Parcours gastro: Lausanne à l’aigre-doux
Lausanne à l’aigre-doux
J’y suis né, par les hasards d’un professeur d’obstétrique. J’y suis revenu, après une longue parenthèse romande (Bulle, Fribourg, La Chaux-de-Fonds et Nyon), parce que la ville concentre — ou concentrait… — une notable part des sièges des entreprises du quatrième pouvoir. Du moins avant que la presse soit contrôlée par Zurich, une partie du plus huppé des parcs immobiliers — avec la plate-forme du Flon — par des Lucernois et la demi-friche industrielle du Palais de Beaulieu par des Bâlois.
Même à Lausanne, tout fout le camp, signe d’indéniable post-modernité.
Un jour, l’éditeur local Pierre-Marcel Favre m’a commandé un guide des restaurants lausannois, sur le modèle de ce qui se fait dans toute métropole, qu’elle se nomme Genève, Barcelone ou Paris. J’ai lancé quelques secondes fourchettes sur le sentier de la découverte. Las, il a fallu déchanter : à peine une «nouvelle adresse» fleurissait-elle qu’elle dépérissait à la saison suivante, quand elle ne disparaissait pas six mois plus tard.
Les seuls trois étoiles du pays
Vu de loin, les deux meilleures tables de Suisse sont, pourtant, du côté de Lausanne. Les guides concurrents Michelin et GaultMillau sont, pour une fois, d’accord : Philippe Rochat et Gérard Rabaey se hissent au sommet de la gastronomie helvétique. Pour le premier vadémécum, ils sont les seuls à mériter trois macarons, pour le second, ils figurent dans le club restreint des 19 sur 20. Rochat occupe la plus cossue des maisons de Crissier, l’Hôtel-de-Ville, d’une banlieue ouest connue par ailleurs pour ses centres commerciaux et le siège de Mac Donalds Suisse, avec son inévitable restaurant pour automobilistes qui bâfrent au volant. En matière gastronomique, la Roche tarpéienne n’est jamais très loin du Capitole… Quant à Rabaey, il officie au Pont de Brent, charmant village situé au-dessus de Montreux et de la Riviera lémanique (réd.: jusqu’à la fin de l’année 2010, avant de prendre sa retraite et de remettre son établissement à son second, Stéphane Décotterd)
Deux palaces à couteaux tirés
Lausanne n’a pas, non plus, une brochette d’hôtels cinq étoiles, membres de chaînes internationales, comme il sied à toute métropole comme Genève ou Shanghaï (au hasard !). Mais les deux palaces qui la caractérisent se tirent la bourre en matière d’infrastructures. Grâce à la Fondation de famille Sandoz, mécène qui a sauvé la façade d’Ouchy des démolisseurs-bétonneurs dans les années 1960, le Beau-Rivage Palace a pu investir régulièrement dans un programme de rénovation.
Grâce à une Allemande fortunée, et à quelques résidents à demeure du Comité International Olympique (CIO), le Lausanne-Palace lui tient la dragée haute. Les deux rivalisent par leur Spa, ces lieux chauds et humides, donc paradisiaques, où touristes et citadins vont se refaire une santé. Les deux ont ouvert, coup sur coup, un bar à sushis. Les deux ont leur annexe au bord du lac, le Beau-Rivage à l’Hôtel d’Angleterre et le Lausanne-Palace, au Château d’Ouchy, qui a raté sa vocation de casino, malgré les deniers mal placés de la Loterie Romande.
Rivalité à couteaux tirés : à peine le Valaisan Edgard Bovier avait-il installé sa cuisine niçoise et ensoleillée au LP qu’Anne-Sophie Pic, la seule femme triplement étoilée de France (à Valence), posait ses initiales, ASP, au BRP. «Franchising» haute couture ou transfuge à tiers-temps ? Le fait est que les deux chef(fe)s, dans des registres à la fois proches et lointains, se sont imposés comme les meilleurs du chef-lieu vaudois : Bovier s’est payé le luxe d’une cuisine-spectacle digne de Ducasse (le même cuisiniste…), tandis qu’Anne-Sophie Pic déplace le répertoire d’une dynastie française sur les bords du Léman, avec des plats sophistiqués, là où son concurrent se bat avec les armes du minimalisme du produit apprêté simplement.
Ces adresses de haut vol passent un peu sur la tête des Lausannois… En embuscade, Le Cinq, repris par deux jeunes chefs ambitieux, bizarrement installé au 5ème étage d’un immeuble de la rue Centrale. L’excentrée Esquisse, à côté de la Fondation de l’Hermitage, conserve beaucoup de charme, dont celui de dominer la ville de sa terrasse verdoyante. Et le MC’S, juste après la station de métro du CHUV, est une improbable oasis, où les compositions des plats du jeune chef vont par trois. Très tendance — mais pour combien de temps ? (réd. : prémonitoire, ce texte écrit en hiver 2009, et cette adresse a fermé à l’été 2010…)
A l’inverse, quand, comme moi, on n’aime guère Ouchy, ses quais et sa populace débraillée dès les premiers beaux jours, le bas de la cité s’arrête à la Croix-d’Ouchy, un bistrot chic et suranné, au décor patiné et à la cuisine classico-régressive sur fond de risotto au citron.
A chaque quartier ses bistrots
La ville, comme ses habitants, ont leurs quartiers. Le mien, c’est Sous-Gare, au boulevard de Grancy, artère au sens unique un tantinet parisien, surtout depuis que le métro a eu le bon goût d’y faire halte. Ce microcosme à portée de pantoufles me suffirait. J’aime le côté bon enfant de ces bistrots de quartier. L’Europe en tête, passée de l’anonymat au devant de la scène, en même temps que Jacques Chessex de vie à trépas, puisque c’est dans cette arrière-salle au décor de Formule 1 (pas les hôtels, mais les bolides!) que son dernier livre, posthume, fut présenté par son éditeur parisien, Grasset, cet hiver 2010. On y croise des habitués, comme dans une pension de famille. Les plats popus reviennent à rythme métronomique, entre blanquette et tomates farcies, saucisse à rôtir ou aux choux, spécialités du terroir vaudois.
Le Milan ensuite, où le beau-fils du patron s’essaie à une cuisine italienne échappée du répertoire, mais les raviolis à la viande gratinés restent mes favoris… Et puis le Buffet de la Gare, au personnel stylé, dernière brasserie, où le décor grandiloquent est sauvé par la hauteur du lieu, tandis que la cuisine égrène ses «quinzaines» à thèmes saisonniers, comme les douze coups d’une pendule réglée sur le passé, avec trois minutes d’avance pour ne pas rater votre train, le plus souvent pour nulle part… Et encore, passé le Simplon (autre évocation de chemin de fer), et sa terrasse à couvertures de laine, les Trois-Rois, au décor improbable, où il vaut mieux réserver sa table pour partager un tartare ou tailler une bavette (au couteau).
Toujours dans le même coin, l’Avenir a de la peine à sortir de son glorieux passé de premier restaurant à spaghettis de Lausanne : la terrasse et sa bâche bleue et blanc (réd.: changée pour l’été 2010, mais la terrasse est toujours aussi agréable…) rappellent un quartier perdu d’Athènes, un soir d’été… Et le bruyant Grancy, abonné au Wifi et aux brunches, vecteurs indéniables de la branchitude. Ses patrons ont ouvert une succursale sur les hauts de la ville, à Saint-Pierre, autre quartier animé, entre l’ancienne Escale et l’indémodable Bleu Lézard, le Couscous (avec ses bon-tickets pour deux merguez de rab sous le paillasson crade de l’entrée…), le Da Carlo, pizzeria au décor (de chiottes?) des années 60, avec micro-carrelage noir et serveurs à l’accent du Sud plus vrai que nature, et quelques autres enseignes dont on a peine à suivre le changement de styles (culinaire et de clientèle). Sans oublier Chorus, boîte à jazz logée à côté d’un parking — suffisamment isolée pour que les saxophonistes n’entendent pas les klaxons…
A la gloire de la pomme et du vin
Entre-deux, on a zappé le Flon, et son Pure à la vaste terrasse urbaine, garantie sans vue. Et revenons au Petit-Chêne, raidillon à bistrots variés, où le niveau de qualité s’élève à mesure que l’on monte de la gare vers la place Saint-François, avec, à mi-chemin, La Suite. Sa terrasse sur les toits est bien agréable, à la «belle saison», tandis qu’à la mauvaise, on s’enfile à la Bavaria. Patron espagnol des îles, cuisinier bavarois des collines : le mélange détonne. Bière, choucroute et rœstis au lard et à l’œuf, trompent le client sur le talent de Peter Baermann, ex-meilleur cuisinier lausannois (à feue la Grappe d’Or), reconverti dans l’alimentaire. Mais qui vous glisse le meilleur «Apfelstrudel» du monde — attention, à la saison des pommes Boskoop seulement!
Juste avant, on peut bifurquer en direction de Georgette : la rue file à l’est et se (bien)nomme du Midi. Après un bar à sushis, une librairie à mangas et quelques coiffeurs, elle passe devant le Midi 20, seul «winebar» recommandable de la cité. Ca n’est pas moi qui le dis: certes, j’en ai eu l’idée, pour relayer la boutique baptisée «Les vins d’honneur». Mais, après une année d’exercice, l’émission de consommation de la TV «A Bon Entendeur» a jugé sa sélection de crus servis au verre «excellente» et l’a classé dans le «top ten» des comptoirs du genre en Suisse romande.
Plus loin, après le Bar Tabac, qui fut, comme de juste, un des premiers cafés non-fumeur de la ville, et n’est pas ancien, contrairement à ce que laisserait croire son décor patiné, juste sous le théâtre-opéra et sa pizzeria dont l’attrait principal est un four à bois et un jardin en gravier, le Chat Noir, à la cuisine française de tempérament, bistrot haut de gamme, et le Lyrique. Cette taverne un peu «crade» de Lausanne, est devenue un resto à moitié grec (par son patron) et français (par son chef) : excellente ambiance et les meilleurs vins grecs, servis au verre, avec des plats solides, d’honnête facture.
Jours de marché bien arrosés
Les jours de marché, le mercredi matin, mais surtout le samedi, où Lausanne prend des couleurs méridionales, je choisis tantôt les curieux azulejos du Petit Central, pour lire le journal ou profiter d’un rare banc d’écailler, ou le Grütli, décor boisé à deux de la place de la Palud, là où chaque année, en décembre, une vente aux enchères, au public trop clairsemé, rappelle que la Ville de Lausanne est, de toute la Suisse, le plus grand propriétaire public de domaines viticoles, à La Côte et à Lavaux, au Dézaley. Et, parfois, mes pas me conduisent à la rue de l’Ale, où se dissimule, dans une encoignure, la si pittoresque Pinte Besson, plus vieil estaminet lausannois en exercice.
Au-delà de la place de la Riponne, dernier rempart de l’architecture de Berlin-Est en terre occidentale, sous une barre de béton pathétique, je me glisse jusqu’à la Couronne d’Or, oasis bobo hors contexte, juste avant le Lausanne-Moudon. Voilà une des dernières brasseries lausannoises dignes de ce nom, avec le Cygne — en dehors de mon circuit ! — et, surtout, le Café Romand à Saint-François. Une institution, où l’odeur de la fondue a définitivement remplacé celle du tabac. La saucisse aux choux vient d’Orbe et les vins de Lavaux, comme ce Calamin, Chasselas au pichet servi à l’apéro… Que demande le peuple ? Rien de plus. Même si on lui impose, juste à côté, un Starbucks et un Nespresso Coffees. Pour faire de Lausanne une ville — enfin ! — comme les autres.
*Texte paru dans Lausanne by me, édité par Giuseppe Melillo, photographies, et des textes de 36 journalistes et écrivains, Editions America, cp 626, 2000 Neuchâtel (Suisse), avril 2010, ISBN 978-2-8399-0314-1, editionsamerica@gmail.com