Pages Menu
Categories Menu

Posted on 8 septembre 2014 in Tendance

Vigneronnes romandes  elles prennent les choses en main

Vigneronnes romandes
elles prennent les choses en main

Toujours plus nombreuses à suivre la filière d’œnologue à Changins (VD), les jeunes vigneronnes prennent de plus en plus la succession de leurs parents, sur le domaine viticole familial, comme le montrent cinq cas choisis dans l’ensemble du vignoble romand. Cinq cas tous différents, pour des «tranches de vies» originales.

Par Pierre Thomas

Trois de ces exemples sont devenues de vraies cheffes d’entreprise au début de cette année 2014. C’est le cas à Cologny, près de Genève, au Domaine de la Vigne Blanche de Sarah Meylan. A 36 ans, elle a repris de son père Roger, 65 ans, les baux à ferme de ce vignoble de 7,5 hectares, qui se transmet dans la famille depuis quatre générations. S’y ajoutent même 25 ha de grandes cultures et 10 ha de prairies aux portes de la ville. A Genève, les femmes à la tête d’un vignoble sont une bonne demi-douzaine, de toutes générations. Suffisamment pour organiser, depuis 2013, en juillet, le «bal des vigneronnes», à Dardagny, dans un hangar du coteau de la… Donzelle!

Parallèlement à son travail en cave et sur le domaine, où elle est aidée par une jeune Française titulaire d’un diplôme BTS, engagée à l’année, Sarah est une mère de famille… nombreuse : à trois filles, de 4 à 7 ans, va s’ajouter un quatrième enfant, «en novembre, après les vendanges».

Il y a une douzaine d’années, les filles n’étaient pas si nombreuse. Dans sa volée de l’Ecole d’ingénieur œnologue de Changins (lire ci-dessous), elles étaient deux, elle et la directrice actuelle de l’Union suisse des œnologues, Simone de Montmollin, Genevoise elle aussi. Et 21 garçons… Sarah y a croisé le père de ses enfants, Bertrand Favre qui a suivi les cours de l’Ecole supérieure. Chacun travaille de son côté : «Nous habitons à Cologny, mais lui part le matin sur son domaine, de 4,5 ha de vigne et de 55 ha de grandes cultures, et revient le soir.» Le jeune vigneron-encaveur est un des pionniers du «tout bio» à Genève : «Je vais y arriver aussi, car je suis convaincue par la biodynamie», explique Sarah Meylan, qui cultive ses vignes selon les préceptes du label Vinatura, qui vient de se profiler vers le «développement durable». Ses vins, notamment les assemblages rouges, se placent régulièrement parmi les meilleurs de la République et canton.

Déterminées et visionnaires

Une vision large, novatrice, c’est ce qu’apportent ces nouvelles entrepreneuses. A 38 ans, la Vaudoise Noémie Graff, bien que cadette d’une fratrie de quatre (deux frères et une sœur) a repris, en 2010 déjà, la cave «Le Satyre», à Begnins, une allusion à un personnage de la Fête des vignerons de Vevey, choisie par son grand-père, René, un des premiers à avoir proposé du vin rouge à La Côte. Rapidement, elle a obtenu des prix, tel celui de «meilleur gamay de Suisse», millésime 2007. «Avec mon père, Noé, la relation père-fille était facile. Que je reprenne la cave était une forme d’évidence. Et la reconnaissance a permis une transition rapide et rassurante pour la clientèle». Son compagnon n’est pas du métier : il est secrétaire syndical à Genève. «Des fois, les gens hors du milieu ont d’excellentes idées», dit-elle, elle qui ne cache pas des convictions très à gauche, qui détonnent dans le vignoble vaudois. «Le milieu vigneron est plus ouvert qu’on le croit : entre nous, on parle de technique, de machine, de date de vendange».

L’universitaire, licenciée en latin et en histoire ancienne à l’Université de Lausanne (avec un mémoire sur le Cécube, un vin fameux de l’antiquité romaine), avant de rejoindre Changins, après un stage pratique, puis un examen d’entrée, se dit aujourd’hui profondément «terrienne». Elle a converti les 8 ha de vignes qu’elle travaille (et qui appartiennent à son père, ou sont louées) au désherbage mécanique (et non chimique) et suit la feuille de route du label «bio suisse» sur plusieurs parcelles. Elle a aussi introduit la barrique dans le chai. Et chaque année, propose une cuvée originale, propre au millésime, sous l’étiquette «Ni dieu, ni maître» : un assemblage diolinoir, pinot, carminoir en 2011, un gamay vieilles vignes et un ancelotta pur en 2012, un diolinoir pur et un mousseux de pinot noir en 2013…

Fille unique et vision de couple

Chez les Steiner, à Schernelz, un balcon sur le lac de Bienne, au-dessus de Gléresse, Sabine est fille unique. La voie semblait donc toute tracée… «On ne lui a jamais mis la pression et jamais dit de reprendre le domaine», confie sa mère. Depuis le 1er janvier 2014, Sabine Steiner est devenue le «CEO» de la petite entreprise familiale. Son père, Charles, vient d’atteindre les 65 ans : il travaille toujours, dans les vignes, et sa mère s’occupe de l’administratif. Un jeune œnologue est aussi employé. Tous sont désormais sous les ordres de Sabine.

Après des études, pas terminées, en média et communication à l’Université de Fribourg, puis un cours intensif d’une année de «wine manager» à Krems, en Autriche, c’est le travail de la vigne, sur un peu plus de 7 ha, qui plaît le plus à la jeune femme de 36 ans. Elle a des projets d’entrepreneur, avec des décisions importantes à prendre dans les années qui viennent : la région du lac de Bienne a terminé son remaniement parcellaire en 2010 seulement. De très morcelé, le domaine des Steiner est passé d’un patchwork de 50 parchets à 6 grandes parcelles, avec des cépages qui ne conviennent pas forcément à la cave. Sabine veut se recentrer sur les classiques que sont le pinot noir, le chasselas, le chardonnay, le sauvignon blanc et le pinot gris, sélectionné parmis les 50 vins du projet de la Mémoire des vins suisses. Elle mène un essai en biodynamie sur 1,5 ha, avec du chasselas, du chardonnay et du pinot noir. Et elle était partie en Autriche avec son compagnon, un vigneron de Douanne, Andreas Krebs. A terme, les deux exploitations pourraient, du reste, fusionner pour atteindre une douzaine d’hectares.

Une succession difficile

Au Château de Praz, dans le Vully (fribourgeois), l’équation était inverse. Comment faire vivre un couple d’œnologues, fraîchement émoulus de l’école d’ingénieurs, sur un seul domaine ? Marylène Chervet, 32 ans, avait rencontré son futur mari, Louis Bovard, à la cave de Changins. De son côté à lui, le domaine de Cully (VD) était trop exigu pour faire vivre une famille, et l’aîné se trouvait en concurrence avec son cadet, Denis. Du côté d’elle, placée entre deux sœurs, la reprise du domaine du Vully, sur 11,5 ha, paraissait plus logique, ce d’autant plus que son père souhaitait «officiellement» qu’elle lui succède, après sa formation. Sauf que les choses se sont, dans la pratique, plutôt mal passées. La jeune femme en parle avec franchise : «Au début, j’ai travaillé avec mes parents. Mais ça n’était pas facile. Je voulais faire de nouvelles choses, mais mon père était réfractaire à tout changement. Je n’était pas contente, et je voyais pourtant que mes parents, âgés, avaient besoin de soutien : c’était toujours plus difficile. En 2010, je suis partie du domaine ; je n’y ai fait que les vendanges et la mise en bouteilles. Je ne savais plus comment gérer la situation.» Marylène attendait son premier enfant (elle en a eu un deuxième depuis) : «Mon départ a créé un choc! Avec mon père, on a fini par tomber d’accord. Ma fille est née le 2 mars et, avec mon mari, nous avons repris la cave le 1er avril 2011!»

Son père restait pourtant propriétaire des vignes et des bâtiments, pour cinq ans au moins. Plus tôt que prévu, le 1er janvier 2014, Marylène a pu reprendre la totalité du Château de Praz, avec des projets: la nouvelle cave retourne dans la vénérable bâtisse pour les vendanges de cet automne et un local de dégustation et d’accueil des clients sera bientôt aménagé. Le couple s’est réparti le travail : au mari, la vigne, l’administration, la gestion du personnel (une dizaine d’employés) et à l’épouse, engagée à 80%, la cave, donc l’œnologie, mais aussi la définition de la ligne graphique des étiquettes et la vente, à 75% à des privés et à 25% à des restaurants.

La jeune femme a donné une nouvelle impulsion aux vins : «Mon père avait déjà une belle gamme classique, mais il travaillait, année après année, un peu de la même façon. Ma manière de voir les choses est très différente : je n’ai pas de recette et je fais en fonction du raisin. Je m’adapte et je suis avec une grande régularité tous mes vins.» Avec son mari, elle s’est aussi recentrée sur les «monocépages» traditionnels, mais aussi un gamaret et bientôt du riesling. Le domaine expérimente la biodynamie sur du pinot gris, planté en 2013, et du sauvignon blanc.

Avec Noémie Graff, Marylène Chervet a été acceptée parmi les Artisannes de la vigne et du vin, qui regroupe dix vigneronnes-encaveuses de toute la Suisse, qui prône «l’union dans la différence». Et le couple songe à fêter le demi-millénaire du Château de Praz, un des domaines leaders du Vully, seule appellation d’origine contrôlée transcantonale (deux tiers sur Fribourg, un tiers sur Vaud).

En parfaite continuité

En Valais, à Martigny-Combe, on retrouve un domaine familial de belle dimension et de grande réputation où une jeune femme s’apprête à prendre la relève. A 27 ans, Sarah Besse est la plus jeune de ce quintette. Son frère, aîné de 18 mois, est ingénieur en mécanique et travaille dans une start-up valaisanne de machine à café. Il revient volontiers au domaine viticole de ses parents, Gérald et Patricia, et s’occupe des machines et de l’informatique. Mais c’est sa sœur cadette, œnologue diplômée de Changins, qui devrait reprendre l’entreprise.

Comme dans d’autres cas, les vignes et la cave ont été répartis en deux entités juridiques distinctes. Depuis le début 2013, Sarah est la titulaire des vignes (avec son frère, minoritaire) : 20 hectares, dont 8 ha «en gobelet» (et non sur fil), notamment pour un ermitage choisi par la Mémoire des vins suisses. Sur les terrasses, la culture reste en «production raisonnée», avec moins de produits chimiques, le travail du sol remplaçant l’herbicide, et Sarah fait, elle aussi, des essais en bio.

D’avril à fin juillet, la jeune femme travaille en permanence à la vigne, et «manage» une équipe de huit personnes engagées à l’année. Sept hommes et une femme. «Ca se passe bien ! J’aime bosser dehors. Et je sais ce que je me veux…» Elle a de qui tenir : ses parents ont constitué ce domaine viticole en trente ans, en partant de zéro. En «patronne», Sarah décide de la date des vendanges et livre le raisin à la cave, dont elle est aussi salariée. Œnologue, elle se charge notamment du choix des barriques et de la vinifcation qui leur est propre. Elle vient de faire des essais de vinification en rouge dans des tonneaux ouverts de 500 litres, tenus debout, avant de servir à l’élevage, pour «ne pas faire le même type de vin que nous proposons déjà, mais quelque chose de plus haut de gamme». Syrah et cornalin, sans oublier les gamays, et les blancs, fendant, petite arvine et ermitage, ont déjà fait la réputation de la cave, qui bénéficie du travail d’un caviste depuis plusieurs années. «C’est un travail d’équipe à quatre, avec mes parents, le caviste, Michel Arlettaz, et moi. C’est comme ça qu’on avance. On a une dynamique qui nous permet de travailler ensemble.»

Jeune, Sarah Besse, après le collège classique, avait fait des stages, notamment auprès de la Valaisanne Corinne Clavien, seule femme œnologue cantonale de Suisse, et mis le cap sur Changins. Et, au lieu de tour du monde, un retour au bercail : «Si on ne reste pas, on ne reprend jamais en main un domaine familial. Il faut être cohérent dans l’entreprise.» Belle leçon de transmission du savoir-faire dans une évolution naturelle du patrimoine vitivinicole suisse.

Eclairage

Œnologues masculin-féminin à parts égales à Changins

Seule haute école de Suisse à former des professionnels de la vigne et du vin, Changins, près de Nyon, connaît deux filières. A l’étage supérieur, la HES-SO forme des œnologues (ex-diplôme d’ingénieur), jusqu’au master en «life sciences» depuis septembre 2013. Entre 2004 et 2008, les jeunes femmes qui suivaient cette filière étaient 27%, puis 38% sur la période 2009 à 2013 et même à la parité avec les hommes dès 2010.

Par contre, les femmes restent très minoritaires dans la filière pratique, l’Ecole supérieure de technicien/ne vitivinicole. Cette voie est souvent choisie par les fils (et les rares filles) de vignerons romands, puisque la moitié des effectifs sont issus de familles terriennes de la Suisse latine. De 3% des effectifs entre 1961 et 1970, la part des femmes y a pourtant cru progressivement jusqu’à atteindre 13% dans la décennie 2001 – 2010.

Faut-il y voir le poids d’une tradition plus favorable aux jeunes hommes ou le reflet d’une formation plus longue et plus complète chez les jeunes femmes? Dans les cinq cas que nous citons, chacune a achevé son gymnase, et trois ont entamé ou termniné un parcours universitaire, avant de s’orienter vers l’œnologie en cycle long. (pts)

Sur le net

www.mdvs.ch (Mémoire des vins suisses)

www.artisanes-vigne-vin.ch

www.changins.ch

Paru dans le magazine PME de fin août 2014.