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Posted on 29 juin 2022 in Tendance

Le vignoble d’Yvorne vire au vert

Le vignoble d’Yvorne vire au vert

C’est une première suisse sous l’angle de l’encouragement à la biodiversité et au développement durable : la troisième commune viticole vaudoise convertit collectivement ses 150 hectares au «vert».

Dossier complet par Pierre Thomas (photos S. Chappuis)

Pour monter «Yvorne grandeur nature», un slogan trouvé par feu Michel Logoz, le grand communicateur du vin suisse, disparu cet hiver à un âge vénérable, il a fallu plusieurs ingrédients. D’abord, l’énergie de Philippe Gex, ancien syndic — «Pas forcément un atout !», dit-il —, mais qui sait convaincre du fond de son carnotzet. Ensuite, une caution scientifique, trouvée auprès de la Haute Ecole de Changins. Une scientifique, qui a déjà élaboré le cahier des charges, suivra le dossier durant cinq ans, en plus de travaux ponctuels de «bachelors» (deux sont en cours). Enfin, une aide financière extérieure. En vendant son domaine à André Hoffmann, un des hommes les plus riches de Suisse, qui tire ses revenus de la chimie bâloise, dont il est héritier, mais aussi fils d’un des hommes-clé du WWF, convaincu par l’urgence de sauver la planète d’un désastre écologique, Philippe Gex a réussi à obtenir l’argent nécessaire pour mener à bien le laboratoire d’Yvorne. La fondation MAVA engagera 680’000 francs sur 5 ans. Cette somme devrait permettre, de surcroît, de lever des fonds étatiques…

Un laboratoire grandeur nature

Il n’en coûtera donc rien aux vignerons, sinon une remise en question de leur travail. Ils ne toucheront pas, non plus, de financement direct, sinon par le système en vigueur, qui favorise modestement l’encouragement à la biodiversité. Dans le terrain, les vignerons devront répondre, «tous ensemble», à des critères évolutifs en trois paliers, résumé dans un catalogue de 22 mesures réparties en huit chapitres. Le plus visible, c’est l’enherbement du vignoble, qui implique le respect de critères pour la gestion du sol, sa fertilisation et la protection des eaux. Sur la base d’un inventaire réalisé par le biologiste et vigneron d’Aigle Raymond Delarze, il s’agira de protéger les plantes et d’encourager la biodiversité, en ramenant la vie dans la monoculture viticole, par la création d’ilôts. «On a fait le contraire, il y a 40 ans», constate Jean-Daniel Suardet, le responsable de la viticulture des domaines du groupe Schenk et «châtelain» de Maison-Blanche. On plantera aussi en lisière de vignobles les nouveaux cépages résistants, que sont le divico (rouge) et les blancs divona, élaboré à Agroscope, et floréal, une obtention de l’INRA français, doublement résistants au mildiou et à l’oidium. Les travaux des étudiants de Changins permettront de faire un bilan étayé par des constats de terrain à chaque étape. On vérifiera ainsi d’ici trois ans les impacts sur la biodiversité.

Si l’espoir de gagner en qualité par une réduction des rendements — plutôt que de couper du raisin, on en produira naturellement moins ! —, les réticences liées à la prise de risque par les vignerons ont été vaincues. Le chasselas (77% de la surface d’Yvorne) n’est pas facile à conduire en bio, à la vigne, comme en cave. Mais 60 propriétaires de vignes, représentant 130 des 150 ha d’Yvorne, ont adhéré à l’association «Yvorne, grandeur nature». La coopérative des Artisans d’Yvorne (AVY) ne s’est pas engagée institutionnellement, mais les propriétaires de 40 des 50 ha qu’elle vinifie ont adhéré au projet, assure Marco Mayencourt, son président. Et la totalité de l’encavage du négoce, avec Schenk, dont Obrist et Badoux, et Hammel, est acquise à la démarche.

Une réputation à défendre

Avec ses lieux-dits reconnus comme terroirs d’exception que sont l’Ovaille et le Clos de la George, Yvorne est un des fers de lance des vins vaudois. Quatre de ses chasselas, tous cultivés en gobelet, ont obtenus la mention de 1er Grand Cru : les Ovaille du Domaine Deladoey (2,3 ha) et de Hammel (2 ha), le Clos de l’Abbaye, de la Commune (1,3 ha), et le Clos de la George (2,5 ha), de Hammel. Et le Château Maison-Blanche fait partie de la Mémoire des vins suisses. Quant à Philippe Gex, il vient de racheter les vignes (2,7 ha) d’Anne Müller, pionnière du bio et de la biodynamie, qui vient de renoncer à «sa passion»… Le président d’«Yvorne, grandeur nature» n’exclut pas de revendiquer, à la lumière de l’évolution de la législation vaudoise, le titre d’AOC Grand Cru, à l’égal du Dézaley et du Calamin, ni ouillé, ni coupé, alors qu’une partie des vins d’Yvorne sont toujours vendus en AOC Chablais, et pas en grand cru…

A terme, dans cinq ans, les vins d’Yvorne seront-ils meilleurs ? Personne n’a encore osé poser la question. Il faudra bien y répondre. Les concours, nationaux et internationaux, pourront y aider. Au Concours Mondial de Bruxelles, à Cosenza, en Calabre, fin mai, le titre de «révélation bio» a été attribué à un cornalin, cépage emblématique valaisan, millésime 2018, d’un petit producteur, Daniel Etter, la Cave Boléro, à Savièse, labellisé Bio bourgeon. De bon augure !

Eclairage: un contexte bio dans le flou

Loin derrière l’Italie (15% de vignes bio), la France (14%), et l’Espagne (13% de vignes bio), où l’Organisation internationale de la vigne et du vin (OIV) recense, dans un rapport daté de 2021, 75% des surfaces viticoles mondiales certifiées en bio (un peu moins de 400’000 ha), la Suisse, avec 1400 ha (chiffres de 2019: 2244 ha en 2021, soit + 844 ha), est à 9% de vignoble certifié en bio et en biodynamie. C’est moins que l’Autriche, 14%. Entre des milieux académiques et agronomiques longtemps réticents au bio et l’exigence d’un marché de citadins proches du vignoble, la Suisse progresse par tâtonnements. La jungle des labels verts n’est pas pour simplifier le débat, entre le bourgeon de Bio Suisse, favorisé par Coop et son Naturaplan, demeter (pour la biodynamie), le bio fédéral (certifié, mais sans label), et les domaines en reconversion, voire même la coccinelle de la PI, la production intégrée, dont la Suisse fut pionnière il y a trente ans, aujourd’hui favorisée par Denner-Migros, et que certains veulent faire passer pour du bio, alors qu’herbicides et traitements chimiques de synthèse sont tolérés, le consommateur en perd ses repères. En attendant une mention, encouragée par la Fédération suisse des vignerons, de «haute valeur environnementale», sans pré-requis bio, dérivé du label Vinatura (PI +), qui n’a pas trouvé de second souffle. D’ici cinq ans «Yvorne, grandeur nature» permettra un «état des lieux» pour y voir plus clair!

Paru dans Hôtellerie et Gastronomie Hebdo, 29 juin 2022.

Sur le même sujet, dans la Revue du Guillon no 59 (hiver 2021 – 2022)

Yvorne voit l’avenir en vert

La rumeur circulait depuis quelques mois : Yvorne entend devenir le premier vignoble labellisé bio de Suisse et classé AOC grand cru vaudois (comme le Dézaley et le Calamin). Pas si vite ! Le point sur un projet «grandeur nature» de longue haleine.

Par Pierre Thomas

A l’origine de la démarche, il y a Philippe Gex. L’enthousiaste vigneron, sexagénaire, a vendu son domaine de La Pierre latine (8 ha sur Yvorne) en 2018, à André Hoffmann. Cet héritier des fondateurs du groupe chimique bâlois La Roche, dont la famille figure en tête des 300 plus grosses fortunes de Suisse (29 milliards de francs, selon le classement 2020 du magazine Bilan), est un passionné, autant de vins (il a aussi racheté un domaine en Bourgogne) que de développement durable. Une des fondations de la famille, qu’il préside, MAVA, favorise des projets de conservation de la nature. Elle promeut «un système économique global plus durable», par des «financements pour la biodiversité, l’économie circulaire et le capital naturel», par le biais de quatre programmes, dont un suisse et un autre pour l’économie durable. En principe, en 2022 — l’année prochaine ! — Mava mettra un terme à ses financements, selon un calendrier fixée en 1994. Mais des projets approuvés avant pourront bénéficier de cette manne. C’est le nerf de la guerre du projet Yvorne Grandeur Nature et tous les interlocuteurs, même sceptiques sur le fond ou la finalité de la démarche, saluent cette aubaine.

Développement durable et biodiversité

Dans une brochure très complète, les initiateurs expliquent que l’association Yvorne Grandeur Nature a été fondée fin 2019, «dans le but de faire d’Yvorne, dans un délai de 5 à 6 ans, la première appellation de Suisse entièrement impliquée dans un modèle de développement durable, respectueux de la faune et de la flore, et compétitif sur un marché dominé par les attentes accrues des consommateurs dans ce domaine.» Non seulement le vignoble est concerné, mais d’autres espaces, telles les forêts. Outre MM. Gex, président, et Hoffmann, vice-président, un autre vice-président a été désigné, Jean-Daniel Suardet, l’ancien «châtelain» de Maison-Blanche, responsable viticole des maisons Obrist et Badoux, appartenant à Schenk. Ça n’est pas anodin : le groupe rollois a annoncé son intention de passer au bio (fédéral ou labellisé Bourgeon) d’ici 2025 dans ses domaines et dès 2030 pour ses fournisseurs de vendange.

Le vignoble de 151 ha (à quoi s’ajoutent 7 ha du lieu-dit de l’Ovaille, sur Corbeyrier) fait d’Yvorne la troisième commune viticole du canton, derrière Bourg-en-Lavaux et Gilly (La Côte). Ces 158 ha, à 77 % en chasselas, 13% de pinot noir et 10% de divers cépages, dont le trio rouge gamay-merlot-gamaret, représentent un peu plus de 4% du vignoble vaudois (un peu moins que Féchy et trois fois le Dézaley). Si le vignoble est d’un seul tenant, allant d’un quart en forte pente à un autre quart facilement mécanisable, et une moitié qui l’est déjà (soit 75% mécanisé), il est composé de plus de 500 parcelles, selon le Registre cantonal des vignes 2019. Cette surface est répartie entre un tiers travaillé par quelque 110 sociétaires de la coopérative, les Artisans vignerons d’Yvorne (AVY), un gros tiers pris en charge par les maisons de négoce, au premier rang Obrist, Badoux et Hammel, et un petit tiers cultivé par des vignerons-encaveurs.

Le chasselas en pointe

Aujourd’hui, «Yvorne, c’est chasselas !» comme le résume l’ancien gouverneur du Guillon, Philippe Gex. Un cépage pas facile à conduire en bio : il n’y a, du reste, qu’un seul domaine labellisé Bourgeon et demeter (biodynamie), celui d’Anne Muller (réd.: qui a jeté l’éponge en mai 2022 et vendu ses vignes à La Pierre Latine). Son vinificateur, selon le protocole bio, est Vuargnéran, Frédéric Blanc, qui vinifie les vins du domaine familial, où il ne pratique pas d’essai en bio, et ceux de la Commune. Il est aussi président de Vitiplus, le mouvement vaudois de production intégrée (PI), et vice-président de Vitiswiss, qui le chapeaute, et adepte du label Vinatura. A la coopérative, les conditions du certificat Vitiswiss doivent aussi être remplies par chaque fournisseur de raisins et, au contraire de chez Philippe Gex et dans les vignobles Schenk, aucun essai de culture en bio n’est pour l’instant tenté.

«On ne passe pas du jour au lendemain à la viticulture bio», avertit Frédéric Blanc. «En cave, c’est un challenge. Mais on s’aperçoit que c’est possible !» Sur le fond d’Yvorne Grandeur Nature, Frédéric Blanc observe que «le monde agricole est comme le monde politique ; il faut trouver un consensus entre les idées extrêmes…» Et c’est, précisément, une «décision démocratique» qui sera prise par les sociétaires de l’AVY, en février prochain, en assemblée générale. «Nous encourageons nos membres à adhérer mais nous voulons une décision de principe claire, par oui ou par non (réd.: pour des raison statutaires, ce vote n’a pas eu lieu!)», explique le directeur, Patrick Ansermoz. «Après le vote populaire qui a rejeté les initiatives anti-pesticides du 13 juin 2021, on sent bien que le sujet va revenir au premier plan. Mais on ne peut pas se focaliser sur le bio, qui implique des conséquences tant quantitatives que qualitatives sur notre chasselas. On doit d’abord s’habituer à se passer d’herbicides et à produire des vins sans résidus. Mais il ne faut pas courir après le train déjà parti… On va avancer gentiment, mais sûrement, à la vaudoise !»

Faire envie en vert…

«Ce que propose Yvorne Grandeur Nature est heureusement très ouvert. Il faut aller de l’avant pour favoriser la biodiversité et le développement durable, plutôt que de parler d’emblée de «viticulture biologique», commente Frédéric Blanc. La brochure de présentation évite, du reste, soigneusement ces mots… même si Philippe Gex est convaincu «qu’il faut changer de méthode culturale pour s’adapter à l’exigence du consommateur. Nous allons débuter par de l’expérimental sans carcan trop rigide pour réunir le plus grand nombre. Nous devons faire envie, plutôt que contraindre! La finalité de notre projet est louable, tant du point de vue environnemental que commercial. Grâce au financement de la fondation Mava, à l’appui de Changins pour la création et la certification d’un label local, le projet vise à revaloriser le lieu de production. Obtenir le classement en AOC Grand Cru serait la cerise sur le gâteau.»

Une caution scientifique

En 2019, une étude préalable a été menée pour évaluer les «richesses naturelles du coteau d’Yvorne». Elle a été confiée au biologiste Raymond Delarze, du Bureau d’études biologiques (BEB) à Aigle, et presque voisin, de Verschiez, mais reconnu bien au-delà. L’inventaire est effectivement riche : 384 espèces de fleurs dans le vignoble, des oiseaux nombreux… Et des escargots, des sauterelles, des papillons et des reptiles, ceux-ci, comme «le célèbre lézard vert», s’épanouissant surtout dans la périphérie du vignoble, où se concentrent les espèces les plus rares, dont plusieurs sur la liste rouge nationale des espèces menacées. Verdict du scientifique : «Le milieu est à la fois très riche et à la fois très menacé !». Pour y remédier, il faut «défaire ce qu’on fait les améliorations foncières dès 1986» en aménageant des «taches de végétation» pour préserver ou réintroduire des espèces dans le vignoble et non seulement à sa périphérie. Il faut «consolider le réseau écologique» et «réussir des biotopes» et replanter tout en évitant la concurrence avec la vigne. Conseiller scientifique, Raymond Delarze sera appelé à assurer le lien avec Changins et «faire des propositions hors les vignes, pour la motivation des vignerons». «Il y a des enjeux patrimoniaux : le projet vaut la peine du point de vue de la Nature», conclut le biologiste. Fort de ses expériences, il a été appelé à mener des études à Fully, bastion de la petite arvine valaisanne, et dans les vignes de Lavaux, pour le compte de la Fondation Bovard.

©thomasvino.ch