la Chine apparaît aussi dans les cinq plus gros producteurs, derrière la France, l’Italie et l’Espagne et les Etats-Unis. En gros, le vignoble chinois est 30 fois plus vaste que celui de Suisse, mais en production, «seulement» 15 fois plus important.
La Chine est divisée en deux grandes zones climatiques: l’une, chaude et humide, relativement peu éloignée de la mer, avec des hivers cléments, comme le Shandong, région réputée pour ses vins au sud de Pékin, et le Yunan à l’ouest, l’autre, le long de «la route de la soie», en lisère du désert de Gobi, chaude, sèche, et très froide l’hiver. D’ouest en est, les régions autonomes, à majorité musulmane, du Xinjiang, du Gansu et du Ningxia encouragent la viticulture.
Cet été, Pierre Thomas, avec une petite délégation de la Société Suisse-Chine, a parcouru près de 2’500 kilomètres sur cette «route des nouveaux vins», en bus et en train de nuit, d’Urumqi, chef-lieu ouïghour (une peuplade turcophone et musulmane, ayant son propre alphabet), à Yinchuan, qui ambitionne de devenir la «capitale mondiale du vin» en 2020. Mais le titre de «ville chinoise du vin» lui est aussi disputé commercialement par Wuwei et historiquement par Turfan. Reportage ci-dessous.
Sur la route des nouveaux vins chinois
On admet que la culture du vin est arrivée en Chine par l’ouest, grâce aux Sogdiens, une peuplade au savoir très développé, il y a près de 1’500 ans, en 658 de notre ère, sous les T’ang, «l’Empire le plus brillant et le mieux organisé que le monde ait jamais connu», selon l’écrivain genevois Nicolas Bouvier. Les musulmans ont ensuite proscrit l’alcool et le vin. Mais la viticulture a subsisté, le «kishmich» (raisins secs), étant un élément important de l’alimentation de toute l’Asie centrale. Aujourd’hui encore, la Turquie et l’Iran cultivent 517’000 et 240’000 ha de vignes, principalement destinées au raisin de table, sous forme séchée. (Ci-dessous, au marché d’Urumqi)
En Chine, dans la région de Turfan, au sud d’Urumqi (à 2’200 km de Pékin au nord-ouest), sur «la route de la soie», devenue autoroute parallèle à une nouvelle ligne de TGV en construction accélérée, on aperçoit de curieux greniers de briques aux murs ajourés. On y suspend les grappes de raisin pour les sècher à l’air libre du vent des vallées. Le raisin de table, très sucré, le «lady finger», est envoyé par cartons entiers aux quatre coins du pays.
Un œnologue français parachuté à Turpan
Dans cette région au-dessous du niveau de l’océan, comme autour de la Mer morte, les anciens ont développé un ingénieux réseau de canaux souterrains pour irriguer les vignobles. Aujourd’hui, on transforme ces vignes de raisins de table en raisins de cuve. Un des meilleurs connaisseurs du renouveau de la Chine vitivinicole, le Français Gérard Colin, vient d’y faire ses première vendanges. (Ci-dessous, retrouvailles entre Pierre Thomas et Gérard Colin, qui s’étaient rencontrés il y a quelques années au Concours Mondial de Bruxelles à Shanghaï).
Ses 15 dernières années, cet œnologue les a passées dans le Shandong. Il y a d’abord monté le vignoble de Grace Vinyeards, pour un homme d’affaires de Hong Kong. Puis, celui à qui feu Edmond de Rothschild avait confié la création du Château Clarke, à Listrac (Médoc), s’est mis au service des Rothschild de Lafite. Le 1er Grand Cru bordelais dont les Chinois s’arrachent les flacons, année après année, en ventes aux enchères, à des prix astronomiques (dictés par l’offre et la demande), a pris le parti de se développer en Chine. Cette année, les premiers raisins du domaine de Lafite dans la péninsule de Penyang viennent d’être récoltés. L’exploitation a été aménagée à l’européenne, avec la création de 300 terrasses et la construction de plusieurs kilomètres de murs de pierres sèches. Dans le Xinjiang, à 70 ans tout juste, Gérard Colin repart pour une nouvelle aventure.
Enterrer les vignes pour l’hiver
On a beau être sur ce fameux 45ème parallèle, soit la même latitude que la Californie et Bordeaux, dès la fin des vendanges, il faut se dépêcher de tailler la vigne, puis, avant les premières gelées, parfois à fin octobre déjà, recouvrir les branches de terre, à la pelle — on appelle cette opération «butter» la vigne. Tard au printemps, pas avant avril, pour éviter les dernières gelées, fatales à la plante, il faut dégager les ceps à la charrue. «Le cycle de la vigne est raccourci, sur six mois maximum, mais les grandes chaleurs d’été et l’irrigation par goutte-à-goutte permet une excellent maturité phénolique, avec des tanins fins», constate Gérard Colin.
Les Chinois ne jurent que par le vin rouge — à la couleur positive et riche en antocyanes bons pour la santé. Et par le cabernet sauvignon, omniprésent, «parce qu’on leur a dit que c’est le cépage le plus planté au monde», persiffle Gérard Colin. Pour un Chinois, qui a fait fortune dans les disquettes pour ordinateurs, il remonte la cave de Puchang (50 ha). «Il y a tout à faire !» Dans la vigne, les cépages proches du cabernet (sauvignon, franc, Gernischt, en fait de la carménère) poussent pêle-mêle. S’ajoutent en rouge, le saperavi, le grand cépage de Géorgie, le pinot noir et un hybride local, le beichum. En blanc, du muscat, du riesling italien et du rkasistelli, géorgien lui aussi. Compte tenu du climat sec, sans la moindre maladie — une constante de ces régions au climat désertique —, l’œnologue français revendique de faire pousser ses raisins en biodynamie.
Du bio, naturellement !
Les Chinois apprennent bien les leçons… A quelques centaines de kilomètres de Turfan, au bord du lac Bohu, le plus grand lac d’eau douce de Chine, qui irrigue des champs de tomates, de jujube et d’abricots de ce «district agricole rouge», le gouverneur Cheng Ma le proclame haut et fort : «A Bordeaux, ils doivent traiter les vignes. Nous pas. On a planté dans des terrains sablonneux, vierges de tout autre culture. On va devenir la capitale des châteaux bio dans le désert.» En Chine, le moindre domaine viticole avec un hangar posé au milieu de vignes, s’autoproclame «château», sans la moindre référence historique… Dans la périphérie du lac Bohu, vingt-neufs sont en construction. A terme, il devrait y en avoir une centaine, sur près de 20’000 ha de vigne.
Un peu plus au nord, Les Champs d’Or, sur un haut plateau à plus de 1’100 mètres d’altitude, sont devenus la première cave bio de Chine. On y a goûté un assemblage blanc à base de chasselas : 100 ha plantés. Pas de vin en monocépage, hélas : le chasselas est marié à du chardonnay et du sémillon. Un œnologue bourguignon et un agronome australien ont conseillé le domaine, implanté il y a 15 ans, parce que la propriétaire, une richissime femme d’affaires chinoise, avait décidé de bénéficier au maximum de l’aide à la viticulture.
La vigne, d’abord une bonne affaire
Dans ces régions, si on plante de la vigne, c’est parce que l’Etat, qui reste propriétaire du terrain, donne un sérieux coup de pouce. Dans une cave industrielle, de l’entreprise nationale COFCO — celle-là même qui a acheté plusieurs châteaux bordelais — non loin d’Urumqi, l’œnologue français Fred Nauleau (ci-dessous), explique que chaque paysan travaille un demi-hectare et livre ses raisins à la cave. Cette «matière première» est souvent mieux payée que les autres fruits et légumes. Revers de la médaille, il est difficile d’éduquer les paysans à limiter la récolte, condition indispensable pour élaborer un vin de qualité.
Comparativement, le prix du kilo de raisin est élevé en Chine et le vin reste un produit de luxe, vendu à un prix soutenu : de 35 à 450 francs la bouteille, pour un rouge élevé en barrique. Il faut le salaire de deux jours à un travailleur viticole (payé 100 yuans la journée) pour s’offrir une bouteille de vin (à 200 yuans), alors qu’en Suisse, il suffit d’une demi-heure à un travailleur viticole pour s’offrir un flacon de même gamme moyenne.
Kitsch et tricherie
On retrouve des experts français et australiens, à Wuwei, dans le «corridor d’Hexi», entre deux chaînes de hautes montagnes, toujours sur la même latitude «cali-bordelaise». En août, la ville, autoproclamée «China Wine City», organise une conférence du vin organique (bio), troisième édition, et son premier festival, genre Vinea à Sierre, dans un parc public d’attraction, avec quelques stands où déguster librement. La délégation suisse rejoint une cohorte de Chinois pour visiter à la va-vite les immenses caves Mogao, qui furent désignées, il y a trente ans, entreprise pionnière du renouveau de l’«industrie du vin» chinois. A l’époque, le gouvernement encourageait la viticulture pour éviter de gaspiller le riz, distillé en alcool blanc très populaire, le «baiju».
Chez Mogao, tout est démesuré, comme, dans la banlieue de Lanzhou, son «château». En fait, une entrée de décor de théâtre accolée à un dépôt en zone industrielle, abritant, en sous-sol, des locaux de dégustation et un gigantesque chai à barriques.
Autre démesure, près de Wuwei, à Grand Dragon, une marque commune à quatre domaines viticoles chinois, qui aménage une gigantesque cave dans une sorte de forteresse aux murs rouges. L’agronome australien Brett Irvine fait la tournée du propriétaire : là aussi, il faut butter les vignes, mais l’arrosage permet de créer une sorte d’igloo pour protéger la plante du froid. Alors qu’ailleurs, les ceps sont des plants directs, puisque le phylloxéra n’est pas présent en Chine, les Australiens ont préféré miser sur un porte-greffe, résistant au grand froid.
En cave, surprise, pas encore de cuve inox visible, mais mille barriques empilées… et elles sont vides. Dans des niches, des flacons. Notre cicerone rigole : «Vous avez vu, le millésime est antérieur à la plantation des premier ceps! Les Chinois ne sont pas très regardants : ils accordent du crédit à l’ancienneté du millésime. Comme toutes les entreprises coupent leurs vins à hauteur de 30% au moins avec du cabernet sauvignon importé en vrac du Chili ou d’Australie ; il n’y a pas de contrôle sérieux. Et vous voulez un label bio ? Pas de problème, il suffit de payer ! Seuls, les Français ont de la peine à s’adapter à la réalité chinoise…», glisse en rigolant l’Australien, immortalisé dans la cave par un médaillon peint (ci-dessous).
Projet pharaonique au Ningxia
C’est encore un «team» australien qui conduit la cave du groupe multinational, d’origine française, Pernod-Ricard, dans la province voisine du Ningxia. Ce géant des boissons alcoolisées en Chine — gros succès pour le cognac Martell ! — l’a héritée dans la reprise de Seagram. Sur 400 ha, le modèle était au départ celui de Jacob’s Creek, une «winery» à l’entrée de la Barossa Valley, appartenant au même groupe. Et Helan Mountain Est aspire à devenir la nouvelle région phare du vin en Chine. Un projet pharaonique vise à implanter à l’horizon 2020, une centaine de «châteaux», répliques en toc de demeures du Bordelais, sur 60’000 ha de vignes (quatre fois le vignoble suisse) qui restent à planter. Les autorités du Ningxia, à la fois région autonome musulmane et «zone économique spéciale», veulent attirer les investisseurs chinois — tous les grands groupes du pays ont leurs projets — et étrangers — LVMH pour un mousseux chinois de qualité et le Catalan Miguel Torres sont en tête de liste. Du coup, Pernod-Ricard se retrouve au bon moment, au bon endroit pour élaborer des vins de plus haut de gamme, après avoir peiné à écouler sur le marché chinois des vins bon marché.
Douze ans pour valider des grands crus
Juste en face, la jeune œnologue Zhang Jing, du domaine Helan Qingxue (55 ha), est la première à avoir décroché une médaille d’or dans une compétition internationale : son assemblage Jian Bei Lan 2009, 80% de cabernet sauvignon, 15% de merlot et 5% de cabernet Gernischt (carménère), a obtenu une médaille d’or aux Decanter Awards 2011, à Londres.
Un autre domaine fait parler de lui dans la région, Silver Heights, conduit par un couple étonnant : une jeune œnologue chinoise, Emma Gao, mariée à l’ancien maître de chai chevronné du prestigieux château Calon-Ségur, Thierry Courtade. Si la jeune femme travaille déjà dans la cave familiale, menacée par des gratte-ciels en construction, à Yinchuan, son mari, et leur fille, viennent d’arriver de Bordeaux. Grâce à la distribution de leurs vins par Torres, qui s’était fait la main avec les vins de Grace Vineyards, il n’y a plus une bouteille à vendre. (Photo ci-dessous: de g. à dr., Thierry Courtade, maître de chai, le père d’Emma Gao et Gérald Béroud, président de la section romande de la Société Suisse-Chine.)
Silver Heights, 30’000 bouteilles actuellement, est naturellement candidat à un «nouveau château» au pied de la Montagne Helan Est. On va y mettre en place le premier système d’appellation d’origine contrôlée, voire même de grand cru, de Chine. Tous les deux ans, une commission de dégustateurs internationaux, supervisée par l’O.I.V., l’Organisation internationale de la vigne et du vin, désignera les meilleurs vins qui seront promus dans une classe supérieure : en douze ans, la «pyramide» à six échelons sera sous toit !
Et les vins ? Force est de constater qu’en-dehors des cabernets sauvignons, souvent linéaires, d’une structure moyenne, au goût variétal et à la fin de bouche végétale, ce sont les assemblages élaborés par les œnologues français qui sont les plus intéressants. Et notamment ceux du Ningxia, qui ambitionne de rivaliser avec le Bordelais ! Toute la communication, de la situation géographique sur le même parallèle jusqu’aux improbables châteaux édifiés dans un désert reverdi par les vignes sous irrigation au goutte-à-goutte, s’en réfère à la plus célèbre région viticole de France. Et même le très critique Michel Bettane (ex-rédacteur en chef de la Revue du Vin de France) a signé, en mars, sa barrique dans la cave d’Helan Qingxue : «Très impressionné par ce vignoble qui va devenir célèbre !». Si c’est lui qui le dit…
Eclairage
Le vin, un produit de luxe réservé à l’élite
Sur une vingtaine de domaines visités, aucun n’exporte. Pas même Pernod Ricard (dont la Réserve, un cabernet-merlot au style Nouveau Monde, était présente toutefois au duty free de l’aéroport de Pékin), ni Silver Heights. Pour une raison fort simple, explicitée par le gouverneur Cheng Ma : «Si on encourage la plantation de la vigne, c’est que la consommation progresse de 35% et la production de 10% par an seulement».
La Chine est déjà, avec 1,8 milliards de litres consommés en 2012, selon l’O.I.V, le 5ème pays consommateur au monde, derrière la France, les Etats-Unis, l’Italie et l’Allemagne. Rapporté à une population de 1,4 milliard d’habitants, cela fait moins de deux bouteilles par an et par habitant ! Alors que la Suisse, avec ses 270 millions de litres consommés en est à 36 litres par habitant. La Chine est aussi le 5ème plus gros importateur en valeur (pour 400 millions de litres), la Suisse, 7ème (pour 180 millions de litre).
Les Chinois, fiers de leurs propres produits, boivent du vin local, pour les deux tiers. Il existe du vin bas de gamme, mais le breuvage reste un cadeau dans les affaires ou entre amis. Et plutôt cher ! Le vin est donc réservé à des VIP du régime ou à des hommes d’affaire qui ont réussi. Et plus de 100 millions de personnes (17% des citadins) sont considérés comme consommateurs «occasionnels» de produits de luxe. Ceux-ci n’hésiteront pas à payer entre 50 et 400 francs la bouteille d’un vin prestigieux, même chinois — on en a vu (et bu) à ce prix. Car, dans l’imagerie de qui n’a pas la connaissance du goût du vin, ce qui est cher est forcément bon! L’adage est aussi valable pour l’alcool de riz, de sorgho ou de pomme de terre. Au passage, l’Etat ne manque pas de se servir généreusement: les taxes diverses représentent près de 50% du prix d’une bouteille de vin chinois pour le consommateur. L’Etat contrôle le marché de A à Z : toujours propriétaire du terrain et percepteur sur le prix final.
Paru dans Hôtellerie & Gastronomie Hebdo le 24 octobre 2013. Textes et photos, © Pierre Thomas.