Le xérès, élixir pour aficionados
De retour de Jérèz, Pierre Thomas
Les caves, on les appelle, là-bas, des cathédrales. Elles ont failli disparaître, remplacées par des entrepôts modernes. Chez Lustau, une maison à vocation d’excellence, alliée des meilleurs producteurs de la Rioja (La Rioja Alta) et de la Ribera del Duero (Vega Sicilia), l’œnologue Manuel Lozano éclaire le décor aux arches en plein cintre, rénovées il y a cinq ans : «Le vin a besoin de silence». On approuve d’un hochement de tête, devant la pyramide des «botas», des tonneaux de chêne américain noircis par l’âge — ils ont de 40 à 100 ans. Chacun contient 36 mesures d’«arrobas» (16,66 litres), soit 600 litres. Un des secrets du xérès réside dans son procédé d’assemblage et de vieillissement : un système dit de «solera», qui désigne la rangée de fûts posés sur le sol fait de fin gravier jaune comme les arènes de corrida — autre passion andalouse. Chaque fût reçoit du vin, en cascade, l’un remplaçant l’autre, des rangées supérieures, dénommées «criadera» — il peut y en avoir jusqu’à dix «étages» ou lots. «Plus que l’œnologue, c’est le tonneau qui fait le xérès», assure, cabotin, José Carlos Garrido, le directeur technique des Bodegas M. Gil Luque.
Une seule matière première
Comme dans le champagne, le porto ou le cognac, la «matière première», le raisin, ne joue qu’un rôle marginal. D’ailleurs, petits ou grands xérès naissent d’un unique cépage local, le «palomino», un raisin blanc. On le cueille à 12° d’alcool potentiel et le jeune vin fait sa fermentation malolactique… comme le chasselas suisse!
Dès le pressoir, le premier jus s’en va dans les cuves de «fino», une deuxième pression donne l’«oloroso» et une troisième, l’alcool destiné au mutage. Car, pour supporter le vieillissement, les vins sont remontés à 15° pour le «fino» et à 18° pour l’«oloroso», par ajout d’alcool. Mais qu’est-ce qui distingue un «fino» d’un «oloroso» ? Le jeune vin destiné au premier s’en va dans les fûts remplis à 85% pour que se développe à sa surface un voile de levures, la flore. C’est la «crianza biologica». Aucun enzyme, aucune levure ajoutée n’est nécessaire à cette «prise de voile» qui varie d’un fût à l’autre, assurent les maîtres de chais. Et sa qualité se reconnaît au nez, plus qu’au goût. Le vin destiné à l’«oloroso», lui, connaît uniquement l’oxydation lente en tonneaux, selon le même système de «solera» et de «criadera».
Et comme si cela n’était pas assez compliqué, deux autres types de xérès se greffent à mi-chemin: le «paolo cortado», un «fino» qui a perdu son voile par accident et dont le vieillissement est stoppé à ce stade, et l’«amontillado», qui est un fino dont on a volontairement bloqué le processus de «crianza biologica» pour l’élever comme un «oloroso»…
Quatre types de vins secs
Quatre grands types de vins, tous secs, qui peuvent vieillir plus de 40 ans. Grâce à un passionné, qui a fait fortune dans l’immobilier en France, les Bodegas Tradicion, adossées au rempart qui entourait la ville blanche, se sont spécialisées dans l’élevage des vieux vins. Connus sous le nom d’«almacenistas», ces éleveurs étaient nombreux, jadis. Ils achetaient des fûts et les élevaient avec toute la patience nécessaire. «A cause de l’évaporation, il faut 80 litres de vin au départ pour pouvoir vendre 1 litre de vin vieux de 40 ans», rappelle José Maria Quiros, qui veille sur ce trésor empilé en étages de vieux fûts, à côté d’un musée où sont exposés, parmi une soixantaine de toiles des maîtres espagnols du 14 au 19ème siècle, deux Goya…
Un faible pour l’amontillado
Pour lui, l’«amontillado» est «le plus représentatif des vins de Jérèz ; il y a cinquante ans, on ne connaissait que lui et l’«oloroso». L’«amontillado» exprime les quatre saveurs fondamentales dans la bouche : un peu d’acidité pour débuter, un peu de salé en milieu de bouche, puis une note d’amertume, et un peu de sucré en finale». Qui dure dans la bouche quand on le goûte et dans la bouteille aussi, puisqu’un flacon débouché tient trois mois sans altération. Expérience rare : goûter les quatre grands types de vieux xérès et les comparer. C’est à en perdre son espagnol… Normal, explique José Maria Quiros: «Plus ils sont vieux, plus ils sont difficiles à distinguer». Un peu comme si, au sommet de la quintessence, la nature voulait rappeler qu’ils sont issus d’un seul raisin, le pâle palomino. Ou le faire oublier : raisin sublimé pour nectar sublime.