Vaud — Le servagnin, pinot noir revenu de loin
Il était déjà, à Morges, le nom du caveau du président des hôteliers vaudois, Philippe Thuner, le voilà désormais vin à part entière. Histoire d'un surprenant sauvetage.
Par Pierre Thomas
Le Valais a son “rouge du pays”, le cornalin, et la durize, voire l'humagne rouge, empruntée à la vallée d'Aoste, sans compter, en blanc, l'arvine, l'humagne blanche et la rèze. Les Vaudois, eux, faisaient piètre figure avec, en blanc, du chasselas d'abord et, en rouge, du pinot noir et du gamay. Assemblés, ils ont longtemps donné ce bâtard commercial nommé “salvagnin”, dont le goût devait se rapprocher d'un échantillon-étalon. Mais voilà qu'est né le “servagnin”, présenté officiellement la semaine passée à Arvinis, à Morges.
Une vieille origine
Il (re)vient de loin, ce vieux clone de pinot noir. Feu Jacques Dubois, dans son ouvrage foisonnant sur “Les vignobles vaudois”*, en parle. C'est lui qui suppose que si les cépages de Franche-Comté ont passé le Jura, s'implantant naturellement dans la région d'Orbe et de Grandson, le pinot noir de Bourgogne, lui, aurait franchi le Léman de Ripaille à Morges, lorsque la peste de 1420 obligea la cour de Savoie à y résider. Des auteurs attestent qu'on buvait alors au prieuré de Ripaille du “servagnin” et du “servagnier”, cousins du “salvagnin noir”, nom du pinot, à Lons-le-Saulnier.
Mais au “salvagnin” abâtardi, les vignerons réunis autour de Raoul Cruchon, d'Echichens, ont préféré l'oublié “servagnin”. Oublié, il faillit l'être définitivement, si un machiniste n'en avait emporté quelques plants, il y a cinquante ans, à l'ouverture de la gravière de Saint-Prex. La rencontre avec un vigneron, Pierre-Alain Tardy, qui, précisément, s'était penché sur le pinot noir local, permit alors de sauver ce cépage. D'autres pépiniéristes tentèrent, de leur côté, de retrouver cette variété de pinot noir. Dans les années 65-66, feu André Jaquinet en fit aussi des sélections à Allaman, plantées au domaine de l'Ecole de Marcelin. Son régisseur, Philippe Charrière, se félicite, aujourd'hui, de la richesse du patrimoine génétique élargi de ce pinot noir local. Même si la variété dite Tardy reste la plus authentique…
Haut de gamme
Ces rocambolesques péripéties autour d'un cépage se complètent, pour les vignerons morgiens, de conditions de production drastiques. Ainsi, les vignes sont inscrites à un registre propre et sont contrôlées chaque année, en fin d'été. La récolte est limitée à 50 hl/ha. Ensuite, le vin doit être obligatoirement élevé en fûts durant seize mois. En janvier de chaque année, une dégustation fixe le vigneron sur la qualité de son produit. Et à la fin du processus, une dégustation de labellisation a lieu.
L'idée est d'élaborer un vin “haut de gamme”, de garde, vendu 18 francs la bouteille, sous une étiquette commune, complétée par la raison sociale du vigneron. Pour le 1999, vu la faible qualité du millésime, les vignerons ont renoncé à commercialiser du “servagnin”… C'est donc le 2000 qui entre de plain pied dans l'histoire.
Une diversité gustative
Au total, 5 ha de vignes ont été inscrites — il y en aura le double pour 2001… Ce qui fait seulement 12'000 bouteilles pour le premier millésime, où une demi-douzaines de producteurs revendiquaient la marque. Parmi eux, Cruchon père et fils à Echichens, la coopérative UVAVINS à Tolochenaz, et Bolle et Cie, à Morges, contrôlé par le groupe Schenk.
La dégustation d'authentification a révélé des goûts très différents: malgré une procédure précise, la marge de manoeuvre s'avère grande. Y compris en tenant compte de l'inexpérience de plusieurs vignerons face à la barrique de chêne! Le résultat global devrait faire la synthèse entre un grand cépage — le pinot noir — et un terroir encore à découvrir — Morges et ses 620 hectares, cultivés par quelque 300 vignerons.
*réédité chez Cadebita en 1996
Eclairage
Les excès du zèle
Le génie vaudois doit passablement à l'esprit de clocher. La redécouverte des rouges “régionaux” n'y fait pas exception. Ce sont les Morgiens, et eux seuls, qui peuvent revendiquer le “servagnin”, marque déposée depuis 1997 à l'Institut fédéral de la propriété intellectuelle par l'Association de promotion de l'appellation Morges (APAMO). Alors que la région d'Orbe, climatiquement et même historiquement, aurait pu s'essayer à en produire… De même pour le “plant robert”, une ancienne variété de gamay née dans les hauts de Cully, bientôt au bénéfice d'une certification officielle, qui exclura ceux qui ne suivront pas un processus précis autant à la vigne qu'en cave. En attendant peut-être la “dôle”, que Jacques Dubois revendiquait comme une variété à part entière, tombée d'un char dans la région de Rolle, et plantée en Lavaux. D'où la survivance de la “Dôle d'Epesses”, juridiquement autorisée au nez et à la barbe des Valaisans, depuis 45 ans…
Article paru dans Hôtel+Tourismus Revue, Berne, en mars 2002