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Posted on 19 avril 2009 in Tendance

Quand les sommeliers défendent les vins suisses

Quand les sommeliers défendent les vins suisses

Un dossier paru dans PME, mai 2009
Les vins suisses ont la cote à table

Les sommeliers de six des meilleures tables romandes (et suisses aussi) ne tarissent pas d’éloge sur le renouveau des vins suisses. Preuves à l’appui, avec un vin blanc et un rouge, «coups de cœur» tirés de leur carte des vins.
Par Pierre Thomas
«Les Suisses sont très chauvins. Ils veulent boire leurs vins !» L’aveu d’Emilie Dubove, nous a fait (presque) tomber de notre chaise, l’autre jour, à Genève. La jeune Française du Jura, récemment recrutée par Jean-Christophe Ollivier, au restaurant le Chat-Botté, du Beau-Rivage (18/20 au guide GaultMillau Suisse), résume la cote nouvelle des vins suisses dans les meilleurs restaurants.
Revenu au début de cette année chez Philippe Rochat, à Crissier (19/20 GM et trois macarons au guide Michelin Suisse), après une tournée américaine (notamment à la French Laundry, à Napa Valley, Etats-Unis), Christophe Montaud, 41 ans, constate : «Avec le temps, même les clients qui ne juraient que par les vins français se convertissent aux vins suisses. Ici, les vignerons se sont remis en question, ce que certains de leurs collègues français n’ont pas su faire.»
Zéro en marketing
Belle revanche. Et qui ne se sait pas assez: «Le vin suisse n’a pas encore l’image de l’horlogerie helvétique. Il y a décalage : les vignerons n’ont pas développé leur marketing en comparaison de la qualité de leurs produits», poursuit ce grand pro, venu de Touraine, et qui avait découvert les vins suisses chez Roland Pierroz, à Verbier, en 2000. Revers de la médaille ? «Le rapport qualité-prix est souvent discutable : le client paie cher des vins de qualité inférieure à leur réputation, alors qu’il y a de super vins à des prix très raisonnables. Et peu de clients seraient prêts à mettre 200 francs pour un vin suisse, alors qu’ils commandent sans sourciller des vins français ou italiens, pas toujours enthousiasmants, à 220 francs et plus…»
La Suisse ? Inexistante à l’école…
Dans le monde du vin, les sommeliers sont des «prescripteurs», tous venus de France, où ils ont complété leur «cursus» d’école hôtelière par une spécialisation en sommellerie — qui n’existe pas en Suisse à ce niveau. «On ne nous a jamais parlé de vins suisse à l’école», se souvient Christophe Montaud, «et quand j’ai débuté, ils avaient la réputation de vins de comptoir ou d’apéro.»
Entre leur cave et leur conseil à table, les sommeliers font et défont la réputation des vignerons. Voilà pourquoi nous avons demandé au six pros «haut de gamme» interrogés de nous confier leur flacon «coup de cœur» du moment. Aucun n’a hésité plus de trois secondes: leur opinion est tranchée et étayée. Il s’en dégage une tendance majeure, le retour vers des vins immédiatement accessibles, sur le fruit, sans goût flatteur de barrique de chêne. Et à boire jeune.
Entre Savoie, Léman et Genève
Ainsi, Christophe Montaud recommande une Altesse 2007, du Domaine Henri Cruchon à Echichens (VD), vendue 80 fr. sur table à l’Hôtel-de-Ville de Crissier. «Un blanc issu d’un cépage de Savoie, mais ces vignerons vaudois en ont tiré une très belle expression. Il y a de la finesse, de la minéralité et de la fraîcheur. J’aime bien cette tension dans ce vin.»
Pour le rouge, une variété suisse, croisée dans les années 1970 à Pully et Changins, le Gamaret 2005, en cuve, de Nicolas Bonnet, à Satigny (GE) (75 fr.). «Un vin croquant, plein de fraîcheur, sans goût de fût de chêne. J’ai plus en plus de mal avec les vins en barriques. Je les préfère sans. On les attend moins longtemps ; ils sont aussi plus vivants dans leur expression.» Et le sommelier de chez Rochat se réjouit de faire partager ces vins, «à l’aveugle» — sans que le flacon soit annoncé ou que l’étiquette soit dévoilée — à des tablées qui aiment se faire surprendre en laissant le choix de l’accord mets-vins au sommelier : «Quand les gens se laissent faire, ils sont souvent surpris par la qualité des vins suisses !»
A Genève, le cosmopolitisme ambiant ne joue pas de vilain tour aux vins locaux. «On en sert 30%, d’abord des blancs», confie Jean-Christophe Ollivier, 38 ans, au Beau-Rivage, «assis» sur une cave de près de 20'000 bouteilles, dont quelques crus bordelais historiques. «Le 5 décembre 2009, on organise une dégustation verticale — un seul cru sur plusieurs millésimes, par opposition à une horizontale, plusieurs crus d’une même région et d’une seule année — de Château Latour. Il y aura les mythiques 1945 et le 1947…».
En quatorze ans en Suisse, ce Charentais, petit-fils de bouilleurs de cru de cognac, a tourné autour du lac Léman, dans plusieurs bonnes maisons. «Oui, les Suisses sont chauvins. Mais pas de la même manière à Genève que dans les cantons de Vaud ou du Valais! Le Genevois aime bien les vins de sa région, ce qui ne l’empêche pas d’être curieux du reste de la Suisse. A mes débuts chez Bernard Ravet, à Vufflens-le-Château (VD), je me souviens qu’un jour, une famille de trois générations avait longuement salivé sur la carte des vins, avant que le patriarche décrète : «On est Vaudois, on boit du vaudois.». Et il avait commandé du pinot noir de Vufflens pour tout le repas.»
Un païen au format mondial
Une scène gravée dans sa mémoire, parce que jamais revécue… Jean-Christophe Ollivier avoue un faible pour le Païen 2006 de Simon Maye à Saint-Pierre-de-Clages (VS), «un blanc frais, floral, complexe et qui évolue agréablement à toutes les étapes de son vieillissement. Le 2005 peut rivaliser avec n’importe quel grand vin blanc du monde.» Facturé 115 fr. à la table du Chat-Botté. Cher ? «C’est la rareté qui fait son prix.» Soit dit en passant, conserver en cave un vin suisse peut représenter une belle plus-value pour un restaurateur. La plupart des vins méritent patience pendant quelques années pour arriver à leur plénitude au moment de déboucher le flacon. Pour le rouge, retour à Genève, avec un gamay, mais pas n’importe lequel, le Fruit Noir 2005 de Jean-Michel Novelle (85 fr.), de Satigny : «Quelle matière ! Il n’y a que du fruit et on sent que le raisin était bien mûr. Ce 2005 arrive à point. Il reste hors norme pour un gamay», foi de Jean-Christophe Ollivier.
Vocation de promotion
Même ferveur pour les vins du coin, en pleine campagne genevoise, au Domaine de Châteauvieux, à Satigny (GE). Normand, formé au service des vins à Béziers, Xavier Debloch, 28 ans, est le sommelier en titre de Philippe Chevrier (19/20 GM, deux macarons Michelin) depuis trois ans. Sa passion, alliée à une solide faconde, l’ont consacré «sommelier de l’année 2009», par le Guide GaultMillau Suisse (avec le Tessinois Sergio Bassi, d’Ascona). «Mon premier vin suisse? Je m’en souviens comme si c’était hier: une petite arvine 2005 de Nicolas Zufferey. C’était à Chamonix, chez celui qui m’a tout appris, le sommelier Christian Martray (ex-Ravet et Guignard). Il m’a tiré l’oreille: en quelques semaines, j’avais écoulé le stock, tellement j’étais fier de faire découvrir ce magnifique vin blanc valaisan aux Français !»
A Châteauvieux, la proportion des vins suisses servis se monte à 40% : «On essaie de les promouvoir. A Genève, il y a des vignerons talentueux. Les vins ne peuvent pas prétendre à la minéralité du Valais, mais les vignerons sont d’une extrême précision.» Il cite donc, en blanc, le Grand’Cour 2007 (96 fr.), de Jean-Pierre Pellegrin, de Peissy (GE), un assemblage de sauvignon blanc et de kerner, «un vin avec beaucoup de fond, à la maîtrise technique superbe.» Et en rouge, un vin sur le fil du rasoir, L’Absolu 2007 (85 fr.), du Domaine des Curiades, à Lully (GE). «90% de gamaret et 10% de gamay. Un vin élaboré sans soufre, non filtré, élevé en fûts sans soutirage. Un modèle de vinification et Dieu sait si je ne suis pas pour le bricolage sans soufre… Mais là, le jus est incroyable, avec des arômes de sureau et de fruits bien mûrs.»
Et le chasselas ?
Modeste, Xavier Debloch insiste, comme ses collègues, sur le rôle de «passeur» du sommelier, entre le vigneron et le consommateur. Un conseil, tout de même, aux producteurs suisses? «Ils doivent maîtriser les rendements à la vigne. Et se concentrer sur ce qu’ils savent faire. A Genève, le gamaret, le sauvignon blanc et le viognier. Et devraient laisser tomber le chardonnay.» Sans oublier le chasselas, ajoute-t-il, spontanément. «L’approche du chasselas a changé», confirme Christophe Montaud. «On ne le considère plus seulement comme un vin d’apéritif, mais aussi de gastronomie. L’élevage sur lies, parfois en barriques, la garde de vieux millésimes, font qu’on peut le servir sur les fromages et sur des viandes blanches.» Dont acte. Mais des six sommeliers consultés, un seul a cité spontanément un chasselas, vinifié «à l’ancienne» (lire ci-dessous).
                                    
David Papillon
Georges Wenger, Le Noirmont (JU)
«Le souvenir de ce qu’ils ont bu chez nous»

Au Noirmont, Georges Wenger (18/20 GM, deux macarons Michelin) a toujours eu des sommeliers talentueux (Christophe Menozzi, Nathalie Borne). Depuis plus de deux ans, David Papillon, 23 ans, sorti du Lycée hôtelier de Dinard (Normandie), officie en salle. En blanc, il a choisi un Auvernier 2005, chasselas élevé sur lies, de Jean-Denis Perrochet, de la Maison-Carrée, à Auvernier (48 fr. à table). «Voilà ce qu’appelle un vin vrai. La lie lui apporte du gras. Le vigneron vinifie à l’ancienne. Il a beaucoup essayé et est chaque fois revenu vers des méthodes éprouvées. C’est sa démarche et ses vins, dans ce sens, sont davantage le reflet d’un terroir que d’un cépage.»
En rouge, le Normand des pâturages jurassiens, s’en va vers le Valais : une Humagne rouge 2005 de Philippe Darioli, à Riddes (VS) (79 fr.). «On retrouve la typicité du cépage, avec des goûts de sous-bois, d’écorce de chêne. Le vigneron cultive tout seul un petit domaine. Il fait de la haute couture, qui exprime sa personnalité. Mais Philippe Darioli est resté modeste. Il se remet en question tout le temps.»
Au Noirmont, David Papillon espère «que les gens se souviendront qu’ils ont découvert un vin chez nous». Mieux, Georges Wenger, chef éclairé du terroir jurassien ouvert sur le monde, depuis plus de vingt ans, met sa cave à disposition des autres. Il fait commerce des vins qu’il sert au restaurant : «Quelqu’un qui a aimé un vin peut repartir avec son carton de six bouteilles. Le commerce marche bien aussi sur Internet», se réjouit le sommelier. Une manière de prolonger le plaisir en se projetant dans le temps et dans l’espace.

Lionel Apollaro, Gérard Rabaey,
Le Pont de Brent sur Montreux (VD)
«Les vins suisses? Il suffit de les proposer!»

Un sommelier est non seulement un intermédiaire entre la cave et le client, mais aussi un appui à la cuisine du chef. Avec Gérard Rabaey, le sommelier est servi! Le chef du Pont de Brent (19/20, trois macarons Michelin) est réputé pour la subtilité de ses plats. Formé à l’Ecole hôtelière de Tain-l’Hermitage — une des plus connues de France —, Lionel Apollaro se met au diapason, depuis une année.
A 27 ans, ce natif de la Creuse, fils de Calabrais, a déjà un long parcours, «étoilé» dit-il joliment, notamment chez Alain Ducasse, à Monte-Carlo, et chez Anne-Sophie Pic, à Valence (qui ouvrira ce printemps un restaurant à son nom au Beau-Rivage Palace à Lausanne).
Les vins suisses, il les a découverts à Verbier, chez Roland Pierroz — le chef retraité a décidément formé bien des pros ! «J’ai tout appris à travers le Valais», confie le sommelier. Pourtant, en blanc, il choisit un vin vaudois, le Viognier 2007, de Henri et Vincent Chollet, à Aran-Villette (75 fr.), «un vin magnifique à l’apéritif et sur des entrées subtiles, qui appelle le passage à table.» Et en rouge, une des rares vraies stars suisses, le Pinot noir 2005 grison de Daniel et Martha Gantenbein à Fläsch (GR) (160 fr.) : «Un rouge d’une grande délicatesse, toujours une merveille.»
Aucun problème, pour lui, de servir des vins suisses : «Une fois que les clients les goûtent, ils sont en général charmés. C’est nous qui faisons la sélection de nos producteurs : nous savons ce que nous avons en cave. Pour Gantenbein, nous disposons de plusieurs millésimes suivis. Au fond, c’est simple, il suffit juste de les proposer!», lance Lionel Apollaro.

Geoffrey Bentrari,
Didier de Courten, Le Terminus, Sierre

«Si je suis venu ici, c’est pour le vignoble valaisan»

Il a l’accent ensoleillé de la Provence, le sommelier de Didier de Courten (19/20 GM et deux macarons Michelin). A 27 ans, Geoffrey Bentrari, cuisinier de formation, est remonté le Rhône, en passant par la prestigieuse école de sommellerie de Tain-l’Ermitage. «Je suis venu ici pour le vignoble valaisan. J’ai toujours travaillé dans une région viticole. C’est une contrainte, doublement. D’abord parce qu’il faut servir les crus de la région et, ensuite, à cause de la familiarité qui se développe avec les vignerons», reconnaît le sommelier, à Sierre depuis bientôt quatre ans et pas prêt d’en partir !
Au risque de froisser des copains fournisseurs — «on sert 80% de vins valaisans, blancs, rouges et liquoreux» —, il cite un vin liquoreux, le Tulum 2006, de Jean-Louis Mathieu, à Chalais près de Sierre (VS) (54 fr. à la brasserie, en demi-bouteille de 37,5 cl). «Voilà un liquoreux sans lourdeur, donc pas trop doux, parfumé et délicieux. C’est du sucre qui caresse au bon endroit… et ça n’ôte pas l’envie d’en boire. Ce que j’apprécie, c’est la complémentarité de l’assemblage de petite arvine, d’ermitage et de malvoisie, bien dosés, et plus complexe que chaque cépage pris séparément.»
En rouge, coup de pouce, en toute sincérité, aux vignerons qui ont permis à Didier de Courten de retrouver dans sa région un écrin à sa mesure, les frères Jean-Bernard et Dominique Rouvinez, à Sierre, propriétaires du Terminus, avec l’Humagne rouge 2007, domaine de L’Ardévaz, à Leytron (52 fr. à la brasserie) : «J’aime ces arômes de fruits rouges éclatant des vins jeunes. L’humagne a une note sauvage intéressante. Un vin de tempérament montagnard !»
Il aurait, certes, pu choisir une petite arvine ou un cornalin, les vins valaisans qui ont la cote  — et qui sont au centre de la campagne de publicité de l’Interprofession de la vigne et du vin du Valais. Il philosophe: «Au fil du temps, dans notre métier, on s’enrichit de plein de vins. Et plus j’avance, plus il est difficile de trouver une unité dans la diversité.» Geoffrey Bentrari reste émerveillé par «la richesse ampélographique» du Vieux-Pays —cinquante cépages cultivés —, qui engendre «une multitude de goûts impressionnante».
Dossier paru dans PME, Genève, mai 2009.