L’Amarone divise ses géniteurs
L’amarone ne serait-il qu’une recette commerciale qui a réussi prodigieusement ces quinze dernières années ? Les producteurs de ce grand vin rouge italien veulent se réapproprier la notion de «vin de terroir». Mais ils sont divisés sur les moyens à mettre en œuvre.
Par Pierre Thomas, de retour de Vérone
Entre les discours officiels du Consorzio, à Vérone, et les buts d’un groupe de dissidents, Le Famiglie dell’Amarone d’Arte, il n’y a, apparemment, que peu de différences. Les secondes, qui regroupent douze acteurs majeurs du marché, accusent pourtant le Consorzio, aux mains des grandes coopératives, de ne pas agir assez rapidement. Au moment où l’amarone vient d’accèder à la DOCG (dénomination d’origine contrôlée et garantie), avec le millésime 2010, la «première classe» des vins italiens où se retrouvent déjà plus de 70 dénominations — un chiffre presque triplé en trois ans! Dont, en seule Vénétie, le bardolino, le soave, le recioto di soave, et le prosecco superiore.
Le Famiglie représentent quelques unes des maisons les plus reconnues, comme Allegrini, Masi, Speri, Tedeschi, Tommasi et Zenato. Derrière le Canada et les pays scandinaves, la Suisse est leur troisième marché (15% de leurs ventes). Avec 33 millions d’euros facturés à l’export en 2013, le mouvement estime réaliser 60% de la valeur de l’amarone. Même si leurs 2,5 millions de bouteilles ne représentent que 20% des flacons d’amarone mis en marché, un total en forte croissance, puisqu’il a quintuplé en quinze ans.
Et s’il n’était qu’une mode ?
Cette «explosion» s’est traduite par une présence de l’amarone jusque dans les rayons des supermarchés, avec des vins d’une grande sucrosité, faciles à boire, sans potentiel de garde et mis en marché trop tôt. Autant le Consorzio, dépositaire de la marque, que les dissidents veulent se réapproprier le terroir, expliquer que l’amarone n’est pas simplement une recette — le sèchage, ou passerillage («appassimento») du raisin rouge pour éliminer jusqu’à 40% de son eau et concentrer ses sucres et ses arômes —, mais d’abord un vin réalisé avec des raisins de haute qualité, dans des collines de l’arrière-pays de Vérone dignes de «crus».
Le succès de l’amarone fait craindre l’effet de mode : et si, soudain, les consommateurs se détournaient d’un tel rouge, certes velouté, mais titrant autour de 16% d’alcool pour 15 grammes de sucre résiduel ?
Se réapproprier le terroir…
Les producteurs, aujourd’hui, veulent se réapproprier terroir et cépages. Ils insistent sur le climat des vallées au revers des Alpes. Bénéfique, le réchauffement climatique y a causé des dommages collatéraux. Dans une région humide, où le passerillage s’est développé pour corriger les effets désastreux des pluies d’automne sur le raisin, la culture se développait sur des échalas de bois, en pergola. Il y a dix ans, ce système était dénoncé par les viticulteurs les plus progressistes, qui lui préféraient la culture sur fil (taille guyot), facilitant la mécanisation des travaux viticoles. Et bien, depuis 2003, année de la canicule, on a constaté qu’en pergola, les raisins sont mieux protégés d’un excès de soleil qu’en guyot, où certaines grappes ont littérallement été brûlées sur pied ! Du coup, la pergola a de nouveau la cote (ci-dessus, nouvelles plantations en gradins de Tedeschi). Désormais, on anticipe la vendange des grappes destinées à être séchées en cagettes durant 120 jours : on choisit les plus saines au début de la récolte. Au détriment de la qualité du vin classique de la Valpolicella, un rouge sec, que certains producteurs veulent remettre au goût du jour, mais qui doit se contenter de grappes de second passage.
…et les cépages locaux
Grâce au succès de l’amarone, le vignoble de la Valpolicella est passé de 5’000 à 7300 hectares depuis l’an 2000. Les cépages locaux, pourtant une vingtaine, se retrouvent à 91% dans deux variétés, la corvina et son petit frère, le corvinone (69%), à peau épaisse, supportant bien l’appassimento, et la rondinella (22%). La molinara a cédé du terrain, elle amenait pourtant de l’élégance… Et d’autres cépages sont apparus comme l’oseleta, la dindarella ou le spigamonti, chacun apte à donner de bons résultats en fonction des micro-climats.
Autant la grande maison Masi, qui fait partie des dissidents, que la coopérative de Negrar, avec sa gamme de terroirs Domini Veneti (ci-dessus, les fûts traditionnels en chêne de Slavonie utilisés pour l’élevage), se profilent avec une politique de crus de l’amarone, tandis qu’Allegrini et Speri, autres dissidents, distinguent plutôt l’amarone – un seul vin de ce type dans leur gamme — des vins secs de la Valpolicella. Pour garantir la qualité et justifier un prix élevé, Le Famiglie réclament aujourd’hui une réduction de 25% au moins de la surface du vignoble habilité à produire de l’amarone, avec un déclassement des vignes de plaine. Et aussi une limitation du «ripasso», à raison d’un maximum de production d’une bouteille pour une bouteille d’amarone (alors que ce rapport est actuellement de trois à un…).
Le Ripasso, un avatar encombrant
Le «ripasso» est un avatar de la mode de l’amarone : on fait refermenter le vin rouge sec sur les lies de l’amarone ou du recioto. Ces restes de la vinification de l’amarone n’ont plus beaucoup de sucre et ne permettent au vin de base de ne gagner qu’un ou deux degrés d’alcool, et lui donnent un goût de raisins passerillés. Une sorte d’amarone de deuxième classe, donc. La recette date de l’Antiquité : on faisait passer de l’eau sur le marc des vins pour abreuver les esclaves. Le même procédé a donné, en français, un mot propre, la «piquette», devenu synonyme de «mauvais vin».
Mais Vérone et son arrière-pays cultivent le paradoxe, car certains «ripasso», au procédé bien maîtrisé par l’œnologie moderne, sont moins chargés en alcool et en sucre, donc plus élégants que certains amarone, et, surtout moins chers !
Il faudrait aussi donner du temps au «grand vin» de vieillir, dans les grands millésimes, comme 1983, 1988, 1990, 1995, 1997, 2000, 2006, 2007… Ca n’est assurément pas le cas des amarone vendus à prix cassés dans les supermarchés !
Reportage paru dans Hôtellerie & Gastronomie Hebdo du 20 février 2014. Lire aussi l’article paru le même jour sur le même thème dans L’Hebdo.
©thomasvino.ch