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Posted on 11 janvier 2005 in Vins suisses

Vaud — La révolution rouge en marche

Vaud — La révolution rouge en marche

La révolution rouge en marche
Avec 29% des 3860 hectares du vignoble vaudois, soit un peu plus de mille hectares, les rouges restent en minorité. Pourtant tous les indicateurs montrent que le vin rouge suisse peut gagner des parts de marché. Ainsi, l'an passé, la consommation des vins vaudois a chuté de plus de 10% pour le chasselas, tandis que celle des rouges progressait de 2,5%. Malgré les incertitudes liées à la consommation générale du vin, particulièrement du vin indigène, la voie est libre pour une révolution rouge.

Toujours serein, Jean-Claude Vaucher. Le directeur de Schenk S.A., à Rolle, et président de la Communauté interprofessionnelle du vin vaudois (CIVV), se souvient qu'en 1996, un rapport de cet organisme constatait qu'il se buvait plus de rouge que de blanc. Il fallait donc pousser l'encépagement en rouge à 35%. «Aujourd ' hui, je dirais même davantage:40 %!» Pourtant, le vignoble vaudois n'en est qu'à moins de 30% — 29% exactement… Le Valais, lui, est passé hardiment à 58% de rouges divers, à Neuchâtel, le pinot noir vient de supplanter le chasselas et Genève a dépassé les 50%.
Bon pour la santé!
Dans ce contexte, Vaud se serait satisfait du rôle désigné de réduit national du vin blanc. Le consommateur en a décidé autrement. A force de lui chanter les louanges du French Paradox, il a fini par croire en l'absorption modérée de vin rouge, bon pour la santé, grâce aux antioxydants contenus dans les antocyanes des raisins à peau noire. La condamnation du rituel apéro de 11 ou 17 heures a fait le reste. Sans compter les habitudes prises de confronter ses papilles aux vins nouveaux, qu'ils viennent du Nouveau Monde ou du Languedoc. Le consommateur en a retenu trois éléments: un vin rouge doit être riche en couleur, en goût et en arômes, souvent un peu sucrés ou marqués par le chêne.
Une image en demi-teinte
Face à ces données certes diffuses, le vignoble vaudois possède de multiples réponses. Mais le consommateur le sait-il? «Le vin rouge vaudois a un déficit d'image très marqué», constate Jean-Claude Vaucher. «Nous avons corrigé le tir dès 2001 en réduisant les quotas à 1 kg/m2 à La Côte, au Nord vaudois et à 1,1 kg à Lavaux et dans le Chablais. On le remarque en dégustation, certains 2001 sont supérieurs au 2000, alors que l' année était pluvieuse.»
Ensuite, les Suisses — comme le constate Louis-Philippe Bovard — sont friands de bons vins de proximité. Pas forcément des vins-canons qui leur rappelleraient un improbable Nouveau Monde à portée de verre, mais des vins simples. Ca tombe bien, puisque le Beaujolais et les Côtes-du-Rhône font les frais du changement d'habitude de consommation — leur importation a chuté ces trois dernières années. Jean-Claude Vaucher se réjouit particulièrement du retour du gamay, qui, avec 500 ha, égale le pinot noir dans le vignoble vaudois. «Il y a un bel avenir pour le gamay bien maîtrisé, autour de 800g/m2. Nous n 'avons pas à rougir du Beaujolais!»
Le salvagnin en question
Surtout, le rouge vaudois peut montrer qu'il y en a pour tous les goûts et à tous les prix. C'est, précisément, le handicap de l'offre des vins suisses: ils sont massés à un niveau de prix uniformément moyen.
Au bas de la gamme, pourrait se situer le salvagnin, qui représente, aujourd'hui, la moitié du volume commercialisé des rouges vaudois. Naguère, il fut un label, sanctionné par une dégustation. La mise en place de l'AOC l'a transformé en un générique, qui n'est plus limité à l'assemblage pinot-gamay. «On a déjà pris deux mesures pour le réhabiliter, observe Jean—Claude Vaucher. «On a réhaussé les exigences en sucre (+ 5° Oechslé ) pour le pinot noir et le gamay, on a diminué les quotas de production.» «Il faut encore augmenter son niveau qualitatif», plaide, de son côté, Raoul Cruchon. «Mais il ne faut pas l'abandonner. Il est connu du public notamment alémanique. L'image du salvagnin doit évoluer avec les nouvelles tendances du marché: dans vingt ans , il pourrait très bien désigner un assemblage de gamaret et degaranoir!»
Des seconds promus premiers
Gamaret-garanoir: voilà un duo qui sonne comme une imprécation. Rappel d'une échéance d'abord: la suppression du droit de coupage de 10% dans les vins rouges suisses va créer un appel d'air en 2006. Il y a vingt ans on fondait de grands espoirs comme vins médecins sur les deux croisements de gamay X reichensteiner développés par feu André Jaquinet, à Changins. Les puristes n'y croient plus: «Il faut y aller mollo. Plus de 3 à 5 % de gamaret ou de garanoir dans du pinot noir et celui—ci est dénaturé», avertit Marco Grognuz. «La_couleur , ça se fait à la vigne , par la baisse des rendements», assène Raoul Cruchon.
En perdant leur second rôle, les deux cépages sont en passe de gagner le premier, chacun dans son registre. Officiellement, à fin 2002, gamaret et garanoir n'occupaient qu'à peine 100 ha du vignoble vaudois en production. Mais l'étude des terroirs les projette dans l'avenir, pour réussir ce qui n'a pas été tenté pour le pinot noir: l'adéquation sol-cépage. Et plusieurs parmi ses précurseurs — Gilles Cornut, Christian Dugon — réclament une limitation de production pour le gamaret. Raoul Cruchon va plus loin: nous voulons progresser avec nos vins rouges, il ne faut pas dépasser les 50 hl/ha pour le gamaret, le garanoir et le pinot noir. On devra passer tôt ou tard par ces sacrifices.
Des mariages métissés
Devenus vins, les deux MERGEFIELD nouveaux cépages ont des personnalités quasi opposées: le garanoir, précoce, floral, peu tannique, fruité, le gamaret, tardif, dense, épicé, supportant bien la barrique. Jean-Claude Vaucher se dit «enthousiaste» de ces nouveaux venus. Avec deux bémols: on ne connaît ni leur réelle capacité de vieillissement, ni leur pouvoir de conquête du consommateur.
La réponse est sans doute dans la déclinaison des assemblages ad libitum. Gamaret, garanoir et diolinoir ont ouvert l'éventail des possibilités comme jamais. Chaque vigneron a sa recette; le foisonnement ne connaît plus de limite. Nouveaux cépages, mais aussi pinots noirs, en cuve ou en barrique, Servagnin, Plant Robert, mondeuse, cabernet franc et cépages plus tardifs comme le merlot, la syrah ou le cabernet sauvignon: le Pays de Vaud s'éclate en rouge. L'uniformité n'est pas pour demain. Et vive le métissage!
Un choix économique
Mais quand arrivera-t-on à 40% de rouge? Le président de la CIVV répond sous l'angle économique: «La balle est dans le camp des encaveurs qui doivent donner des signes clairs en limitant la prise en charge du blanc.» Pour beaucoup de petits vignerons, cela signifie que le vrac de chasselas, ça eut payé, mais ça ne paiera plus. A la clé, un changement radical: «Avant, on faisait des rouges comme des blancs. On est au début du boulot , on en voit les premiers résultats» , constate Denis Jotterand, œnologue à l'Etat de Vaud. «Il faudra trier là où on fait du bon chasselas, là où on fait de bons rouges et définir quels rouges on encourage. »
Le mot de révolution n'est pas trop fort. Il y a de l'aventure dans ce que la Commission fédérale des cartels décrivait en une phrase anodine: «Il y a lieu d 'envisager une promotion de la culture de ceps rouges au détriment des ceps blancs.» Le conseil date de vingt ans exactement: 1984. Et ça n'était pas de la science-fiction signée George Orwell. Qui l'eut cru?

Portraits
1) UVAVINS, Gilles Cornut
Ex-fan des «sweeties»
Sur les 420 hectares qui dépendent des 350 fournisseurs de vendange de la grande coopérative UVAVINS, 63% de blanc et 37% de rouge. Mais entre les deux ailes de La Côte, la proportion s'inverse: 55% de rouge à Nyon, 35% à Morges, détaille le directeur technique Gilles Cornut. La coopérative représente une forme de microcosme vaudois.Dans sa manière de réagir au marché aussi: «Dans les années 80-90, la mode était au pinot noir. Dès 1995, elle a basculé en faveur du gamaret et du garanoir.» Pourtant, face au 90 ha de gamay et au 40 de pinot noir, les 22 de gamaret-garanoir ne pèsent pas lourd… «Il n'y a pas d'aide directe à la reconversion du vignoble. Il a fallu convaincre les viticulteurs que ces nouveaux cépages étaient intéressants à cultiver et à la dégustation. On a d'abord misé sur l'assemblage gamaret-garanois, dès 1989, et il paraît, aujourd'hui encore, le mieux structuré. Ensuite, nous avons mis l'accent sur le garanoir, avec des vins style Nouveau Monde ou du Languedoc, à la fois sucrés et épicés, des «sweeties». Puis, dès 2000, avec le gamaret en solo, qui me paraît un vin en devenir, avec son côté réglissé, iodé, un peu caoutchouc, qui appelle la barrique. Mais attention: les consommateurs suisses alémaniques ne répondent pas, pour l'instant; ils trouvent ces vins trop tanniques… Heureusement, les nouveaux cépages se marient avec d'autres: notre gamaret-merlot à 9 fr. 50 a décroché, en 2002, une Vinalie d'or à Paris. Et le merlot, lui, enthousiasme les Suisses alémaniques!»

2) Association viticole de Corseaux (AVC), Laurent Sommer
Une triade en guise d'hommage
C'est le vin qui, cet été, a réussi le plus haut pointage (99 sur 100) de la session de dégustation OVV-Guillon. La Triade. Le jeune œnologue Laurent Sommer, 30 ans, n'a rien d'un chef de gang chinois… Du rouge à Corseaux, où ce petit groupe de 50 sociétaires pour un quatuor de viticulteurs professionnels cultive des vignes de l'AOC Chardonne, vraiment? Non ce «vin vaudois élevé en barrique», également «coup de cœur» du Guide Hachette est bien élaboré dans la cave de Corseaux, mais avec du raisin acheté à cinq producteurs de la coopérative d'Orbe, qui n'a pas de cave. Trois cépages, donc, dans cette Triade: «Le gamaret en est la colonne vertébrale (30%), le garanoir amène de la fraîcheur de fruit (60%) et le diolinoir, de la couleur(10%).» Né en 1999, cet assemblage est rapidement devenu un «produit-phare» de l'AVC. Le 2001 salué de partout est épuisé: il y en avait 6500 bouteilles. Le 2002 double la mise (à 17 fr. 20 la bouteille), mais le 2003, rendements obligent, gravitera autour des 11'000 bouteilles. Où s'arrêter? «J'espère arriver à 30'000 bouteilles, explique Laurent Sommer. Ce vin ne va pas se démoder. Le gamaret est une trouvaille exceptionnelle! Il donne des vins de caractère et de garde, adaptés à la consommation actuelle, puisqu'ils évoluent assez rapidement.»

3) Cave des Rois, Marco Grognuz
Un jus de treille rarissime
Le domaine des frères (et fils!) Grognuz enjambe les frontières cantonales. Un peu plus de 4 ha entre Villeneuve et Saint-Saphorin, 12 ha aux Evouettes (VS), de l'autre côté du Rhône. La vedette de la cave des hauts de Villeneuce, c'est une «syrah de Saint-Saphorin». A mille bouteilles, ce coup de cœur du Guide Hachette demeure une sorte de fantôme! On la repère, ici ou là, sur quelques bonnes tables. A raison de 250 m2 en pleine terre et le reste sur des treilles, il y en a, en tout et pour tout, trois barriques — et même que deux en 2003, où le grand cépage rhodanien affiche les 103° Oechslé… L'étonnant de ce vin réside dans la matière, dense, chaleureuse, parfaitement maîtrisée. Mais Marco Grognuz n'est pas tendre avec la démarche qui a prévalu dans le vignoble vaudois: «Trop souvent, on a planté du rougeoù on ne voulait pas de blanc, parce qu'il poussait mal. On s'est longtemps contenté de ça… Pour faire de bons rouges, il faut arracher de bonnes zones à chasselas. Car les cépages tardifs exigent les meilleures expositions.» Chef de file d'une des deux commissions de dégustation du label Terravin, ouvert désormais à tous les vins vaudois, Marco Grognuz constate: «On a senti qu'en limitant leur production, des vignerons amélioraient leurs vins. Si on veut amener les rouges au niveau de nos blancs, il faut les travailler. On constate que les régions les moins favorisées pour le chasselas ont fait plus de progrès dans les rouges. Le rouge constitue un défi, avec une marge de progression énorme.»

4) Henri Delarze, Verschiez
L'héritage des zouaves
Le renouveau du rouge au Chablais, on le doit à Jean Delarze, de Verschiez. «Mon père, Jean, avait fait les vendanges avec les zouaves de retour du front dans le Beaujolais en 1918. Il est revenu de sa tournée en France avec plein d'idées nouvelles: cultiver des fraises et des pêches comme à Cavaillon. Mais le climat d'ici n'était pas le même. Il s'est reconverti à la vigne», se souvient son fils, Henri, 76 ans. «Durant la crise de 1929, la moitié des vignes du Chablais n'étaient plus cultivées… Mon père a donc planté du gamay et des hybrides, bien utiles durant la guerre 1939-45.» Dès 1939, Jean Delarze passe un contrat avec la maison Badoux: «On leur a vinifié leurs rouges chez nous jusqu'en 1971. Nous étions les seuls du Chablais.» Ensuite, le domaine s'est diversifié à l'inverse des autres: les Delarze ont planté du chasselas, du chardonnay et du pinot gris. Pépiniéristes, ils participent aussi à la reconversion du vignoble: «Les stations fédérales poussaient à planter ce qui produisait le plus, du pinot de Wädenswil et du gamay de Caudoz. Mais nous, on s'est vite rendu compte que si on ne limitait pas la production, on ne ferait pas de qualité!» Aujourd'hui, le contrat avec le négociant aiglon est tombé. La troisième génération, Jean-Jacques, a repris la cave. «Quant tout le monde fera du gamaret, je continuerai à élaborer mon pinot noir. On doit garder au pinot son caractère de vin septentrional. Et il faut mettre en évidence les AOC: le chemin du rouge passe par celui du blanc vaudois», dit fermement Jean-Jacques Delarze.

5) Jean-Marc Lagger, Saint-Triphon
La mondeuse en solitaire
«Pour la première fois cette année, le Service de la viticulture a publié les °Oechslé nécessaires à la mondeuse pour obtenir l'AOC, 70°», sourit Jean-Marc Lagger. Il n'aura pas de peine à y arriver: à quelques jours de la vendange, début octobre, ses grappes sondaient à plus de 80°. Notée 94 points à l'OVV-Guillon, sa mondeuse 2001 s'est distinguée. Un vin confidentiel! Il y en avait 600 bouteilles. «Si la mondeuse a été exclue de la liste des cépages autorisés en 1965, c'est parce que, trop productive, elle donnait de petits vins. Je n'ai pas pu la planter n'importe où: mes 650m2 sont orientés plein sud, sur un raide coteau calcaire, qui ne retient pas l'eau. La mondeuse reste un cépage tardif: elle vient à maturité 25 jours après le chasselas. Elle est de troisième époque. En 2002, je l'ai récoltée le 20 octobre», témoigne Jean-Marc Lagger, 53 ans. Pendant trente ans, il a fait comme tout le monde: «Du chasselas, du pinot, du gamay, on était fiers avec ça!» Il livrait le tout à la coopérative… Puis, il décide de se mettre à son compte. Il se concentre sur un peu de chasselas, du pinot noir, en cuve et en fût, du gamay, et la mondeuse, redécouverte dans son berceau naturel, la Savoie — les plants ont été importés de Frétrive. Aujourd'hui, sur son petit domaine, il cultive deux tiers de rouge et un tiers de blanc. «En étant sérieux, on peut faire de belles choses. Et ça correspond à la demande: à 35 ans, les consommateurs tournent. Ceux qui aiment le blanc passent au rouge.»

6) Raoul Cruchon, Echichens
Du pinot noir malgré la mode
Deux VINEA d'or! Les seuls producteurs suisses à avoir réussi cet exploit, cette année, au Mondial du Pinot noir, à Sierre, ce sont les Cruchon père et fils. Et de surcroît, pour leur première participation. Avec 42% de rouge sur 35 hectares, la cave morgienne a déjà accompli une mue importante. «Le marché demande toujours plus de rouge que de blanc. On est obligé de coller à cette réalité», analyse Raoul, le vinificateur. «Nous avons aussi des terres prédisposées au rouge. On peut encore progresser avec le gamaret, la syrah et le merlot. Car les consommateurs demandent des rouges colorés, concentrés, charnus. C'est une mode, ça durera ce que ça durera… Pour moi, de devoir réagir ainsi, c'est pénible. Je n'ai jamais été «mode»; j'ai toujours détesté le jeans uniforme. Et la nature ne peut pas s'adapter aussi rapidement… Il y a une opposition entre les vins de terroir et les vins de cépage. Opter pour l'un ou pour l'autre est le choix d'une vie. Je dois faire des deux parce que personne ne sait où va le marché!» Avec 20% de l'encépagement, le pinot noir est de loin le cépage chéri des Cruchon. Parce qu'il s'adapte à leur terre: «Voyez la Raissennaz, une parcelle orientée au soleil couchant, taillée en Guyot, cultivée en biodynamie. Elle est d'un équilibre parfait… et produit 27 hl/ha.» Et puis, il y a le servagnin, le «rouge de Saint-Prex», pinot noir sauvé par une démarche qualitative sanctionnée par un label. Une douzaine de producteurs de l'AOC Morges en font 16'000 bouteilles. Les Cruchon en produisent la moitié: «Le processus permet aux vignerons de progresser. La démarche plaît beaucoup aux consommateurs, qui aiment l'histoire du servagnin (lire le Guillon no 21, été 2002). Et en apprécient le goût, un peu sauvage, aux tanins élégants.»

7) Christian Dugon, Bofflens
La formule aux quatre cépages
Un sol argilo-calcaire, un climat sec, renforcé par le joran. Et une tradition de pinot noir qui remonte à l'époque où la région faisait partie de la grande Bourgogne. Il n'en faut pas plus pour que les Côtes-de-l'Orbe soient parmi les meilleures «terres à rouge» du Pays de Vaud. Sur les 5 ha qu'il travaille, Christian Dugon cultive 70% de rouge. En étroit contact avec Marcelin — domaine expérimental du canton de Vaud et service de la viticulture — le jeune vigneron a pu se faire la main sur les «nouveaux cépages». Verdict: «Les trois sont différents. Le garanoir, précoce, donne des vins floraux, fruités et ronds en bouche. Le gamaret, qui doit se récolter plus tard, à la maturité phénolique, se signale par ses épices, son poivré et des tanins serrés. Le troisième, le frère des deux autres, encore à l'essai, le C-41, ressemble à s'y mépendre à une syrah.» Christian Dugon vinifie chacun de ces cépages «en pureté» (comme disent les Italiens). Mais aussi en assemblage: l'«Arpège», avec les trois «nouveaux», plus du pinot-savagnin, sélection de la région et du gamay d'Arcenant, venu du Beaujolais mais reproduit à Marcelin et, enfin, un peu de cabernet-sauvignon. Le tout en barriques pour une petite année. Et en cuve, «La Grande Ouche»: mariage de gamay, pinot noir, garanoir et gamaret, chacun à hauteur d'un quart. «Le vrai rouge vaudois du futur», prédit Christian Dugon.

8) Noé Graff, Begnins
Symphonie pinot contre clairon gamaret
«Quand mon père a planté du pinot noir dans les années 1940, une délégation du village, emmenée par le syndic, est venue lui dire solennellement qu'il courait à la faillite et qu'il était un mauvais exemple pour la région», rigole Noé Graff. Feu son père, René, était un «urbain» qui avait «appris vigneron» dans les années 30, à Nuits-Saint-Georges, chez les Lupé-Cholet. «Un jour, la baronne lui avait demandé s'il ne voulait pas rester… J'aurais dû naître vigneron bourguignon», raconte le fils, qui, sur les étiquettes, avait mentionné naguère «Noé Graff et son père». Et qui pourrait bien passer à «Noé Graff et sa fille», puisque Noémie commence son apprentissage de caviste, après des études universitaires et un mémoire remarqué sur le vin des Romains. Son père avait bien fait le droit… Ainsi se croisent les destins sur ce domaine de 7 ha, à Begnins, qui vend tout en bouteilles, «un mode de survie». A l'exception d'une bricole de chasselas, deux tiers de pinot noir et un tiers de gamay, à l'enseigne du Satyre. Une étiquette accouchée d'une soirée de beuverie, mais qui, dessinée par l'artiste René Berthoud, garde toute sa poésie colorée. «En matière de vinification, mis à part le chauffage de la vendange pour extraire de la couleur, je ne vois pas d'originalité depuis un demi-siècle. Il n'y a qu'une vérité: après les vendanges, les jeux sont faits», assure le vigneron. Il faut donc travailler en amont, dans les vignes. Ici, elles se répartissent sur une croupe dominant le vallon de la Serine et sont toutes équipées du goutte-à-goutte. Précieux en 2003! Noé Graff a planté de l'ancelotta, du diolinoir et du carminoir, ce croisement qui aurait les vertus réunies du pinot noir et du cabernet sauvignon. Mais il n'est pas chaud pour le gamaret: «Il n'a ni mélodie, ni rythme. Je fais la différence entre un coup de clairon, même éclatant, et une symphonie de Beethoven. Entre le gamaret et le pinot noir…»

9) Louis-Philippe Bovard, Cully
Quand Lavaux rime avec merlot
Les 17 ha du domaine familial, Louis-Philippe Bovard les a fait passer de 93% de chasselas en 1995 à bientôt 30% de spécialités, dont 15% de rouge — le double en dix ans. Et même ces vignes là, le vieux sage de Cully les a transformées, arrachant (ou surgreffant) des gamays et des pinots noirs au profit du merlot, de la syrah et du gamaret. «C'est l'avantage d'une structure légère où l'on peut décider soi-même. Je sais ce que le marché veut et je remonte jusqu'à la vigne», explique-t-il. «Les rouges ont un potentiel, à Lavaux, avec des merlots et des syrahs de classe internationale. Dans les bas des coteaux, on pourrait en avoir 200 hectares sur les 800 de l'AOC. Il ne faut pas craindre le haut de gamme. Il y a une telle demande sur le marché suisse qu'à 30 francs la bouteille, on peut tourner à 600 g. au m2. A ce prix, le merlot s'avèrera le futur grand cépage du canton. Ici, à Lavaux, il va supplanter le pinot noir, qui ne supporte pas les sols argileux.» Déjà, les rouges de Louis-Philippe Bovard sont des assemblages qui superposent les notions de cépage, de qualité intrinsèque et d'appellation, avec, au sommet, un Dézaley où se marient pinot noir, merlot et syrah. «Un vin 100% d'ici», commente fièrement le propriétaire. «Mais dans les rouges, on en est à la première marche. On en a encore trois ou quatre à franchir…»

10) Cave des viticulteurs de Bonvillars, Jacques Gex
Le retour du gamay racé
Oenologue depuis bientôt vingt ans de la deuxième cave collective du canton (après UVAVINS), la mue vers le rouge, Jacques Gex la connaît. Déjà, les rouges représentent 45% des 96 ha, alors que le chasselas gravite à 48%. Jacques Gex porte un jugement nuancé sur cette déferlante: «La ligne qualitative n'est pas encore définie. Pour deux raisons. Primo, les gamarets et garanoirs n'ont que dix à douze ans et l'âge des vignes est primordial en rouge. Secundo, nous avons encore peu de connaissances sur ces cépages tant en vigne qu'en cave. Dans le terrain, ils ne sont pas faciles à conduire et nous devons les vinifier sans référence au niveau suisse ou international. De tous, le gamaret offre de belles promesses, grâce à ses tanins.» Le cheval de bataille de la cave reste un pinot noir, le «Vin des Croisés», produit à 60'000 bouteilles, vinifié traditionnellement, avec une macération à froid due à la taille des cuves, et sans chauffage de la masse. Et puis, le garanoir 2002, épicé, mûr, au nez de cannelle et de réglisse, aux tanins souples, soutenus par une bonne acidité — l'œnologue a osé ne pas lui laisser faire sa fermentation malolactique, pour garder «le plein fruit». Le gamaret, éclate d'une couleur dense, d'arômes de tabac et de cuir, sur du mordant. Jacques Gex est content de «connaître le vrai goût de ces cépages», vinifiés séparément, puis mariés à parts égales dans «L'arc rouge», équilibré et aromatique, un assemblage lancé en 1998 et tiré à 20'000 bouteilles. Reste pour la bonne bouche le d'Artagnan de ces mousquetaires: un gamay «Cœur de presse» 2002, violacé, au nez complexe, à la magnifique texture sur des notes épicées. Un vin vendangé à son optimum (12°5 d'alcool naturel) ni chaptalisé, ni ouillé, d'un potentiel de garde de dix ans. «Le gamay dans sa profondeur…» A 10 fr. 20!

11) Bernard et Jean-Jacques Steiner, Dully
De faux jumeaux par mariage
Ils sont curieux de tout, les frères Steiner, installés sur deux domaines de Dully, le Clos de Saint-Bonnet pour l'aîné, Bernard, et Sous-les-Vignes pour le cadet, Jean-Jacques. Le premier compte une bonne moitié de rouge sur ses 4,5 ha. Le second avait fait merveille au concours national Vinatura, ce printemps à Morges, avec un pinot blanc et quelques autres spécialités, plantées sur 11 ha. Tous les deux avouent un penchant pour leur assemblage rouge. Chacun a sa recette… Les deux se retrouvent mentionnés au Guide Hachette. A Saint-Bonnet, le fondateur du domaine se prénommait Thomas. Voilà l'explication de la cuvée «Sir Thomas», à fausse consonance anglaise, mais va devenir sire, pour respecter l'origine française du personnage, dès le prochain millésime… Gamaret, garanoir et diolinoir se partagent chacun un tiers de l'assemblage, qui passe une année en barriques. Dans le futur, le gamaret devrait prendre l'ascendant, «parce qu'il est le plus rond et le plus agréable des trois», explique Bernard Steiner… Ce vin, résolument moderne, à la note boisée encore marquée dans le millésime 2001, a séduit le jury de l'OVV-Guillon (95 points). Les clients ne s'y trompent pas: les 2'500 bouteilles sont vendues en six mois… Au même prix (15 fr.), le «Grain Noir» de Jean-Jacques Steiner est différent: un nez floral, des fruits noirs en bouche et une structure basée sur l'acidité plutôt que sur les tanins, avec une belle persistance. Là, c'est le diolinoir qui domine (55%), complété par le gamaret (35%) et le garanoir (10%). Trois cépages qui permettent de varier les plaisirs à l'envi.

12) Charles Rolaz et Fabio Penta, Hammel, Rolle
Petit rendement, grand potentiel
Depuis 1995, Charles Rolaz et Fabio Penta sont associés dans une démarche qualitative sans précédent sur les domaines apparentés à la maison Hammel, à Rolle. Administrateur du négoce et copropriétaire des domaines familiaux — 30 hectares entre La Côte et le Chablais — Charles Rolaz a pris conscience à la fois de la valeur de ce patrimoine et de la nécessité de viser haut. «Aujourd'hui, il est plus facile de vendre une bouteille de rouge vaudois à 30 – 35 francs qu'un chasselas à 20 francs.» A la dégustation OVV-Guillon, une demi-douzaine de vins signés par le jeune œnologue-maison Fabio Penta ont obtenu des notes élogieuses. Ainsi, à 98 points, deux assemblages 2001 (vendus 35 fr. la bouteille), l'un, «La Côte Rousse» du Domaine du Montet, à Bex, où la syrah (50%) fait bon ménage avec du cabernet franc, du cabernet sauvignon et du merlot, et, dans une formule légérement différente (syrah à 60%), pour la «Cuvée Charles-Auguste», du Domaine de Crochet, à Mont-sur-Rolle. «La syrah a atteint 110° Oechslé à Mont-sur-Rolle, cette année (2003), davantage que dans le Chablais…» Le remarquable, c'est la trame tannique serrée, le soyeux, en un mot l'élégance de toute la gamme des rouges des deux origines, à commencer par un «banal» Domaine de Crochet, noté 95 points, mariage de gamay (70%) et de pinot noir (30%), avec un élevage progressif en bois: un vin à 10 fr., tiré à 10'000 exemplaires… «Dans les vignes, nous avons moins de problème avec le merlot, la syrah ou les cabernets qu'avec le pinot noir. Souvent, celui-ci a été planté au faux endroit, dans une mauvaise sélection, difficile à vinifier. Si nous voulons nous situer au niveau des meilleurs pinots noirs du monde, la porte est très étroite. Tandis qu'il y a un réel marché pour les rouges suisses plus denses, plus structurés, plus colorés, qui gardent du fruit et de la typicité du cépage. Le gamay se classe précisément dans cette catégorie», analyse Charles Rolaz. Désireux de miser «sur des cépages internationaux reconnus sur le plan régional, national et international», le Rollois s'interroge encore sur le potentiel réel du gamaret et du garanoir: «Par des rendements draconiens à la vigne (35 hl/ha en moyenne), nous voulons élaborer des vins qui se complexifient avec l'âge, qui ont de la longévité.»

Dossier paru dans Le Guillon, Lausanne, en hiver 2003