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Posted on 3 juin 2020 in Tendance

La leçon du virus chez les importateurs: «Acheter moins cher et boire moins»

La leçon du virus chez les importateurs: «Acheter moins cher et boire moins»

Selon les chiffres des douanes d’avril, les importateurs ont acheté moins de vin, mais surtout à beaucoup plus bas prix. Du jamais vu dans l’histoire du commerce du vin suisse. Comment le consommateur en profitera-t-il ? Et les vins suisses vont-ils résister à cette pression ?

Par Pierre Thomas

Alors qu’on sait que la consommation de vins en HoReCa a chuté, à cause de la fermeture des restaurants à mi-mars, puis de leur réouverture partielle en mai, celle au détail n’est pas connue. Ce qu’on sait, c’est qu’en avril, les importations des vins blancs ont reculé de 15% (avec une baisse du vrac d’un tiers) et celles des vins rouges de 3% seulement. Soit au total, 12,2 millions de litres de vins étrangers importés pour 13 millions de litres en 2019.

La surprise vient de la valeur (déclarée) globale de ces vins : elle est de moins de 60 millions de francs en 2020, soit à 4,78 fr le litre, contre 94 millions de francs en 2019, à 7,26 fr. le litre. Le prix du blanc en bouteille est passé de 5,06 fr. à 3,63 fr., soit 28% de baisse. Pour le rouge en bouteille, de 8,47 fr. à 5,67 fr., soit 33% de baisse.

En avril, les importateurs ont acheté massivement en Italie (20,7 mios de litres, soit +0,83%), pour une somme totale inférieure de 10,5%. La France suit avec 11,2 mios de litres (- 7,38%) et une chute de la somme totale de 36% — soit un achat massif de vins à bas prix… Puis l’Espagne, avec 7,5 mios de litres (- 10,4%) pour une somme inférieure de 18,5%, là encore très inférieure aux achats habituels.

Pourquoi de tels prix d’achat ?

Les consommateurs vont-ils profiter de cette baisse de prix ? Les vins importés sont-ils de même qualité qu’auparavant, ce qui voudrait dire que les fournisseurs, confrontés à une surproduction généralisée en Europe — qui peine à trouver une solution commune pour distiller une partie des vins encombrant le marché — ont bradé leurs produits ? Le renforcement du franc suisse par rapport à l’euro y est aussi pour quelque chose.

Pour le consultant Jean-Marc Amez-Droz, «il s’agit d’un repositionnement de la stratégie d’achat des vins étrangers pour répondre aux attentes des consommateurs et anticiper une baisse massive des prix». On en revient au titre de ce papier, repris d’un constat fait par le quotidien français «Le Monde», face à la baisse de 50% de la vente des bouteilles durant le confinement : au «boire moins mais mieux» succède «boire moins mais moins cher».

Pour les importateurs, le jeu joué en avril devrait se traduire au bas mot par une augmentation de la marge sur les vins à mettre en rayon. Ou alors par une baisse significative des prix pour le consommateur… On a déjà observé des ventes au rabais chez Coop et Denner, les deux plus gros importateurs suisses, le week-end dernier (de mai), sur tous les vins…

Une pression sur les vins suisses

Surtout, ces importations à bas prix font courir un risque énorme de distorsion de concurrence entre les vins étrangers et les vins suisses, mis sous pression. Provins, par exemple, avant son rachat par Fenaco, avait, de notoriété publique, de gros stocks. Cette semaine, son «offre spéciale» HoReCa place son fendant Pierrafeu à 7,90 fr. la bouteille, au même prix qu’un merlot, même cépage proposé à 13,08 fr. dans la ligne Grand Métral, comme le heida. En «qualité litre», le rosé et le goron à 6,84 fr., le fendant est à 7,65 fr., un assemblage rouge à 7,91 fr., et le johannisberg, à 10,84 fr.. En rivalité d’achat avec des vins importés à quel prix, sachant que la consommation des vins suisses n’est que de 37% de parts de marché ?

De quoi donner du grain à moudre aux jeunes Turcs des «raisins de la colère» qui martèlent la vieille rengaine d’un abaissement du contingent douanier tarifaire de 170 millions de litres par an, déjà entamé à hauteur de 50 millions de litres à fin avril. Mais cela implique l’activation de clauses de sauvegarde et d’exception auprès de l’OMC, en arguant que «la viticulture est le seul marché agricole en Suisse qui n’est pas protégé».

L’insultant arrosoir bernois

Et pendant ce temps, Berne a mis en place la «pompe à finance» pour l’aide fédérale de 10 millions de francs pour le déclassement «de vin AOC» en «vin de table». Plusieurs observateurs nous ont fait remarquer l’injure faite aux vignerons que de proposer au maximum 2 francs pour le passage du supposé «haut de la pyramide» des vins suisses à leur socle le plus commun (où disparaît l’origine régionale). La mesure a été réclamée par la Fédération suisse des vignerons…

L’appel d’offre a été lancé le 1er juin par l’Office fédéral de l’agriculture (OFAG) et dure jusqu’au 19 juin à minuit moins une. Chaque demandeur peut faire trois offres. Selon le système de l’arrosoir, dénommé «enchère inverse», l’aide sera accordée aux offres les plus basses (par exemple 0,50 fr. le litre plutôt que 2 fr…), et selon la superficie viticole des cantons (Valais, Vaud, Genève en tête), pour autant que ces cantons s’engagent sur une baisse des quotas de 200 grammes sur les blancs et les rouges à vendanger en 2020.

Les entreprises qui font la demande commercialiseront ces «vins de table». Contrairement au sarcasme d’un Vaudois fort bien placé, ce vin peut effectivement être commercialisé comme «vin de bouche», par exemple en bouteille ou en «bag-in-box», ou «vin industriel», par exemple pour la fabrication de fondue prêtes à l’emploi ou l’élaboration de vinaigre, ou même distillé.

Chaque producteur peut aussi le proposer en vente directe jusqu’au 30 septembre prochain. Imaginez ce bon vigneron qui vous reçoit cet été et vous propose son «vin de table» maison. Quelle différence avec ses crus AOC ? Le millésime, ou le mélange de millésimes, sinon, il répond aux mêmes critères de production que l’AOC. Il a simplement «rapporté» 50, 80 ou 90 centimes «fédéraux» au vigneron pour passer de vin AOC, supposé prestigieux, à banal «vin de table». Et vendu à quel prix final ? Une insulte au travail de la vigne — qui a trois semaines d’avance, ce printemps. Vers un fatal entonnoir où se bousculeront vins étrangers importés à vil prix et vins suisses invendus?

Et comme le dit Raymond Dumay dans les citations de ce site: «On ne boit bien que ce qu’on paie. Et un pays s’avilit lorsqu’il ne se paie plus le meilleur de ce qu’il produit. Toute l’histoire nous l’enseigne, la grandeur d’un pays se mesure à la qualité des vins qu’il boit, non qu’il vend.»

                                                                                                                                                                                Pierre Thomas

©thomasvino.ch