Le Mont-d’Or toujours aussi franco-suisse?
Vendredi 13 septembre 2013, c’est le retour du vacherin Mont-d’Or en direct du Jura vaudois. Sa consommation stagne du côté suisse et explose du côté français. Pourquoi ? Tentative d’explication.
Pierre Thomas
Rappelez-vous. C’était il y a 25 ans. Le Grand Conseil vaudois votait un plan de relance du Mont-d’Or. Le vacherin était à l’article de la mort. Celle-là même qu’il fit courir aux consommateurs. D’abord, avec une épidémie de salmonellose en 1985, puis de listeria en 1987.
En Suisse, la production est repartie de zéro, puisque le canton de Vaud avait décidé la suspension de sa fabrication, pour atteindre 578 tonnes durant ce dernier hiver, 2012 – 13. En France, le Mont d’Or toucha le fond à 555 tonnes et 25 ans plus tard, il grimpe à près de 5’000 tonnes (4999 pour être précis). Du côté suisse, où on a renoncé à utiliser dès cette année du lait d’ensilage au cœur de l’hiver, l’Interprofession du Mont-d’Or a revu ses objectifs à la baisse et n’entend plus atteindre les 600 tonnes «à tout prix». Un «à tout prix» qui s’est soldé par plusieurs dizaines milliers de francs engagés pour des dégustations de promotion en supermarché qui n’ont pas fait mouche, a-t-on appris, fin juillet.
Un produit historiquement saisonnier
Le gérant de l’Interprofession, depuis 12 ans, un Fribourgeois de Murist, Pascal Monneron, laitier et maître-fromager, fait la tournée de tous les producteurs, chaque semaine, avec les ferments lactiques «appropriés», première garantie d’un produit exempt de bactéries au final. Il récolte les analyses, confiées à un laboratoire de Moudon, et n’est pas peu fier d’annoncer que «tout est sous contrôle: on peut ressortir toutes les analyses, au besoin».
S’il sort à mi septembre, le compte à rebours du vacherin a commencé un mois plus tôt, pour que les caves soient pleines en tenant compte de l’affinage. Ainsi va le rythme : après le 15 janvier, presque plus de fabrication… et des ventes jusqu’en avril.
La saisonnalité du Mont-d’Or est historique : depuis toujours — les Français font remonter la tradition au Moyen-Age, quand les moines des abbayes de Saint-Claude et de Montbenoît ont défriché les pâturages du Jura —, le vacherin est fabriqué dès que les vaches, à leur «désalpe» jurassienne, produisent moins de lait qu’il n’en faudrait pour une meule de gruyère.
L’hygiène sous contrôle
Entre le producteur et le consommateur, les Combiers ont engendré un métier intermédiaire, celui d’«affineur», en voie de disparition. «On n’est plus que deux, et il n’y a plus de place pour nous», constate Jean-Michel Rochat, au Musée du Mont-d’Or qu’il a créé aux Charbonnières. Ces «affineurs» ont pris un coup sérieux quand, il y a 25 ans, plus de la moitié des producteurs de vacherin se sont «découragés» devant les obligations d’hygiène. Elles ne s’appliquent pas seulement à la fabrication du fromage, mais aussi à son «élevage».
Car le vacherin est un «fruit des bois», selon la jolie formule de Denis Bonnot, l’auteur de «Le vacherin Mont-d’Or franco-suisse», sous-titré «un fromage qui sort du bois et du froid» (Aéropage, 2006). L’originalité de la forme et du goût du Mont-d’Or découle de son sanglage par une courroie d’épicéa, le sapin rouge du Risoux, et sa mise en boîte dans un contenant de la même essence, qui, pour le Mont-d’Or suisse doivent être de la même région que le fromage (ce qui n’est pas le cas pour la France… qui importe du bois de Pologne).
Entre le sanglage et l’emboîtage, le fromage est posé sur des planches d’épicéa, puis retourné et frotté chaque jour. Pour permettre la consommation de la croute du fromage, ces opérations sont soumises à des mesures d’hygiène draconiennes, comme le lavage à l’eau bouillante des planches et des brosses. Les deux cahiers des charge, suisse, plutôt simple et technique, et français, plus fleuri dans la langue, l’imposent.
Industrie contre artisanat
Mais le Mont-d’Or, du nom du sommet jurassien qui fait la frontière, percé par le tunnel du TGV Lausanne-Paris, est-il encore franco-suisse ? D’origine jurassienne, le couple Tyrode, venus à l’Auberson, en Suisse il y a quinze ans, est bien placé pour se prononcer. Vincent Tyrode évacue d’abord la question de la «thermisation» (lire ci-dessous). Il a fait des essais et, selon lui, l’affinage est plus important que la chauffe du lait : «Entre un fromage au lait cru et un thermisé, mais affiné 30 jours, il n’y a pas photo : le second est meilleur.» Et si les Français exigent 21 jours avant la mise en marché, l’affinage sur planche d’épicéa peut se limiter à 12 jours, alors qu’en Suisse, il est obligatoirement de 17 à 25 jours.
Comment expliquer alors le succès français? Il serait dû moins au lait cru qu’à l’industrialisation : trois «fabriques», sur onze producteurs, mettent sur le marché les 90% de la production française. Le commerce fait le reste. Les fromages sont écoulés en grandes surfaces… comme en Suisse, du reste, où Coop, Migros et Denner représentent quatre cinquièmes des ventes. Et la taille des deux marchés expliquerait l’écart reporté sur la production…
Sur les hauts et au pied du Jura vaudois, ils sont encore une quinzaine à produire du Mont-d’Or artisanalement. A L’Auberson, Vincent Tyrode fabrique lui-même mais achète aussi à d’autres, à L’Isle et à Ballaigues, et affine dans une cave ultra-moderne, agrandie cette année, qui vise les 100 tonnes. Il est très fier d’avoir décroché une médaille d’or, ce printemps, à Birmingham, pour son Mont-d’Or «Le Chardon Marie», en plus d’un trophée pour son gruyère affiné 18 mois. Quant à Patrick Hauser, au Lieu (VD), il est le champion suisse en titre des fromages, distinction obtenue en 2012 — une première pour un Mont d’Or !
Cette année, ces vacherins jurassiens seront en lice au 5ème Concours des produits du terroir suisse, à Courtemelon, près de Delémont, les 28 et 29 septembre. Une semaine après la 17ème Fête du Mont-d’Or aux Charbonnières, le 21 septembre, qui reçoit un autre produit AOP, les eaux-de-vie du Valais (abricot et poire). De son côté, les Français fêteront la sortie «du leur» à la Haute Foire gastronomique de Pontarlier, du 12 au 16 septembre.
Lait cru ou pas lait cru ?
Côté France, le fromage est «fabriqué exclusivement avec du lait de vache entier mis en œuvre à l’état cru et emprésuré». Côté suisse, la question du «lait cru» a été tranchée en 1986, entre les deux crises qui ont failli faire disparaître le vacherin. Décision fut prise de «thermiser» le lait, soit de le porter pendant un court instant (15 à 20 secondes) à une température en-dessous de la pasteurisation (autour de 60 degrés, soit entre 57 et 68° dit le cahier des charges de l’AOP).
Depuis, les fabricants français sont restés droits dans leurs bottes : lait cru sans exception. Il n’empêche, ils viennent de mettre en place un projet de recherche «Qualdor». Officiellement, pas question de renoncer au lait cru, mais il s’agit, pour le Mont d’Or français, de «maîtriser son inocuité biologique», tout «en maintenant sa richesse et sa diversité sensorielle».
Deux modèles technologiques vont être étudiés en conditions expérimentales. Un comité de pilotage a fixé les facteurs à tester, dont la température de report du lait, la cinétique d’acidification et la… thermisation. On verra donc, dans 2 ou 3 ans, si, par-dessus les pâturages du Jura, les Français rejoignent le «modèle suisse» ou campent sur leurs positions. (PTs)
Article paru dans le quotidien fribourgeois La Liberté, le 11 septembre 2013