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Posted on 23 décembre 2015 in Vins italiens

Six auteurs en quête de Piémont

Six auteurs en quête de Piémont

Le Piémont ? Ses grands vins, tirés du cépage nebbiolo, sont connus : Barolo, Barbaresco et le petit dernier, Roero. Mais d’autres cépages comme la barbera et le dolcetto, en rouge, l’arneis et la nascetta, en blanc, font sa réputation. Au fil de rencontres sur place, six portraits qui dessinent un Piémont hors des sentiers battus.

Par Pierre Thomas, texte et photos, reportage octobre 2015

Barolo : les femmes prennent le pouvoir

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A Barolo, le «cavalier» (titre d’entrepreneur méritant italien) Francesco Borgogno fut aussi syndic de la cité aux deux châteaux — l’actuel musée de la vigne et du vin, au fond de la vallée et le Castello della Volta, sur le coteau. Depuis 1897, la cave qui porte le prénom de ses deux fils, Serio et Battista, en est à la cinquième génération. Ce sont deux jeunes femmes, Emmanuela Bolla et Federica Boffa, qui arrivent aux commandes, et qui succèdent à leur mère respective. La première, une architecte turinoise, est revenue vivre sur la terre de ses ancêtres.

La maison, ultratraditionnelle, cultive 3 ha de Barolo (sur les 2067 ha enregistrés), et surtout, au sommet de la colline, 2 ha de part et d’autre du lieu-dit Cannubi, un cru fameux. Certes, le raisin ne fermente plus en cuve de ciment, toujours conservées dans la cave, mais en tank d’inox, mais toujours aussi lentement, 30 jours au moins. Malolactique faite, le nebbiolo s’en va dans de grands fûts de chêne de Slavonie. Pas de barrique, donc… Le simple nebbiolo y séjourne deux ans, le Barolo, trois et le Riserva, 5 ans. Dans les vignes, en forte pente, plus d’herbicide depuis deux ans. Une station météo au bas du coteau permet d’anticiper, cas échéant. «On pense avant de faire. On retourne à la simplicité», explique la jeune femme. Les trois parcelles de Cannubi sont élevées séparément dans trois fûts de 50 hl, âgés de 20 ans, rénovés il y a deux ans : «Murato donne la couleur et le parfum, Battista, l’équilibre et Nuova, tanins et acidité». On assemble ensuite pour obtenir le vin le plus intéressant, et en conserver une partie pour la Riserva. Le Cannubi 2011 (9’000 bouteilles) offre un beau nez de pruneau, trahissant une année chaude, avec une structure élégante, balancée par l’acidité. Le 2012, encore très jeune, d’une texture serrée, fleure la rose. Le Riserva 2009 (3’500 bouteilles) est très charmeur, avec des notes de griottes, une structure fine, des tanins serrés et une belle longueur en bouche. Le Riserva 2010 s’annonce plus fermé, tanique, classique et apte à un long vieillissement. On remonte au Riserva 2007, année chaude, et vin balsamique, et 2005, qui exhale déjà le cuir, le tabac, le chocolat noir. «Parmi les crus de Barolo, Cannubi est reconnu pour son élégance, sa délicatesse, à l’opposé de Monforte, plus puissant», détaille Emmanuela. Un pedigree en parfaite adéquation avec la jeune femme. Cette pérennité féminine assurée n’est pas unique à Barolo : Chiara Boschis est, depuis plusieurs années, la vedette de Pira et ce sont deux jeunes femmes qui prennent le relais des frères Barale.

Asti : la barbera plutôt que l’industrie

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Sur sa carte de visite, Adriano Grasso fait figurer une grappe de raison ajoutée (+) à une paire de pieds qui la foulent, entre parenthèse, avec la valeur N, égale un verre de vin ! Après douze ans dans une cave industrielle de la région — où travaille encore sa femme, microbiologiste —, il est retourné sur le domaine familial de 6 ha. On y cultive une grosse moitié de barbera, du moscato — les deux raisins phares de l’Astigiano : 4’000 ha de barbera d’Asti et 9’500 ha pour le Moscato d’Asti et le «spumante» — et un demi-hectare de «Gamba di Pernice», une variété locale, qui bénéficie de la DOC Calosso.

Adriano garde une tête de professeur Tournesol : pigeage au pied, pour extraire le moins possible de verdeur de la barbera, qu’il vinifie et aussi en mousseux blanc, en «méthode traditionnelle», pour tirer profit de sa légendaire acidité. La «jambe de perdrix» ressemble à la mondeuse de Savoie, avec son nez d’épices, sa finale poivrée et légèrement amère. La variété doit son nom à sa rafle rouge. Ses raisins sont gros, à la peau épaisse, de sorte que les anciens gardaient les grappes entières de la mi-octobre à la table de Noël.

S’il pige sa barbera, l’œnologue ensemence son moût avec un pied de cuve, pour renoncer aux levures industrielles. Sa Barbera Superiore (2’000 bouteilles) est élevée une année et demi en barriques plus ou moins neuves, tandis que la Barbera de base (5’000 bouteilles) est majoritairement en inox, avec 15% de vin de barrique. Les deux ne sont ni stabilisées, sinon par le froid, ni filtrées. Le reste du vin est vendu «sfuso» en dames-jeannes, un commerce traditionnel : les citadins de Turin et de Milan ont encore l’habitude d’aller cherche leur vin chez leur vigneron du Piémont.

L’authenticité de ces deux barberas a plu aux dégustateurs du concours de la Douja d’Asti : la normale a reçu l’or en 2015, et la Superiore s’est classée parmi les 50 meilleurs vins de ce concours régional, obtenant ainsi un oscar. Pour muscler sa barbera, plus acide que tannique, Adriano Grasso lui fait subir une macération d’un mois, avec pigeage, notamment sur le 2015, aux raisins bien mûrs et très sains.

San Martino d’Alfieri : l’aristocratie de la barbera

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L’aristocratie de la Barbera, il faut aller la chercher sur la rive gauche du Tanaro, sur une des collines où perche le château baroque en briques rouges de San Martino Alfieri. La famille des marquis de San Martino de San Germano n’est propriétaire de la bâtisse que depuis 35 ans. Mais elle cultive des vignes depuis la fin du 17ème siècle. Et ses 20 hectares sont à 90% de la barbera, complété par un peu de pinot noir et de grignolino. Le cabernet sauvignon a été arraché au profit de la «tonda gentile», une variété de… noisetiers. Par contre, le nebbiolo a fait son apparition, sur un demi-hectare (et autant qui vient d’être replanté) pour que le domaine puisse faire honneur à une nouvelle DOC, Terre Alfieri, qui, depuis le millésime 2011, regroupe 11 communes en arneis (blanc) ou en nebbiolo (rouge).

Ici, explique l’œnologue Mario Olivero, venu de Montalcino, en Toscane, il y a seize ans, le «cheval de bataille» est La Tota, 72’000 bouteilles de barbera, dont un bon tiers est bu au Québec ! Un vin frais, fruité, souple, d’une bonne longueur. «Il faut cueillir la barbera au bon moment. Sa maturité phénolique n’est pas facile à atteindre. Elle n’a pas les tanins du nebbiolo, mais les années chaudes où elle mûrit parfaitement, comme en 2011 et en 2015, elle en a tout de même.» Et suffisamment pour en tirer une cuvée de haut de gamme, Alfiera. Une barbera vinifiée en inox, puis ensuite passée en barriques de chêne. Au départ, c’est le fruit d’une vigne de 3,5 ha plantée en 1937 sur un coteau, partiellement replantée au fil du temps. L’Alfiera 2013 est encore sous l’emprise de l’élevage, puissante, chaude, avec des arômes de pâtisserie. La 2012 se montre plus fraîche et plus fruitée, avec un gras agréable en bouche. Quant à la 2011, elle a bénéficié de la concentration des petites baies de raisin : plus complexe, plus dense, elle offre des goûts de prune, de la puissance et une note de graphite en finale. Un beau vin qui peut tenir une bonne dizaine d’années.

Le Nebbiolo Costa Quaglia, tout neuf Terre Alfieri 2011, se montre prometteur : il paraît étonnamment souple et charmeur, malgré son acidité naturelle. Et on aime bien le grignolino, à la robe rubis clair, au nez d’amande amère, au goût de griotte, rapicolant, plus à la mode à New York qu’à Zurich — qui le snobe !

Castagnole Monferato : un cépage entre chien et chat

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Qui a entendu parler du cépage Ruchè ? Une légende prétend qu’il serait arrivé de Bourgogne, au 18ème siècle, grâce aux moines d’un couvent de Saint-Roch. Ou alors, il tire son nom de vignes pentues, selon la même étymologie en piémontais que «rocher» en français. Très sucré, le raisin est la proie des abeilles, au point que les apiculteurs itinérants ont l’interdiction de poser leurs… ruchers l’été dans la région.

Ce cépage fut redécouvert par le curé de Castagnole Monferrato, Dom Cauda, dans les années 1980. Légérement aromatique — le raisin a le même goût que le vin —, tanique et acide, il ne supporte guère la barrique. Sur une colline entre Grana et Montemagna, la cave Montalbera, s’en est fait l’ambassadrice actuelle. Elle règne sur près de 150 ha, répartis dans deux vallées, et produit 400’000 bouteilles par an. Il suffit de visiter les locaux pour comprendre que l’œnologie moderne règne en maîtresse : les cuves sont grandes, thermorégulées, et le remontage automatique. Avec le millésime 2010, le Ruchè (120 ha plantés) a accédé au sommet de la hiérarchie italienne, la DOCG (où culminent plus de 70 vins, tout de même !).

Pour offrir quatre versions de Ruchè, la cave joue sur les vinifications. Dernière version mise sur le marché, la 2.0, faible en alcool (12,5%), traitée comme un rosé, au nez un peu épicé, à l’attaque sapide, mais un peu végétale, simple, avec des notes florales en finale. La Tradizione 2013 rappelle que le ruchè est un cépage frais et rustique comme le gamay ou la mondeuse, avec ses arômes primesautiers de fraise, de pêche de vigne et d’abricot, une structure moyenne et une finale un peu amère. La Lacento 2014 bénéficie d’un traitement en opposition : 80% des raisins sont cueillis en surmaturation, à quoi on ajoute 20% de vendange primeur pour équilibrer sucrosité et acidité. Résultat, un vin original, juteux, avec des arômes de framboise et de sureau, de brugnon. Aussi puissant en alcool (14% et même 14,5%) que la précédente, Limpronta 2011, année chaude et sèche, présente un nez balsamique, de la puissance, mais aussi une légère sècheresse finale.

Ni grignolino, ni barbera ou nebbiolo, le ruchè tranche dans les vins du Piémont : ni chien, ni chat ! Et le propriétaire de Montalbera, Enrico Morando, 93 ans, parti de Neive, haut-lieu viticole piémontais, a fait fortune dans l’alimentation pour les animaux…

Alta Langa : des bulles de haute expression

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Diplômé de l’université de Turin, membre de l’équipe des œnologues de Bruno Giacosa, un des noms historiques du Piémont, le jeune Roberto Garbarino a monté sa cave il y a quatre ans, dans le coteau de Neviglie, face à Mango, où le château abrite l’œnothèque régionale du moscato d’Asti.

A partir de la variété du muscat blanc de Canelli, le jeune œnologue signe un moscato d’Asti (15’000 bouteilles) d’un nom… maori, Hiku, souvenir de deux vinifications en Nouvelle-Zélande. Il revendique, pour ce vin blanc pétillant et peu alcoolisé (5%), élaboré en cuve close, une expression florale, une bulle fine et une certaine persistance. Et son vin, dont le 2014 développe un joli nez citronné, bien équilibré entre l’acidité et le sucre (120 grammes tout de même !), a été salué par la critique unanime…

La vraie passion de Roberto Garbarino, ça n’est pourtant pas l’autoclave, mais la «méthode traditionnelle» pour l’élevage de ses vins effervescents à base de chardonnay et de pinot noir. Ceux-ci ont droit à la «DOC Alta Langa metodo classico», qu’une quinzaine de producteurs, grands (Martini, Gancia, Fontanafredda) et petits (Ettore Germano, Colombo), défendent depuis une dizaine d’années. Des effervescents lentement fermentés, qui restent 36 mois sur lies.

Progressivement, le producteur a élaboré un «blanc de blanc», à base de chardonnay, cépage adapté aux expositions les plus fraîches, à 550 m. d’altitude, dosé à 7 grammes de sucre de canne. Puis, un «blanc de noir», à base de pinot noir, tout aussi adapté à l’altitude de ce haut Piémont. Et, plus tard, une cuvée fera la synthèse des deux. Son «blanc de blanc» 2011 offre une bulle fine, un nez un peu beurré, avec des notes mûres et un accent, comme le dit le producteur-élaborateur lui-même, «sur l’élégance». Fin 2015 sortira le «blanc de noir»Roberto Garbarino a aussi essayé deux barriques de pinot noir en vin tranquille, à côté d’un dolcetto d’une jolie expression, au nez mûr, ouvert et frais.

Quand Dogliani renonce au (mot) dolcetto

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Le dolcetto, c’est le «beaujolais du Piémont», bien souvent. Le vin le plus facile d’accès, pour qui peut être heurté par la personnalité de la barbera et n’a pas la patience d’attendre les grands nebbiolos.

Sur 965 hectares, Dogliani, dans l’arrière-Piémont, au sud, direction Gênes, le cultive, surtout dans la zone historique autour de la petite ville homonyme. Les vignes s’étagent sur les collines, moins connues que les Langhe, entre 350 et 740 m. d’altitude, ventilées à la fois par les courants des Préalpes et de la Méditerrannée. Le climat y est différent de Barolo ou de Barbaresco, les DOCG les plus emblématiques du Piémont : grâce à la proximité de la mer, la température y est de 4 degrés supérieure en hiver et de 4 degrés inférieure en été.

En 2011, les quelque 70 caves, dont deux coopératives, qui commercialisent plus de 4 millions de bouteilles, ont renoncé à mentionner le nom du cépage, dolcetto, pour ne conserver, en DOCG, que celui du terroir, Dogliani. Et pourtant, ce cépage pouvait se réclamer d’une longue histoire, puisqu’il était répertorié depuis la fin du 16ème siècle. «A l’époque, on ne pouvait pas le vendanger avant le 21 septembre, sous peine de se voir séquestrer les raisins», explique Anna-Maria Abbona, présidente du consorzio de la DOCG Dogliani depuis trois ans. Les ressortissants de Dogliani, orgueilleux de leurs vins et de leur indépendance, avaient aussi réussi à marchander leur dolcetto contre l’obligation d’envoyer les jeunes hommes à la guerre.

Renoncer au mot dolcetto paraît donc un pari osé : «Ce choix, qui s’est fait en plusieurs étapes, a été courageux. Ici, on parlait depuis mille ans du dolcetto! Les meilleures expositions lui sont dldiées. Chez nous, le dolcetto est plus structuré, plus acide, plus apte à vieillir qu’ailleurs. On s’en occupe davantage. Il est le roi absolu de notre territoire, qu’il ne doit pas partager avec le nebbiolo ou la barbera», explique Anna-Maria Abbona, à la tête d’un domaine de 14 hectares.

Au total, dans les Langhe et le Roero, le nebbiolo représente 37%, le dolcetto 27% et la barbera 15%. A Dogliani, les producteurs misent tout désormais sur la reconnaissance du terroir, comme Barolo (2067 ha) ou Barbaresco (733 ha), et les appellations moins connues que sont Monferrato (1’200 ha) et le Roero rouge (200 ha). Depuis 2011, et ce renoncement, les vins restent répartis en deux typologies : des vins courants , à 6 à 8 euros chez le producteur, et des vins plus ambitieux, Superiore, à 10 à 19 euros, gardés un an obligatoirement en cave, sans que la législation impose un élevage en bois (l’inox est donc toléré). La région doit encore s’éveiller à l’œnotourisme et a pour elle un paysage diversifié, avec des vignes, des cultures de noisetiers, de céréales, et des forêts. «Notre territoire revendique une certaine autonomie», témoigne la présidente de la DOCG. Longtemps, le dolcetto d’ici a été le vin courant des Turinois et des Milanais.

Et puis, il fallait aussi se distancier d’une fausse image : «dolcetto» sous-entend «doux», ce que le Dogliani, plus puissant que les autres dolcettos du Piémont, n’est pas ou plus… Pour s’en convaincre, il suffit de déguster, à l’œnothéque régionale, à côté de l’église principale de Dogliani, ce Vigna del Ciliegio 2011, Dogliani Superiore, de Francesco Boschis, au nez mûr, de prune, de tabac, de cuir, ferme et puissant, ou le Maioli 2012, Dogliani Superiore, d’Anna-Maria Abbona, tiré de vignes de 80 ans, sélectionnées par son grand-père, au nez puissant, un peu fumé, aux tanins serrés, qui n’a pas connu le bois, ou cet étonnant San Fereolo 2007, d’un domaine en biodynamie, à la couleur noire, puissant, épicé, toasté, d’une belle densité, sur la marmelade de cerises noires, gras et déjà souple.

«On doit viser la haute qualité, en mettant l’accent sur le Superiore, qui ne représente que 20% de la production pour l’instant, alors que le passé et une majorité de la production actuelle sous-entendent un vin simple d’accès. L’important, c’est que les deux vivent en paix !», commente la présidente du consorzio.

Une année comme 2015, grand millésime annoncé, devrait aider à mettre la DOCG Dogliani en pleine lumière.

©thomasvino.ch