Quo vadis, Amarone?
La Suisse a doublé ses achats d’Amarone en sept ans (2003-2011), passant d’une valeur d’importation de 25 à 50 millions de francs par an. Mais que cachent les étiquettes, un rien folkloriques, de ce vin rouge capiteux, riche en alcool et en sucre, très à la mode, chez les Nordiques et chéri des femmes? Le voici décodé en six leçons, enseignées sur place, dans l’arrière-pays de Vérone, à l’occasion de l’anteprima du millésime 2009, en février 2013.
1) L’histoire (courte) de l’Amarone
Ses étiquettes sont souvent décorées comme des vignettes du «cinquecento», le siècle d’or de l’Italie. Et les légendes courent dans les vallées de la Valpolicella, juste derrière Vérone, la Rome du Nord. Pourtant, l’Amarone n’est né que dans les années 1960. Son accouchement a même été difficile. Ses parents sont connus: le vin rouge sec, le Valpolicella Classico, et le Recioto, vin rouge liquoreux. Le rejeton sec, donc plus «amer» que le Recioto (d’où «amaro»), appelé encore de son petit nom d’«Amarone» (entre guillemets) dans les années 1980, n’a eu droit à une reconnaissance DOC qu’en 1968. Pour la DOCG (dénomination d’origine contrôlée et garantie), il faudra attendre le millésime 2010, mis sur le marché l’hiver prochain (2014). Corollaire, l’Amarone et son succès ont «tué» ses deux parents, devenus quasi confidentiels, auxquels les domaines préfèrent souvent des vins IGT «veronese», assemblés avec du cabernet sauvignon ou du merlot, plantés dans la plaine, entre le lac de Garde et la cité de Roméo et Juliette.
2) La (double) astuce en cave
Une des légendes de l’Amarone prétend que les Romains, déjà, cueillaient le raisin, le déposaient sur des plateaux de roseau, et le faisaient sècher dans des granges aérées, avant de le presser. Juste! C’est le procédé du Recioto, car du temps des Romains, puis au Moyen-Age et jusqu’au début du 20ème siècle, on appréciait les vins doux, même rouges. Les crises successives du 20ème siècle (phylloxéra, crises économiques, aléas climatiques) ont eu raison de ce vin rouge liquoreux. Il a fallu attendre les années 1960 pour que l’on se rende compte qu’un «appassimento» (passerillage) moins long (trois à quatre mois), de surcroît aidé «mécaniquement» par des ventilateurs ou des souffleries d’air chaud (chambre de déshumidification interdite!), précédant le pressurage et les deux fermentations, alcoolique et malolactique, peut donner un vin rouge. Il est riche en alcool (avec des raisins cueillis à 12% d’alcool potentiel, le sèchage fait perdre 35% à 40% de volume d’eau, mais gagner 3 à 5% d’alcool, pour un total de 15,5% – 16,5%), avec des sucres résiduels (entre 8 et 15 grammes, généralement), et est apte à l’élevage en grands fûts. Les œnologues de Vérone ont de la suite dans les idées: pourquoi ne pas faire refermenter un vin rouge sec (le Valpolicella) sur les peaux de l’Amarone, en février ? Ainsi est né, dans les années 1980, un sous-amarone, vendu meilleur marché (le tiers du prix de son aîné), le bien-nommé «Ripasso», soit qui «repasse» sur les peaux de l’Amarone.
3) Le succès commercial sans précédent
Alors que le monde viticole ne parlait que de crise depuis l’an 2000, le vignoble dédié à l’Amarone a augmenté de 5’000 à 7’000 hectares. A tel point que le Consorzio de tutelle de l’appellation a bloqué ces plantations en 2010. En dix ans, la production a été multipliée par trois et, dans le même temps, les ventes annuelles d’Amarone ont plus que doublé, de 6 à 13 millions de bouteilles (2012). Cette augmentation régulière a créé des distorsions du marché. En Allemagne, mais aussi en Suisse, on trouve des Amarones à prix cassés (autour de 15 francs) dans les supermarchés. La concurrence du Ripasso, bon marché, fait aussi de l’ombre au «grand frère». Raison pour laquelle, il y a deux ans, douze maisons parmi les plus réputées comme Masi, Allegrini, Speri, Tedeschi et Tommasi — toutes distribuées en Suisse — ont décidé de faire cavalier seul, en-dehors du Consorzio, sous le nom de «Le Famiglie dell’Amarone». Leur dernière dégustation-démonstration date de fin janvier au prestigieux hôtel Waldhaus de Sils Maria, non loin de Sankt-Moritz…
4) Le retour aux sources
L’explosion commerciale de l’Amarone a aussi engendré des vocations. Certains vignerons, qui livraient à des coopératives, très actives, comme dans tout le Nord de l’Italie, se sont mis ou remis à élever eux-mêmes leur Amarone et leur Recioto. Les caves productrices étaient 400 en 2003 et sont aujourd’hui 560. Des investisseurs, comme la famille milanaise Gianolli, active dans la finance, ont décidé de replanter des vignes à 650 mètres d’altitude, à la «Colline dei Ciliegi» (des cerisiers, culture qui avait remplacé la vigne), alors que la moindre parcelle de plaine est en vigne. D’autres comme SalvaTerra, des frères Eros et Lucio Furia, se sont reconvertis de fournisseurs de raisin en élaborateurs de vins ambitieux. Ils ont décidé d’ouvrir des boutiques de vente directe à Bolzano, et, bientôt, à Innsbrück et à Lugano.
Les styles de ces vins sont plus personnels, et marquent soit le retour vers la tradition du passerillage en caisse en bois, soit vers un style plus moderne, par exemple en monocépage (corvina et son dérivé, corvinone) et en barriques de chêne neuves, parfois américaines. Alors que les tenants de la tradition ne jurent que par un long passage dans de gros fûts de chêne de Slavonie: la même dispute secoue la Toscane, pour le Brunello, et le Piémont, pour le Barolo et le Barbaresco. Dès le millésime 2010 et la DOCG, l’Amarone a l’ambition d’accèder à ce club fermé des grands vins italiens de terroir.
5) La question de l’équilibre
L’évolution de l’Amarone laisse perplexe: bien sûr, avec ses 16% d’alcool et plus, ses 15 grammes de sucre, sa «buvabilité» suave, il convient aux amateurs de vins corsés du Nord de l’Europe, de la Suisse (alémanique) au Danemark et à la Norvège en passant par le Canada. Beaucoup moins aux Américains, qui ont leurs propres vins «confiturés», et aux Japonais, fins palais… Et pourtant, certains Amarones de 15 à 20 ans d’âge sont remarquables. Ainsi ceux de la maison Sartori, de robe plutôt claire, tenus par une solide acidité, arrondis par un long vieillissement en bois patiné. De beaux exemples… Mais les vins des derniers millésimes, (trop) riches par nature (voir ci-dessous), sont-ils taillés pour tenir dans le temps? Dès le millésime 2010 (DOCG), une nouvelle hiérarchie devrait se mettre en place. Déjà, les grandes maisons se sont orientées vers des réserves, des monocrus ou des cuvées spéciales.
6) Comment va-t-il tenir dans le temps?
Quand on demande à Giuseppe Rizzardi, œnologue de Guerrieri-Rizzardi, aux vins élégants, quel est le facteur qui a pesé ces dix dernières années, il répond du tac au tac: «Le changement climatique !». Quand est né l’Amarone, les raisins de la région de la Valpolicella, au pied des Monti Lessini, avaient de la peine à mûrir en automne, quand tombent des pluies diluviennes (qui posent aussi des problèmes à l’«appasimento», comme en 2009). Aujourd’hui, la maturité des raisins corvina et corvinone (80% des vignes, devant la rondinella et la molinara) arrive plus tôt, début septembre, comme en 2009. On pourrait, sans sèchage, obtenir du 14% naturel sur pied… Le système de culture, en pergola, soit en ceps montés jusqu’à 2 mètres de haut, n’est plus adapté, selon certains, au réchauffement climatique ; d’autres prétendent le contraire. Le fait est que la pergola engendre de gros rendements, certes faciles à contrôler en juillet, où il suffit de couper des grappes à hauteur d’homme… D’autres paramètres, comme l’élevage en barriques, modifient le style des vins. Le patriarche Nicola Fabiano, patron d’une entreprise familiale centenaire (en 2012), soutient: «L’Amarone appelle un deuxième verre, au contraire du Brunello ou du Barolo. Et il plaît aux femmes. J’espère que ce n’est pas qu’une question de mode!»
Pierre Thomas, de retour de l’«Anteprima 2009», à Vérone.
Article paru dans Hôtellerie et Gastronomie Hebdo en mars 2013 et dans Vins & Vignobles, à Montréal, PDF téléchargeable ici.