Une quinta agrandie pour un grand rouge du Douro
Il a fallu douze millésimes à l’œnologue bordelais Bruno Prats et à la famille Symington pour donner une stature internationale à Chryseia, grand vin rouge conçu et né sur les rives du Douro. Visite sur place, à la Quinta de Roriz, où le vignoble devrait produire davantage ces prochaines années.
Par Pierre Thomas, texte et photos
C’est au cœur du spectaculaire vignoble de la Vallée du Douro, dans la région du Cima Corgo, que se trouve le hameau de la Quinta de Roriz. Le domaine se paie le luxe de cultiver une parcelle à plat devant la maison de maître, transformée en résidence d’été. S’il ne parle pas le portugais — mais l’anglais, utile à la Factory, le «club» des élaborateurs de porto, où l’on déjeune chaque mercredi en costume et cravate —, Bruno Prats s’y sent chez lui, même si son domicile demeure sur les hauts de Morges (VD). Dans la chapelle du hameau, il y a placé une statue de Théodule, le saint qui aurait amené la vigne en Valais (et qui tient une grappe de raisin sans sa main gauche).
Longtemps, cette quinta (domaine en portugais) n’a produit que du raisin, foulé au pied sur place dans des grands bassins, appelés lagars, avant qu’il soit entonné, puis transporté par bateaux jusqu’à Villa Nova de Gaia, pour être longuement élevé comme le veut la tradition du porto.
Un domaine doublé pour un grand vin sec
Le domaine est passé dans le giron de la famille Symington au début de ce millénaire. Avec elle, en 2009, Bruno Prats, l’ancien propriétaire du Château Cos d’Estournel, à Saint-Estèphe, la rachète. D’emblée, ce vignoble est destiné à un nouveau projet, baptisé Chryseia (en grec, doré… comme douro), pour produire un grand vin rouge sec, et non plus des portos mutés à l’alcool et moelleux.
Une partie de vieilles vignes sert d’emblée ce dessein, une partie a été surgreffée, une autre replantée, de sorte qu’aujourd’hui, avec l’apport d’un domaine voisin, la Quinta de Perdiz, le tout représente 60 hectares, soit le double du périmètre initial. «La totalité du domaine ne donnera sa pleine mesure qu’en 2020», précise Bruno Prats.
Sur la rive gauche du Douro, la vigne s’étage en diverses expositions sur des schistes et un sol riche en minerai, comme l’étain, exploité naguère. Par ses cépages, le Chryseia est d’essence locale : «Sur la moyenne de dix millésimes, à moitié touriga nacional, à moitié touriga franca. Le premier, planté à l’est et qui mûrit plus tôt, est aromatique, élégant, avec une note de rose, le second, planté à l’ouest, car plus tardif, est plus animal, avec des notes de lard grillé (bacon). Les deux sont complémentaire», détaille le copropriétaire.
Les années plus faibles, comme 2002 et 2010, le «grand vin» n’est pas produit. D’autres millésimes, la proportion des deux cépages est modifiée : en 2013, actuellement sur le marché, une année difficile, avec peu de grand vin, le touriga nacional est monté à 70%. Le vin est élaboré sur place. Cet automne, on y aménageait une cuverie extérieure sous couvert. Plusieurs bâtiments abritent le chais de vieillissement. En général, le vin passe 12 à 15 mois en fûts neufs de chêne français de 400 litres.
La recherche de l’équilibre et de la finesse
Dans les premiers millésimes, face à des vins plus tanniques, plus boisés, la critique portugaise s’est montrée dubitative quant au potentiel de vieillissement de ce vin haut de gamme. «J’ai eu la même histoire, il y a cinquante ans à Bordeaux, avec Cos d’Estournel : on m’a dit, il n’est pas fait pour vieillir. Mais j’ai en horreur l’excès de boisé. Chryseia n’est pas pour autant un bordeaux du Douro. Dans tous mes vins, je recherche l’équilibre et la finesse», précise Bruno Prats. «Je bois le Chryseia 2001 (réd. : le deuxième millésime) et il est délicieux». A un peu plus de 70 ans, le président de l’Académie internationale du vin élabore des vins d’une belle élégance autant en Afrique du Sud (Klein Constantia, cuvée Anwilka) qu’au Chili (Vina Aquitania) ou en Espagne (un pur mourvèdre sous l’étiquette Iberico Bruno Prats).
Un style devenu un modèle
Après une dérive de surextraction et «d’ultraboisage», le style des meilleurs vins portugais tente de s’approcher de celui voulu par Bruno Prats ! Il a fallu attendre le palmarès annuel du magazine américain Wine Spectator, en 2014, pour que Chryseia 2011 figure au pinacle, avec 97 points sur 100. Le duo Symington – Prats, qui s’était connu dans le cercle fermé des Primum familiae vini (aves les de Rothschild, les Torres, les Antinori) était aux anges. Le champion de cette année-là, pointé à 99/100, n’était autre que le Dow’s Vintage 2011, qui appartient à la famille écossaise d’origine. Le commentaire soulignait que Chryseia se révèle à la fois «élégant et monolithique, pur et puissant, avec une touche de luxuriance, et des notes minérales de schistes.» Il figure, avec 35’000 bouteilles, au sommet d’une pyramide que l’extension récente du domaine renforce encore. Le «grand vin» est bâti pour durer dans le temps, «un potentiel de 20 ans», assure son géniteur. Le second vin se nomme Post Scriptum (70’000 bouteilles), plus souple, il permet d’effectuer une sélection sur fûts, et un choix de raisins au départ: s’ajoutent aux deux tourrigas, le tinta roriz — le tempranillo espagnol qui a sans doute pris ses premières racines portugaises ici, puisqu’il porte le nom de la quinta ! — et le tinta barocca, certaines années. «Ce vin-ci n’est pas conçu pour vieillir, mais offrir un plaisir immédiat», commente Bruno Prats, en dégustant un 2014 déjà bien ouvert et souple. Enfin, «à boire jeune et sur le fruit», un troisième vin, le Prazo de Roriz, un assemblage également, tiré à 60’000 bouteilles : en 2014, il est lui aussi frais, mais la macération longue lui donne une honnête complexité, sur une dominante de fruits noirs.
Enfin, la Quinta de Roriz, en souvenir de son long passé — la mention d’une ferme date de 1288 —, produit un rare porto vintage, les meilleures années seulement. Et quand on demande à Bruno Prats où il envisage un nouveau projet, il répond : «Je crois beaucoup aux vins rouges du Douro et je me verrais bien acheter d’autres quintas».
Après de grands vins mutés, de grands vins rouges secs
Entre l’Espagne, où, sous le nom de Duero, il traverse deux régions viticoles, la Ribera et la Rueda, et son embouchure sur l’Atlantique au large de Porto, le Douro creuse une profonde vallée. Couverte de vignes jusqu’à ses sommets (de 200 à 700 m. d’altitude), elle est classée comme paysage viticole au Patrimoine mondial de l’Unesco et partage, avec le Tokay hongrois et le Chianti toscan le privilège d’avoir été dès 1756, une des premières appellations d’origine contrôlée au monde.
Traditionnellement, tiré des ceps plantés en terrasses sur 33’000 hectares, on y élabore le plus prestigieux des vins mutés, le porto, dans deux styles, frais (ruby, LBV et vintage) ou longuement vieilli en fûts (tawny, 20, 30 ou 40 ans d’âge, colheita, soit d’une seule année). Depuis une vingtaine d’années, ce qui était une exception — le fameux Barca Vehla, de la Casa Ferreirinha, longtemps le vin rouge le plus cher du Portugal — l’élaboration d’un vin rouge sec, est devenu courant. Plusieurs domaines proposent de grands vins rouges, reconnus tant sur la scène portugaise qu’internationale. Tel est le cas de la Quinta de Roriz, avec sa cuvée Chryseia.
Elle doit (presque) tout à l’œnologue Bruno Prats, ancien propriétaire du Château Cos d’Estournel, à Saint-Estèphe (Bordeaux). Il a racheté, modernisé et agrandi ce beau domaine, avec la famille Symington. Derrière ce nom d’origine écossaise, mais établi depuis la fin du 18ème siècle à Porto, se cachent neuf marques prestigieuses de porto, Graham’s, Dow’s, Warre’s et Cockburn’s, en tête. Le groupe, toujours en mains familiales, est propriétaire de plus de 1’000 hectares de vignes (1’006 exactement !), répartis sur 27 domaines. (pts)
Reportage paru dans Hôtellerie et Gastronomie Hebdo du 5 octobre 2016.
@thomasvino.ch