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Posted on 8 mai 2022 in Tendance

Saint-Jo’ et Crozes s’opposent et se complètent

Saint-Jo’ et Crozes s’opposent et se complètent

Dédiées à la syrah, Saint-Joseph, rive droite du Rhône, et Crozes-Hermitage, rive gauche, entre Tain et Valence (France), dans les Côtes-du-Rhône septentrionales illustrent ce grand cépage rouge. Visite guidée.

Par Pierre Thomas

Qu’ils soient grands, négociants ou coopératives, ou petits, tous les producteurs de la région proposent des vins dans les appellations les plus prestigieuses. Pour les rouges, où la syrah est le plus souvent pure, en Côte-Rôtie et à Cornas, entre lesquels s’étend Saint-Joseph (1400 hectares) sur plus 60  kilomètres de long, sur la rive droite du Rhône, avec, en sus, Saint-Péray, en blanc, et Condrieu, en viognier. Sur la rive gauche, la colline de l’Hermitage, en rouge et en blanc, domine Tain, alors que le vignoble s’étire entre Vienne au nord et les portes de Valence au sud, avec Crozes-Hermitage (1800 hectares), s’étale en appellation également morcelée de part et d’autre du gros bourg de Tain.

Un très vieux cépage

Le cépage dominant, la syrah, qui fut déjà celui des Allobroges, à l’âge du fer, doit sa riche personnalité au sous-sol, à l’exposition et au microclimat. Ces éléments varient à l’intérieur des AOC, dont le sous-sol renferme tantôt du granit, des schistes, du gneiss ou des poches calcaires, mais aussi de l’argile et des galets roulés, comme au sud de Crozes.

On pourrait croire que le Rhône trace son sillon comme une limite. Pourtant, dit-on sur les hauts de Tournon, sur la rive droite, les terrasses de Saint-Joseph sont la continuation de la colline de l’Hermitage, en face, même si le fleuve coule entre les deux… Cette parenté géologique entre la colline sublime et la rive droite donne aujourd’hui des ailes aux meilleurs producteurs de Saint-Joseph.

Rares sont les producteurs qui, comme les Gonon et Coursodon, ne cultivent que du saint-jo’. Jérôme Coursodon rappelle que ses ancêtres, dans les années 1920, avaient été poussés à abandonner leurs vignes : «Produire 25 hectolitres par ha, ça n’était pas rentable…» Aujourd’hui, les vignerons de Saint-Joseph veulent échapper à l’image du petit vin de soif bu au comptoir dans les bouchons lyonnais. «Dans nos coteaux, on doit travailler tout à la main. Il faut pouvoir mieux valoriser nos vins rouges, taillés pour dix à quinze ans de garde. Arriverons-nous un jour à la même notoriété, et à la même valeur, que les hermitages ? On peut rêver ! Mais on fait des efforts dans ce sens, parce que la survie de l’appellation est à ce prix. Et si on veut passer en bio, il faudra aussi y ajouter un prix», explique le vigneron.

A l’égal des grands hermitages ?

«Le monde de la syrah a explosé ; elle fait la réputation de l’Australie ! Nous avons dû trouver notre identité. Nous, on se bat pour l’élégance, l’équilibre et la finesse. Et pour que notre vin se laisse boire et non seulement se fasse déguster et coter par des experts», confie Jérôme Coursodon.

Mais la «prémiumisation» du saint-jo est en marche : le négociant de Tain Chapoutier propose déjà Le Clos, provenant d’un petit vignoble au sud de Tournon, à 167 euros la bouteille… Alors que le Préface, du vigneron vedette Pierre-Jean Villa, au nez de violette, ferme, sur un beau volume, ne dépasse pas les 27 euros. Et que la plupart des vignerons, moins connus, en proposent autour de 12 à 15 euros, soit des prix comparables à ceux des crozes…

Est-il trivial de parler monnaie quand il s’agit de dégustation ? Les producteurs de Crozes-Hermitage avait convié des journalistes, l’été passé, chez Anne-Sophie Pic, à Valence. Pour la responsable des vins du restaurant, triple étoilé Michelin, Paz Levinson, les crozes ont un rôle à jouer : faire connaître les grandes syrahs des Côtes-du-Rhône septentrionales par des bouteilles servies à un prix abordable, au restaurant, dans des lieux comme Londres ou Singapour, où même les syrahs les plus prestigieuses ne sont ni bues, ni connues. A l’exportation, les deux AOC demeurent encore modestes : Crozes écoule 20% de ses 6,3 millions de litres de vin hors de France, tandis que Saint-Joseph n’en est qu’à 10% de ses 5 millions de litres, annuels.

Quatre fois plus de travail en coteau

Au sortir de cet hiver, au Salon de Tain-l’Hermitage, plusieurs producteurs de la rive gauche proposaient un saint-jo’ rouge, au même prix (autour de 25 euros) que leur cuvée la plus sélective de crozes. Ainsi Denis Basset, du Domaine Saint-Clair. Cet ancien coopérateur de la Cave de Tain, qui a démarré son propre domaine à l’âge de 35 ans, cultive 17 ha en Crozes. Il est en passe de convertir ses vignes au bio certifié. Sa bouteille de base, Etincelle, est une syrah à la fois fruitée et ferme, concentrée, élevée en barriques de plusieurs vins. Depuis peu, il travaille un demi-hectare sur Saint-Joseph et propose «Les abîmes de l’enfer», au nez lardé, avec une finale sur le graphite. «A Crozes, tout est mécanisé, sauf la vendange, manuelle. A Saint-Joseph, c’est quatre fois plus de travail à la main. Ca n’est pas pareil… c’est ma salle de musculation en plein air !», rigole ce frais quinquagénaire.

Hors des sentiers des plus prestigieuses appellations, la syrah rhodanienne offre des interprétations fascinantes. Sans omettre qu’elle s’épanouit en Valais, depuis un siècle — elle fut importée de Tain-l’Ermitage en 1921. Les meilleurs Valaisans rivalisent avec ceux des Côtes-du-Rhône septentrionales, comme l’ont montré, naguère, des dégustations internationales, et le concours «Syrah du monde», organisé depuis 14 ans en mai, à Ampuis.

Paru dans Hôtellerie & Gastronomie Hebdo du 4 mai 2022.