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Posted on 5 janvier 2014 in Tendance

Yinchuan, capitale mondiale du vin en 2020?

Yinchuan, capitale mondiale du vin en 2020?

On n’en a pas encore pris conscience: la Chine plante de la vigne à tout va. Déjà, avec 250’000 hectares recensés, elle figure au 5ème rang des plus vastes vignobles du monde, derrière l’Espagne, la France, l’Italie et les Etats-Unis. Jusqu’ici, les régions viticoles étaient souvent proches de la mer (comme dans le Shandong) dans un climat chaud et humide. Elles se développent désormais aux frontières du désert de Gobi, le long d’une des «routes de la soie», dans des régions musulmanes, où les étés sont secs et torrides et les hivers très froids. Reportage au pied de la Montagne Helan, dans la région autonome (et musulmane) du Ningxia. La ville de Yinchuan se rêve, d’ici 2020, capitale mondiale du vin, et met en place la première «pyramide» qualitative des vins chinois, dans un projet digne des grandeurs de l’Empire du Milieu.

De retour de Chine, Pierre Thomas (textes et photos)

A croire le film projeté au Château Lanyi, la Providence aurait planté deux grains de raisin sur la planète. L’un à Bordeaux, l’autre à la Montagne Helan Est. La bande publicitaire véhicule force clichés, quitte à s’arranger avec la vérité. Le sol sablonneux, par exemple, donnerait des vins fins. Des images de châteaux (de la Loire ?) défilent à l’écran. Et on rappelle que les meilleurs vignobles du monde sont situés sur le 46ème parallèle : d’ouest en est, la Californie, Bordeaux et, on l’a deviné, la Montagne Helan.

La cave est encore modeste, et la résidence s’agrandit autour d’un projet d’hébergement œnotouristique : son propriétaire, Cao Kai Long, qui est aussi le directeur du développement de l’industrie viticole du Ningxia, construit un des cent châteaux qui sortent de terre comme par miracle, ces temps. Au mur de la cave, une photo historique : Mao trinque avec Ho Chi Min avec un verre de vin rouge… et non de «baijiu», l’alcool de riz ou de sorgo si populaire en Chine.

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Le vaste pays est jalonné de caves industrielles, appartenant à des groupes, souvent d’Etat, gigantesques, aux cuves inox alignées pour vinifier en vrac des milliers d’hectolires, et de «châteaux» qui affichent derrière des façades de carton pâte, une certaine ambition.

Du tout venant au haut de gamme

Dans les années 1990, au pied de Helan Mountain, l’ex-groupe Seagram avait déjà implanté un domaine de 400 hectares et une «winery», au nom homonyme, avant d’être repris par Pernod-Ricard, au début du nouveau millénaire. Aujourd’hui, dans une cave réaménagée par un bureau australien, des Aussies conduisent la cave.

Longtemps, elle n’a produit que du vin d’entrée de gamme, comme chez Jacob’s Creek dans la Barossa Valley. Maintenant, elle vise le haut de gamme. Le chardonnay Spécial Réserve 2011, qui n’a fait sa malo que sur la moitié du lot, est certes très boisé, à l’australienne, mais avec une bonne balance entre le fruit mûr et l’acidité. Joli pinot noir 2012, que les experts de la Revue du Vin de France ont apprécié, confie Liu Xin, une jeune œnologue formée durant quatre ans à Bordeaux, et qui vient d’arriver et mélange français et anglais.

De fait, ce pinot est bien typé, fruité, frais, avec des tanins fermes. Retour à un style plus Nouveau Monde, avec la Réserve Spéciale Rouge 2010 (95% de cabernet sauvignon, 5% de merlot), au nez fumé, à l’attaque sur le cassis, le menthol, les épices, aux tanins fondus et à la finale sur le cacao amer. C’est, aussi, l’unique vin chinois vendu  — 21 francs suisses — au «duty free» du terminal international de l’aéroport de Pékin. En Chine, les taxes diverses représentent, tout compris, pas loin de 50% du prix final du vin.

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Prix triplé pour une première médaille d’or

En face de ce projet industriel, sur 55 ha de vignoble «seulement», le domaine Helan Qingxue s’est installé il y a dix ans. Il fait encore figure de cave expérimentale et exemplaire. Petit tour dans le chai en sous-sol, humide et frais, sous la conduite de Zhang Jing. On n’est pas les premiers : la critique anglaise Jancis Robinson a déjà parlé des vins du Ningxia — et particulièrement de ceux de cette jeune œnologue chinoise… — et le très critique Michel Bettane a signé «sa» barrique, du tonnelier français Radoux, ce printemps: «Très impressionné par ce vignoble qui va devenir célèbre !».

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Formée en Australie, Zhang Jing fait déguster ses vins dans une salle immaculée, équipée de stalles et de crachoirs. Au mur, des posters des vignobles de Bordeaux, des étiquettes de Mouton-Rothschild et du Top 100 des vins du monde. Le ton est donné : on vise le haut du tonneau! Le riesling italico 2012 s’avère agréable, au nez de fleurs blanches, puissant, gras, un peu mou, peut-être. Puis l’œnologue fait déguster la fierté de la maison, le Jia Bei Lan 2009 ; le premier vin chinois à avoir décroché une médaille d’or aux Decanter Awards, à Londres, en 2011. Un assemblage de 80% de cabernet sauvignon, 15% de merlot et 5% de cabernet Gernischt, en fait de la carmenère : nez encore vanillé, attaque pleine, matière mûre, du gras en bouche, avec des arômes de pruneaux et de cuir et des tanins encore fermes. Du sérieux ! Il reste encore quelques unes des 12’000 bouteilles, vendues d’ordinaire 268 yuans (35 francs) mais, médaille d’or aidant, au prix triplé à 898 yuans (136 francs). Les Chinois ont le sens de la hiérarchie et des affaires : ce qui est bon se doit d’être cher… Et, corollaire simpliste pour qui ne connaît pas grand’chose aux vins, ce qui est cher est donc forcément bon !

Des châteaux sortis du sable

Le projet de la Montagne Helan Est vise à implanter 100 châteaux sur un haut-plateau et à construire trois «villes» (sic) du vin. L’«objectif 2020» vise 60’000 hectares de vigne (4 fois la Suisse !), confie le secrétaire du parti communiste local, Kang Zhanping, qui fut durant dix ans employé à la chancellerie de l’ambassade de Chine à Berne. (lire ci-dessous)

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Avec sa grille peinte en doré, de la musique classique diffusée depuis le gazon du petit parc d’entrée, et ses façades grises austères, le Château Bacchus fait figure d’antiquité. Il a «déjà 14 ans». Il y a certes, autour, une quarantaine d’hectares de vigne, mais c’est le décorum qui prime ici. Une cuisinière, «qui a travaillé en France», mais dont on ne verra pas le visage de toute la soirée, tient table d’hôtes dans les salons privatifs. Les locaux sont d’un kitsch éclatant de mauvais goût : escaliers monumentaux conduisant aux salons VIP, fausses toiles de maîtres occidentaux, lustres vénitiens, salle de concert style Versailles, et club de dégustation pour VIP au milieu des rangées de barriques de chêne français. Les vins, tant le chardonnay 2011 que le cabernet sauvignon 2010 sont plutôt réussis. L’adresse, selon les hôtes, «est un château assez typique» que le New York Times a classé, début 2013, dans les 46 lieux vitivinicoles à visiter sur la planète…

Au fil du repas — une vingtaine de plats, excellents et inventifs, avec une étonnante mousse de petits pois, vert clair pétant… — le jovial Kang Zhanping nous demande à quoi on reconnaît un bon vin. Après quelques circonvolutions, on admet volontiers que l’étiquette est primordiale, du moins pour se repérer à l’achat. Le secrétaire du parti éclate de rire : «Alors c’est comme pour nos alcools ! Rien qu’en voyant l’étiquette, on sait si c’est bon. Mais il y a hélas beaucoup de contrefaçons…» Et de poursuivre: «La plupart des Chinois préfèrent l’alcool au vin. Boire du vin, aujourd’hui, permet de montrer son rang social. Mais c’est très coûteux : si vous invitez des amis, vous avez besoin de quatre bouteilles de bon vin. A 400 yuans, ça vous fait 1’600 yuans (240 fr.). Pour le même effet (rires !), une bouteille d’alcool vous coûtera 100 yuans (15 fr.).» Les Chinois, avec force «gampei !» — petits verres bus cul sec durant un repas —, recherchent l’«effet» de l’alcool davantage que l’«émotion» gustative.

Une inspiration bordelaise

Il n’empêche : le monde du vin chinois est en marche. Irrésistiblement ! A deux pas de notre hôtel, au cœur de Yinchuan, se cache le meilleur domaine viticole du Ningxia. On ne voulait pas nous le montrer : l’endroit est voué aux bulldozers, coincé entre les vestiges d’un zoo — il ne subsiste qu’un couple de chameaux… —, un canal tout neuf et un quartier au coin duquel se construit une monumentale mosquée, flanquée de plusieurs minarets.

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Les occupants de la modeste maison cachant la cave de Silver Heights ont été sommés de déguerperir, pour laisser place à un «parc de la musique». En l’absence de sa jeune épouse, Emma Gao, œnologue formée à Bordeaux (photo ci-dessus, tirée d’Internet), c’est Thierry Courtade, et leur craquante petite fille, tout juste arrivée de France pour rejoindre l’école chinoise, qui nous reçoivent. Ce quinquagénaire à l’accent gascon a été, pendant 24 ans, maître de chai à Calon-Ségur, un des meilleurs domaines de Saint-Estèphe. L’amour l’a expédié refaire sa vie au cœur de la Chine… La famille de son épouse, qui veille sur un vignoble de 50 ha, va construire une des caves de «la route des châteaux». Elle est en discussion avec l’entrepreneur vitivinicole catalan Miguel Torrès, qui distribue déjà ses vins. «On n’a plus rien à vendre, tout est épuisé», sourit Thierry Courtade. Et pourtant, pas une bouteille ne part à l’export! Tout est consommé dans les œnothèques et les grands hôtels des villes.

Du bio… tout naturellement

«Les Chinois s’imaginent qu’on est comme à Bordeaux… On ne peut pas faire des merveilles. Le sol, des loess, et le climat, continental, sont différents. Cette année, le merlot est mal sorti. Il aurait fallu l’arroser, mais on n’a pas eu assez d’eau. On va planter du cabernet franc, à côté des cabernets sauvignon et Gernischt (carménère). On vendange en principe 15 jours après Bordeaux. Pour limiter la taille des raisins et s’en tenir à 35 hl/ha, on arrête d’irriguer de mi-août à mi-octobre et on est les seuls à faire des vendanges vertes. Après la récolte, il faut butter les vignes, les recouvrir de sable avec une charrue. La température descend à moins 25, au plus froid, et il peut geler jusqu’en avril. Au printemps, il faut dégager les ceps à la pelle ; on en perd un sur dix. Dans la vigne, on n’a presque pas de maladie, juste un peu d’araignée rouge, qu’on traite en une pulvérisation. Sinon, aucun traitement chimique n’est nécessaire».

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Le domaine produit actuellement 30’000 bouteilles, de quatre vins rouges, sous les étiquettes The Summit, Emma’s Réserve et Val Enchanté. Le maître de chai nous fait déguster un échantillon de 2012 destiné à la meilleure cuvée, reparti en fermentation dans la chaleur d’août, et qui restera en barrique (neuve) de chêne français jusqu’en décembre : la texture est soyeuse, les tanins d’une belle finesse, avec, en finale, des arômes délicats de violette. La preuve qu’en limitant la production et en soignant les travaux de cave, il est possible de «sortir» de ce désert aride des vins de haut de gamme. La famille (élargie) Gao en est persuadée : du reste, gao, en chinois, ça signifie «élevé».

Eclairage

Une ambition de plus de vingt ans

Les intentions et l’ambition du Ningxia ne tombent pas de la dernière pluie, explique Zhao Shihva, le sous-directeur de l’industrie du développement vitivinicole : «Depuis 1990, on a planté à l’essai une vingtaine de cépages européens, français, italiens, et américains. Il y a dix ans, on a eu la preuve que la région de la Montagne Helan Est est favorable à la vigne. Les investissement sont l’œuvre de tous les grands groupes vitivinicoles chinois, comme la COFCO, Dynasty, etc. Nous voulons devenir la capitale du vin chinois.»

Les producteurs de raisins ont d’ores et déjà été fédérés, affirment les autorités. Un institut vitivinicole a été ouvert à l’université de Yinchuan. Un million de plants de huit cépages principaux ont été importés de France cette année, prêts à être plantés. «Chaque vin médaillé à l’international reçoit une prime de 500’000 yuans (80’000 fr. suisses)», promet le responsable. Et l’assemblée provinciale a accepté la mise en place d’une appellation d’origine contrôlée, la première de Chine. Tous les deux ans, des crus seront promus à un niveau supérieur : d’ici 12 ans, cette «pyramide» comprendra six niveaux de «châteaux». Le tout sous l’œil d’experts de l’Organisation internationale de la vigne et du vin (OIV), dont le siège est à Paris.

Le Ningxia, à une heure d’avion de Pékin, classé «zone économique spéciale», pas encore aussi libérale que la «zone franche» de Shanghaï, effective depuis fin septembre 2013, encourage les investissements étrangers. Parmi eux figurent Pernod-Ricard, Miguel Torres et LVMH, prêt à miser sur l’élaboration de mousseux de qualité. Pour démarrer, 25 ha de terrain, avec un droit de superficie de 70 ans, sont mis à disposition de qui veut construire un «château». Il faut compter 750’000 francs suisses de fonds propres et l’aide économique étatique en assure le triple. Ensuite, les banques peuvent accorder des prêts multipliés par dix. La vente du vin, après 3 à 5 ans, doit permettre de rembourser les intérêts… D’ici 2020, 300’000 personnes devraient être formées au Ningxia dans l’économie vitivinicole et l’œnotourisme, à travers la filière des écoles professionnelles.

La région, gouvernée par les Huis, musulmans de langue chinoise, veut aussi devenir un centre de produits halal pour tout le monde musulman et multiplie les contacts avec les pays du Golfe. Que le vin fasse partie de ce projet économique n’est pas le moindre des paradoxes ! Sur «la route de la soie», la maîtrise de la vinification avait été amenée de Samarcande par les Sogdiens, en 640 de notre ère, et la culture du raisin pour le «kishmish» (raisin sec) a perduré, plus à l’ouest, dans la région de Turfan, comme en Iran, en Turquie et en Asie centrale. (pts)

Une version condensée est parue dans le dernier numéro de l’année 2013 dans L’Hebdo.