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Posted on 21 septembre 2023 in Vins italiens

Le marsala, concentré d’Histoire, fête ses 250 ans

Le marsala, concentré d’Histoire, fête ses 250 ans

En 250 ans fêtés cette année, le vin muté sicilien, le plus fameux d’Italie, a traversé les grandes périodes de l’Histoire. Pour les amateurs de vins complexes, il reste fascinant. Mes deux chroniques de septembre 2023 sur le blog les5duvins.

 Pierre Thomas, textes et photos

Avec le jury des vins doux et mutés du Concours mondial de Bruxelles dédié, à Marsala, en septembre 2022, j’ai visité plusieurs producteurs, dont les deux plus grands d’aujourd’hui, Florio et Pellegrino. Malgré quelques heures passées dans les vignes et les caves, tous les secrets de ce noble breuvage n’ont pas été révélés. Dans un ouvrage récent, deux auteurs italiens en disent un peu plus. Car ces vins forment une «pyramide de Marsala» (pour paraphraser celle du psychologue Maslow) ou un cube de Rubik œnologique. Pour un résultat gustatif fascinant…

En découvrant cette image, on voit que les styles s’entrecroisent. Au sommet du triangle, les marsala vergine, presque toujours issus de raisins blancs, et demi-secs (entre 40 et 100 g/l de sucre résiduel), de 5 ans d’âge et de plus de 10 ans d’âge pour le riserva. C’est la forme la plus aboutie de l’accomplissement du marsala, à 18% d’alcool. Ils sont vendus uniquement en bouteille. On s’éloigne de la base, celle qui sert à la cuisine, des escalopes ou du rôti au dessert, sabayon ou tiramisu. Même si c’est ambitieux, et hors du temps — mais reflet de l’espérance de vie quasi éternelle du liquide ambré… —, Florio revendique l’étiquette de vin de méditation pour ses cuvées les plus accomplies.

A base de cépages locaux

La réhabilitation du marsala passe par celle du vignoble. Au bord de la Méditerranée, dans un climat chaud et sec, influencé par les vents comme le sirocco africain et le mistral local, sur un sol argilo-calcaire ou sablonneux, les cépages blancs siciliens grillo, cataratto, inzolia et damaschino sont majoritaires, tandis que les rouges rubis sont tirés du nero d’avola (appelé ici calabrese), de perricone (pignatello) et de nerello mascalese (le conquérant de l’Etna !), complété par du blanc. Quelque 450 viticulteurs dans la province de Trapani, au sud-ouest de la Sicile, cultivent les 1’500 hectares qui donnent quelque 8 millions de litres de vin par an.

Il y a deux siècles et demi, ce raisin était transformé dans les baglio, des fermes abritant un palmento, un bassin de pierre où on pigeait le raisin aux pieds (comme dans les lagar du Douro) et un pressoir, autour de Marsala. On y élabore du vin depuis plus de 2000 ans. Sur l’île de Mozia, on a retrouvé des traces de vignes remontant à 300 ans avant notre ère.

Les Phéniciens avaient fait de Lilibeo, nom d’alors du port de Marsala, la plaque tournante des produits de la Méditerranée, huile et vin en amphores, depuis le 8ème siècle avant Jésus-Christ. Les vins de Sicile étaient prisés des Romains. Mais la plus grande île de la Méditerranée perdit son crédit sous l’occupation arabe, durant plus de deux siècles, de 827 à 1061. Quand elle essaya de revenir au premier plan, la place était notamment prise par les crus espagnols et portugais…

Une découverte anglaise

Quand le marchand anglais John Woodhouse débarque à Marsala en 1773, on lui sert un vin du coin, nommé, dit-on, perspectum. Les perspectives du breuvage, le Britannique les flaire immédiatement : ce vin rappelle le madère, plus que le xérès ou le porto, dont ses compatriotes sont de grands amateurs… L’ajout d’alcool dans ces vins fortifiés (en anglais, mutés en français) leur permet de supporter les voyages en bateau.  Woodhouse commence à exporter des centaines de tonneaux. Puis il s’installe à Marsala, en 1796, établi sa «wine factory» et engage un tonnelier de l’île de Man, pour confectionner les contenants en cerisier, châtaignier ou chêne (les trois essences sont toujours utilisées). On replante des vignes dans les collines converties à l’élevage du bétail.

Les Anglais ont le vent en poupe : le futur vainqueur de Trafalgar (1805), où il fut fauché par un boulet, l’amiral Nelsonvint sur place déguster cet elixir. L’année suivante s’ouvre en Sicile «la décennie anglaise» (1806 – 1815), quand le roi Ferdinand IV de Bourbon s’allia aux Anglais pour se débarrasser de Napoléon, qui dut se replier sur Naples.

En 1815, Marsala produit une cuvée Waterloo, un style de vin apprécié à Londres. Des opérateurs anglais s’installent en Sicile, dont une douzaine à Marsala… Parmi eux, John Ingham qui, en 1837, publie un livre pour «améliorer la qualité des vins». L’essentiel de ce «vin fortifié» (à 2% d’ajout d’alcool) prend la mer pour la Grande-Bretagne : en 1833, avec plus de 1,3 millions de litres exportés, le marsala devance le madère et le porto…

Des hauts et des bas italiens

Puis les Italiens, voyant la fortune des Anglais, reprennent la main. Vincenzo Florio (1799 – 1868), fils de marchand d’épices calabrais installé à Palerme, propriétaire de pêcheries de thon, puis industriel du soufre et puissant armateur, s’installe à Marsala en 1833. Il dame le pion aux Britanniques, jusqu’à la crise du marsala, en surproduction dès 1880. Auparavant, en 1860, un an avant l’unité de l’Italie, le vin a séduit Garibaldi, qui revient en 1862. Le héros de l’unification de l’Italie donnera son nom, lui aussi, à un style de vin…

Le marsala traverse la Première Guerre mondiale comme fortifiant des troupes transalpines. Dans les années 1920, les consommateurs se détournent de ce vin doux alcooleux. Dès 1924, c’est le Piémontais Cinzano, le roi du vermouth, qui rachète les principaux élaborateurs de marsala, Florio-Ingham-Whitaher-Woodhouse, réunis en 1929 dans la SAVI. Celle-ci, après une restructuration dans les années 1980, fusionne en 2003 avec Duca di Salapurta, qui appartient au groupe ILLVA (amaretto di Saronno, de la famille Reina, qui détient aussi un tiers du groupe chinois Changyu…).

A Marsala, Florio élève près de 6 millions de litres de vins dans des tonneaux de toutes tailles, des plus petits aux plus grands, dans un chai à l’imposante charpente, dont le sol est constitué de sable jaune, pour réguler l’humidité… Chaque année, la maison produit un million de litres de vin et contrôle près de 600 hectares de vignoble.

Entreprise familiale, Carlo Pellegrino, née en 1880, est plus modeste, avec 150 hectares de vignes. Tous les deux rivalisent avec des cuvées de haut de gamme.

250 ans du marsala (II)

A vin complexe, procédé compliqué

La pyramide du marsala est complexe ; elle n’a rien à envier aux portos et autres xérès, qui, par la volonté des Anglais, furent gustativement ses modèles, avec le madère. Décryptage.

Dans sa version de 2014, le «disciplinaire» du marsala comprend onze articles sur sept pages d’écriture serrée. On y donne la «recette» sommaire des marsalas, mais pas le temps qui correspond à chaque opération : et le temps est la clé des grands marsalas, comme on le voit dans la dégustation en fin de chapitre.

Chaque paramètre induit un processus d’élaboration. Paradoxalement, le plus simple à comprendre est celui du sommet de la pyramide, le vergine. Pour le fortifier, on ne peut y ajouter que de l’alcool d’origine vinaire. Et il est en principe élaboré selon le système de solera : comme à Jerez, on empile les fûts et on soutire tout ou partie de la rangée du bas (près du sol…), puis le liquide est transvasé dans les fûts de haut en bas, en perpetuo, une cuvée perpétuelle.

Pour les autres marsalas, on utilise du moût cuit (calamich), du moût concentré et le sifone, une mistelle de moût frais du cépage blanc grillo auquel on ajoute de l’alcool. Au départ, le moût des raisins mûris au soleil et au vent desséchant, est riche, mais bas en acidité. Les meilleurs jus sont réservés pour le vergine. Les autres servent à élaborer les vins d’entrée de gamme.

Une équation à plusieurs inconnues

Le processus  change selon l’intensité de couleur voulue : interdiction d’utiliser le calamich (moût cuit légèrement caramélisé et qui donne la couleur brune), pour le marsala fine et superiore de type or ou rubis mais obligation d’en utiliser pour les mêmes vins de couleur ambrée.

La quantité de sifone varie selon la richesse qu’on veut donner au vin : 10 à 15% pour les secs, 20 à 25% pour les semi-secs et 50% pour les doux. Les vins de base sont élaborés en cuve inox ou en fûts de châtaignier. Ensuite, on utilisera pour le vieillissement, des fûts de cerisier ou de chêne, de diverses contenances, selon la longueur du vieillissement et la «part des anges» escomptée, qui prolongera aussi la concentration des arômes… Au début du vieillissement, des tonneaux de 300 hectolitres sont utilisés et pour l’affinement dans le temps, des fûts de 20 à 30 hl, jusqu’aux barriques de 300 litres en fin d’élevage.

Avec quoi boire un bon marsala ? Outre son utilité en cuisine, à laquelle convient le fino, le superiore quand il est sec peut être servi avec des fruits de mer (crevettes ou huîtres), le semi-sec avec un fromage bleu, comme le gorgonzola, et le doux avec du chocolat noir. Le vergine, quant à lui, permet de passer de la pyramide de marsala à celle de Maslow, pour un accomplissement médidatif en apesanteur…

Ma dégustation

J’ai a tenté l’exercice et voici mes notes les plus flatteuses :

Florio a décidé de jouer la transparence, avec des étiquettes très documentées, qui indiquent notamment l’année du mutage, la durée d’élevage depuis cette opération et le degré d’évaporation en pour-cent, en plus du code de certification et du numéro (et du nombre) de bouteille(s).

J’ai bien aimé les VR (vergine) Riserva 0504 et 1898, le premier fortifié en 2004 et mis en bouteille en 2018, le second en 1998, mis en bouteille récemment (entre 60 et 80 euros). Les deux affichaient 19% d’alcool mais avec 1 g/l de sucre résiduel pour le premier et 13 g/l pour le second et une «part des anges» respective de 33% et 41%. Le premier oscillait entre la crème catalane et le caramel au beurre salé, avec du gras, une belle longueur et des notes d’amandes grillées en finale. Le second, plus brun, alternait entre le beurre et les agrumes, avec une attaque puissante, une douceur enveloppante en bouche et une finale longuissime.

Le Superiore Riserva semi-sec SR 0207 muté en 2007 et mis en bouteille en 2014, affichant 19% d’alcool et 90 g/l de sucre résiduel et 29% d’évaporation, offrait un nez de sous-bois, avec une attaque sur le sucre candy, puis des notes de café fraîchement torréfié : un vin très flatteur (près de 150 euros).

Dans une dégustation de prestige, le Aegusa 1964 de Florio, dont les rares flacons restants sont cédés à 750 euros, était somptueux : brun foncé, nez puissant et complexe, avec du cacao, des notes balsamiques et bois de cade, en bouche, profond, avec des notes de caramel (sucre brûlé) mais aussi de réglisse, voire de goudron. Un must !

Il avait été précédé d’un Superiore Oro 1988 de Marco de Bartoli, un des meilleurs producteurs de marsala, décédé, mais à qui sa fille a succédé (un domaine que je n’ai pas visité, sauf son annexe sur l’île de Pantelleria, il y a une dizaine d’années…), au nez iodé, avec des notes d’orange amère, une belle acidité, puis de la noisette, des épices douces (canelle) et des arômes qui rappellent la Nutella, annoncé à 50g/l de sucre résiduel (90 euros).

Mention finale pour un Vergine Riserva 2001 no 167 Single Brand de Pellegrino, au nez de cacahuètes grillées, avec une attaque souple, et des notes chocolatées en finale, d’une belle longueur (50 euros).

©thomasvino.ch